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22/01/2005

L'Anti-Epiménide

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Le mercure, le vif-argent des alchimistes, est bien connu en tant que symbole de la pensée vive, créatrice, versatile et mouvante ; c’est un attribut d’Hermès. Mais on ignore injustement le calomel, un dérivé du mercure employé comme purgatif. Certains hérésiarques affirment qu’Epiménide mourut comme un chien, lapidé au pied des murailles du palais de Cnossos pour avoir méconnu ce remède.



Il est fréquent de rencontrer les multiples incarnations d'Epiménide là où « la vie n’atteint que son stade le plus bas, le plus mesquin, le plus pauvre, le plus rudimentaire, en tant que celle-ci ne peut éviter de se prendre elle-même pour fin et mesure de toute chose, ce qui la détermine, au nom de sa conservation sournoise, mesquine, inlassable, de passer à l’émiettement et à la mise en question de ce qui la dépasse en hauteur, en grandeur, en richesse... ». On ne peut que se ranger à cette affirmation zoroastrienne.

 

Voici ce que nous livre un passage de l’aride scolastique médiévale : « Epiménide souffre de ce qu’il n’y a rien de plus impitoyable que la beauté. » Dépouillé de son formalisme aristotélicien et retranscrit en langue moderne, on trouve quelques lignes plus loin : « C’est un spectacle comique d’assister aux pantomimes d’un être incapable de se maîtriser pour briguer le mieux, ce spectacle est tragique lorsque cet être à la faculté de pouvoir reconnaître l’optimum. » La Renaissance fera définitivement pencher Epiménide vers le registre du burlesque. En effet, on le rencontre, dès les XV° et XVI° siècles, plutôt sur les scènes itinérantes de la Commedia dell’ Arte que dans les galeries de l’hiératique château d’Elseneur.

 

L’origine de ce type remonte à la plus haute Antiquité. Le pseudo-Plutarque mentionne en effet une tradition minoenne, dont malheureusement ne subsiste plus que l’ossature narrative, mais qui atteste l’âge avancé d’Epiménide en tant qu’élément d’une typologie. Dans ce récit, Epiménide le Crétois était l’ennemi mortel de Sysyphos, l’homme au goût le plus subtil. Epiménide passa sa vie à haïr Sysyphos tout en admirant et mimant secrètement ses manières. Ivre de symétrie, le Crétois, lorsque ses artifices rhétoriques furent convenablement ciselés, crut que l’heure du duel ultime était venue. Toutefois, il ignorait que Sysyphos vivait dans un monde où Epiménide et sa racaille n’étaient que fantômes et vapeurs rougeâtres de l’orgueil ; les manifestations fugaces des ces spectres épars ne formaient pas dans l’esprit de Sysyphos l’image d’individus... L’odieux poignard verbal d’Epiménide ne rencontra que du vide... On ne saurait rester insensible aux échos sémites et platoniciens pourtant chronologiquement postérieurs. Toujours est-il que le pseudo-Plutarque avance qu’Epiménide ne serait qu’un agrégat d’instincts délétères qui, par hasard, de temps à autres, coïncideraient. On trouve également cette hypothèse chez Pyrrhon d’Elis. Tertullien, quant à lui, lorsqu’il adhéra en 213 au Montanisme déclara solennellement : « Le démon de Socrate et Epiménide ne font qu’un. » On reste confondu devant tant de lucidité.

 

On attribue une approche originale de ce problème à Spinoza, le prince des philosophes, qui confie dans un manuscrit de maturité (jadis conservé à Saint-Denis après la guerre des Flandres puis détruit en l’an II) que c’est la figure d’Epiménide qui lui avait inspiré les traits serviles qu’il prête au peuple. Telles sont en effet les questions soulevées par son Traité théologico-politique : pourquoi le peuple est-il si profondément irrationnel ? pourquoi se fait-il honneur de son propre esclavage ?

