11/02/2005
Epiménide ! Epiménide !
Partons d'un cas concret : Epiménide se contredit, encore et encore, en actes et en paroles.
Que faire ? Qu'en penser ? Est-il possible de faire cesser cette prolifération incontrôlable ?
Pas à pas, sans effet rhétorique et en gardant notre calme, tentons d'analyser.
La contradiction est-elle consciente ou inconsciente ? Ladite contradiction, donc, relève-t-elle d’une volonté délibérée ou bien est-elle le résultat de processus inconscients ? S’il s’agit d’une conduite inconsciente, elle peut relever de deux types : la bêtise (incapacité à saisir la contradiction en elle-même et donc la non-conscience de celle-ci) ou bien la pathologie mentale. Parler de pathologie n'implique bien entendu ni jugement de valeur ni donc jugement moral. Car, s’il y a pathologie ce n’est pas parce que se manifeste une non conformité à un quelconque modèle extérieur mais parce qu’il y a souffrance.
En effet, la contradiction, comme plus généralement la logique, est un critère objectif et public dont le respect est nécessaire pour quelque pensée que ce soit. Si la contradiction n’est pas reconnue, elle n’en est pas moins existante et elle se manifeste par ses conséquences : il y a souffrance. On peut donc dire, en ce sens, que la bêtise est une pathologie parce qu’elle entraîne les mêmes effets. On peut même avancer l’hypothèse que la bêtise serait l’effet d’une pathologie, un symptôme en quelque sorte. La pathologie rendrait bête. Mais la bêtise secrèterait son propre anesthésiant en opérant la projection de la souffrance. Le népenthès pour Epiménide : faire souffrir. Alors, sciemment ou non ?
Ceci pose une question philosophique majeure : le libre-arbitre est-il nécessaire à la responsabilité ? L’instance arbitrale du sujet, dans le cas qui nous occupe, n’est pas libre ; ces critères ne sont pas fixes puisque l’absence de possibilité de contradiction rend tout ce qu’ils sont censés distinguer indiscernable. Par exemple : (A) « Le chien Bill est dans le salon » et (B) « Le chien Bill n’est pas dans le salon » sont deux propositions contradictoires, c’est-à-dire mutuellement exclusives. En effet, il est impossible que le chien Bill soit et ne soit pas à la fois (si on conserve la stabilité terminologique de chacun des termes équivalents dans A et B) dans la pièce. Le sujet n’est pas libre de choisir entre les deux membres mutuellement exclusifs d’une alternative puisque pour ledit sujet les deux membres sont les mêmes, c’est-à-dire qu’il n’y a pas pour lui alternative mais équivalence parfaite (entre blanc et noir par exemple). Si l’on s’autorise une métaphore visuelle, cette pathologie bêtifiante aveugle. Et le concept primaire de couleur est « incompréhensible » pour un aveugle. La question se transforme alors : peut-on être à la fois arbitraire et responsable de ces actes ?
La réponse est immédiate si à l’arbitraire se joint la conscience de cet arbitraire. Le sujet connaît les règles objectives et les enfreint à son profit. Il se fait passer pour « aveugle » ou « bête » pour « jouer sur les deux tableaux ». Il est de mauvaise foi. Il est donc évidemment responsable. En revanche, si, comme dans la possibilité que nous considérons ici, le sujet est positivement incapable de faire la différence, est-il encore responsable ? Il convient de préciser d’abord le concept de responsabilité. Mais il s’agit de la distinguer de la causalité. Le sujet est cause de la non-perception. On pourrait rétorquer : la non-perception est-elle vraiment quelque chose du même ordre que la perception, à savoir, à la différence de cette dernière, n’est-elle pas qu’une abstraction ? Certes, et de grands esprits l’ont pensé. Cependant, ceux-ci ne prétendaient pas que l’effet produit (i.e. la non-perception) était causée par un autre capable, lui, de percevoir.
Pour faire simple, l’argument infantile « je ne l’ai pas fait exprès » est-il recevable ? Donc s’il est employé lorsque, réellement, « je ne l’ai pas fait exprès », y a-t-il responsabilité ? Si l’on admet que non, il y a irresponsabilité dudit sujet. Celui-ci ne peut pas répondre de ses actes, il ne peut pas répondre des conséquences de son arbitraire, il n’est pas responsable de « sa bêtise » (dans les deux sens du terme). Qui doit en répondre dans ce cas ? Est-ce celui qui en a subi les conséquences ? Si oui, est-ce plus juste que ce soit celui-ci plutôt que l’autre ? Le sujet arbitraire considère donc qu’il existe bien un concept de responsabilité puisqu'il l’applique de fait au sujet lésé. En effet, même s’il ne reconnaît pas son acte, il implique, par le fait même de ne pas le reconnaître, c’est-à-dire en imputant à celui qui lui impute son acte cette imputation même, qu’il considère le sujet n°2 comme capable de responsabilité. Et, par là même, il montre qu’il comprend le concept de responsabilité. De même s’il le traite de fou ou de dément, c’est-à-dire d’irresponsable, c’est-à-dire de sujet incapable de répondre de ses actes. En effet le concept d’irresponsabilité est construit à partir de celui de responsabilité ; donc le premier implique le second, c’est-à-dire que la négation du second implique celle du premier. Quand on affirme l’existence du concept d’irresponsabilité on affirme donc en même temps celle du concept de responsabilité. Le sujet arbitraire qui prétend ne pas se savoir tel ne nie donc pas qu’il puisse exister des sujets arbitraires auxquels sont susceptibles de s’appliquer le couple conceptuel responsabilité - irresponsabilité.
Il faut noter que, plus généralement, la louange et le blâme, le mérite et le démérite sont des notions subsumées sous le concept de faute et donc que tout reproche ou compliment utilise implicitement le concept de sujet. Le sujet arbitraire qui est capable d’imputer une responsabilité ou une irresponsabilité est aussi capable d’utiliser le concept de sujet c’est-à-dire celui du substrat de la responsabilité. Pour être totalement irresponsable ledit sujet arbitraire ne doit pas se considérer lui-même comme un sujet. Soit il n’a pas conscience de sa propre existence, c’est-à-dire pas de conscience tout court et il est, ipso facto, incapable d’imputer la responsabilité, c’est-à-dire de reconnaître un quelconque sujet. Soit, il est conscient à un certain degré et il est capable de reconnaître l’existence d’un sujet. Sauf dans un cas : celui qui le concerne. On pourrait poser la question : pour qui se prend-il ? Elle serait mal formulée. Ce serait plutôt pour quoi se prend-il ? Car en bon adversaire de l’animiste il n’accorderait la subjectivité qu’à un "qui" et pas à un "quoi" (un animiste, quant à lui, ne perçoit que des "qui" et n’est donc pas animiste non plus).
Il serait donc pour lui-même une sorte de "quelque chose", un objet en tous cas. Il ne se définirait que par rapport aux autres sujets mais ce, en tant qu’objet. Puisqu’il est objet pour lui-même mais aussi doué d’un certain niveau de conscience, il est image pour lui-même, c’est-à-dire un produit de réflexivité. Il n’est donc ni actif (car il serait sujet pour lui-même) ni objectivement passif mais réactif. Il n’agit pas, il se croit agi puisqu’il se pense pour lui-même objet donc passif. D’où : égoïsme forcené, narcissisme c’est-à-dire fascination envers son image. De plus, son Ego (le sujet en tant qu’objet pour le sujet lui-même) ne peut être affecté que d’un coefficient d’agrandissement (fascination et pas répulsion, donc narcissisme). En effet, lors de son interaction envers d’autres choses (animaux, sujets humains, egos, objets inanimés…), il est statistiquement impossible qu’il n’ait pas rencontré au moins une fois un sujet humain qui lui ait imputé une responsabilité. Il a considéré ce sujet humain comme tel puisqu’il a projeté la responsabilité sur celui-ci (en effet : seul un sujet peut être dit responsable). Mais seulement en théorie. En effet, si ladite responsabilité impliquait quelque chose de positif, cet ego ne l’a pas rejeté puis projeté.
Il a en fait accompli une étrange opération. S’il avait assumé la responsabilité pour obtenir la positivité qu’elle impliquait, il se serait reconnu sujet. Ce qu’il a fait, c’est attribuer la positivité à son image elle-même telle une émanation de son ego. Le sujet humain qui, dans ce cas, lui a imputé une responsabilité positive, ne joue pour lui qu’un rôle de révélateur, une sorte d’écran révélant la lumière émise par son ego. La positivité en jeu était donc de tout temps un attribut de son ego mais il lui manquait juste le révélateur adéquat. Que ce serait-il passé si la responsabilité imputée par le sujet humain avait été négative. Il l’aurait cette fois imputée au sujet humain ; ce dernier aurait été porteur de la négativité. Car étant irresponsable, il ne peut répondre de la négativité ; celle-ci ne peut pas être dite sienne car, par définition, elle ne pourrait être que constitutive de son ego. Jamais il ne pourrait produire autre chose que cette négativité dans cette situation-là. Or, la responsabilité, c’est d’abord être capable de changer de comportement. Et c’est ici impossible. Donc, pour lui, c’est le sujet humain qui est responsable, support de la négativité produite et ce, nécessairement.
C’est ce qui explique que ledit ego ne peut que « gonfler », qu’augmenter. En effet, à chaque responsabilité qu’on lui impute positivement, il découvre un nouveau pan magnifique de son ego immuable et, inversement, à chaque responsabilité qu’on lui impute négativement, celle-ci fait partie du sujet qui lui impute et donc il découvre une nouvelle différence en sa propre faveur puisque le sujet qui lui fait face porte de la négativité, mais lui, uniquement de la positivité. Il lui arrive donc de souffrir (par exemple d"injustices"…) mais il s’aime de plus en plus. Il se croit tout à fait sain d’esprit et doué de cette étrange particularité (pour lui véritable hapax), être ni responsable ni irresponsable : une exception radicale et complète à la logique autrement universelle. Il ne peut commettre d’erreur ni être le lieu d’aucune contradiction. Il est probable (qu’il le sache ou non) qu’il se prenne pour Dieu. A l’instar de ce Dernier, il n’est pas soumis aux mêmes principes que ceux qui régissent les êtres humains.
Epiménide ! Epiménide !
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