 

Quant à Epiménide (et à Epiménide seulement), la Psychanalyse française est héritière de cette lignée intellectuelle. De même, un rapide coup d’œil à la nosologie psychiatrique suffit à nous conforter dans notre thèse qui postule l’omniprésence du type Epiménidien. Je rapporte ici de mémoire un extrait des archives du premier trimestre 1934 de l’hôpital Sainte-Anne : « Le sujet diabolise tout ce qui se trouve être antagoniste de la perception confuse de son moi éclaté. Sa technique de justification est basée sur la constitution, de nature éminemment compulsive, de cas abstraits qu’il présente comme généraux. Il ignore le doute ontologique bien qu’il nomme ainsi le ressentiment qu’il exprime envers tout l’univers. Il est intimement convaincu que chacun partage sa quête et son fondement ; son air pénétré lui attire d’ailleurs souvent l’animosité des autres psychotiques. En outre, son manque de structures, la faiblesse surprenante de sa volonté, rendent immodéré son goût pour la domination lorsqu’il se trouve en position de force (de tels cas, en raison de leur probabilité infime, sont bien entendu rarissimes.) En revanche, le rapport inverse, beaucoup plus fréquent, provoque chez le sujet une bouffée paranoïde aiguë qui réactive des pulsions de type sado-anal (le plus souvent problématiques) qu’il tente vainement de combler par un narcissisme mégalomane et incohérent. » En marge de ce précieux document, on peut déchiffrer une brève note manuscrite, très certainement lacunaire, qu’on a pris l’habitude d’attribuer au docteur Lacan : « L’Epiménidien s’avère indiscutablement piégé par le langage. » Ces paroles sibyllines n’occultent cependant pas le rapport passionnel de l’Epiménidien avec le chaos de son moi onto-théo-logique.

 

On peut remarquer qu’à la même époque, Jorge Luis Borges, dans son Histoire universelle de l’infamie (Buenos Aires, 1935) rapporte, dans un article consacré au projet des Institutions Républicaines de Saint-Just, ce fait insolite. L’Archange condamnait en effet au bannissement les hommes coupables d’ingratitude envers leurs amis. Il est dit que Robespierre aurait baptisé « Epiménidiennes » ces vastes et vertueuses émigrations, en souvenir du nom totémique qu’il donnait, avec cette tendresse particulière à la vénération, à son maître Jean-Jacques. Plus loin, Borges assure que la branche hassidique dissidente des illuminés de Vienne aurait appelé le golem imparfait et obscène (dont l’existence, on le sait, n’est que métaphorique) : Epimenidish-zahir-aleph, sans autres précisions. Cette créature grotesque et contrefaite aurait, dit-on, été animé par le souffle vicié d’une divinité hypostatique tuberculeuse.

 

Cependant, l'une des épiphanies les plus récentes d’Epiménide est sans conteste celle d'un maître à penser de la tendance post-heideggerienne déconstructionniste des années 1970 parisiennes, encore teintées d’un lacanisme de bon aloi. Ce serait dans la béance entre le schème corporel et le schème spirituel que l’Epiménidien constituerait l’espace propice à l’illusoire valeur de son existence. On a coutume de rapprocher cette aberration d’un délire hallucinatoire voire d’un sévère syndrome onirique confusionnel. Ses rapports avec l’hystérie sont d’ailleurs l’objet de la thèse mémorable de J.-B. Pontalis. En effet, selon lui, l’Epiménidien serait comme « le point théorique de l’intersection des parallèles que figurent les déterminismes nombreux, contradictoires et résolument indépendants qui agitent son enveloppe corporelle d’un mouvement brownien voire épileptoïde. » Il conclut en avançant prudemment que les multiples visages qui peuplent la face molle et élastique de l’Epiménidien seraient comme « le point aveugle de la cure, la manifestation vacillante de l’insignifiance. »

 

Cette conception trouve son pendant surprenant dans certaines loges maçonniques du sud de l’Arizona, qui sont finalement parvenues (« parvenu » étant le mot qui convient) à intégrer, par un habile syncrétisme, les cercles infernaux de Dante et les subtiles cosmographies swendenborgiennes. Ces ateliers font d’Epiménide cet être au corps de chacal et à la tête de veau assoupi, symbole tératologique du libre-arbitre du faux initié. L’incantation rituelle qui lui correspond est la suivante :

 

Toi qui ignores même la dignité,

Toi qui, lorsque tu t’exaltes parles d’honneur,
Toi qui, misérablement, le confonds avec l’orgueil,
Toi qui, tel Hiram, finiras assassiné.



Rappelons, pour conclure, la très-classique et très-synthétique citation empruntée à l’Introduction au spinozisme joyeux, tirée du cours du professeur Misrahi, en Sorbonne : « Son activité erratique est délicieusement réfractaire à la liberté de l’âme, n’ayant d’ailleurs point d’âme, donc point de courage. »

 

 

 

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