27/10/2008
Πάντα ῥεῖ
« Il se peut que tu te baignes deux fois dans le même fleuve sans te baigner deux fois dans la même eau, et il se peut, à notre époque de transports rapides, que tu te baignes deux fois dans la même eau tout en te baignant dans deux fleuves distincts. » (Quine, Identité, ostension et hypostase)
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« Un peu de temps à l'état pur » (Proust, Le Temps retrouvé)
A en croire Homère le rhapsode, l’Océan est père de toutes choses. Selon la théogonie d’Hésiode, c’est le Chaos qui est originel ; il engendre la Terre et les dieux. Mais si c’est toutefois Héraclite qui exprime philosophiquement la doctrine du devenir universel, la grande tradition de la philosophie occidentale (faut-il alors en excepter Hegel ?) n’aura de cesse d’opposer à la mouvance héraclitéenne la stabilité prééminente d’entités métaphysiques telles que l’être ou la substance.
Pourquoi ?
Il appert, en effet, qu’une chose qui devient, devient autre qu’elle n'était. D’un point de vue éternitaire, il faut alors affirmer que le devenir est bien ce qui nie la stricte identité de la chose à elle-même. En effet, si la chose est désormais autre qu’elle fut, alors elle n’est plus ce qu’elle était. D’où il faut bien conclure qu’elle n’est tout bonnement pas ce qu’elle est – ce qui est absurde. Cette atteinte apparente au principe de contradiction motive la critique d’Héraclite par Parménide. L’éléatisme fait donc du devenir une pure illusion, et du mouvement une simple irréalité qu’illustrent les paradoxes de Zénon. La sphère parménidienne est parfaite, car à la fois immuable et immobile.
Remarquons qu’Anaxagore de Clazomènes, par ailleurs glorieux concepteur du νοῦς, explique quant à lui le devenir par le réarrangement d’éléments premiers et inaltérables. Démocrite, pour sa part, multiplie (divise ?) la sphère de Parménide sous la forme d’atomes innombrables, sortes de points métaphysiques. Et si Platon commet le fameux parricide envers Parménide, ce n’est pas en réhabilitant le devenir, mais en lui accordant l’existence réelle, imparfaite néanmoins, symptôme de l’infériorité du sensible face à l’Idée qui, elle, est pleine réalité. En passant, notons que ce n'est qu'avec la Renaissance puis l'essor de la pensée scientifique que le changement voit son caractère subalterne adouci ; il suffit ici d'invoquer Bruno, Leibniz ou Newton.
Bref, pour dire avec vérité qu’une chose devient, il faut bien que quelque chose en elle ne change pas. Seul ce qui de la chose reste identique à soi alors qu’elle devient mérite le nom d’essence. On peut alors considérer l’essence comme le même impavide sous les assauts de l’autre.
Bien sûr, il y a les sophistes, il y a Gorgias. Cependant, sa méontologie est un artefact langagier et, de fait, ne procède qu’à la substitution du non-être à l’être – une prestidigitation que l’on ne peut déclarer ontologique que par modus loquendi. Il s'agit d'un bonneteau dont Platon, il est vrai, ne se prive pas lors de certains dialogues, i.e. de logomachies. Mais le ne-pas-être est une notion qui n’acquiert sérieusement un semblant de sens ontologique que par le postulat d’une création ex nihilo, « concept » fondamentalement étranger à l’éternité et à la sempiternité de la philosophie grecque, scandées par les apocatastases cycliques et les Grandes Années.
Oui, car il est arrivé que la métaphysique définisse le devenir comme le passage du non-être à l’être, et inversement. Avec Hegel, en particulier, l'on a affaire à une dialectique fantôme qui manque le mouvement réel. Mais rien n’oblige, pour rendre compte du devenir, à postuler une telle absurdité, qui n’est qu’un argument ad auctoritatem, i.e. n’est pas un argument mais la nullité d’un fait de langage. Non, il y a une pure positivité du devenir, comme surent le voir James et Whitehead, à l'instar de ce philosophe de la durée que fut Bergson.
Car faut-il vraiment dire avec Kant que l'idée de changement requiert celle de substance ? Avec Protagoras et Hume, avisons-nous que la permanence n'est pas nécessaire pour penser le changement. Ne suffit-il pas en effet de concevoir la variété différentielle des vitesses et des rythmes pour en abstraire le devenir ? De même, les paradoxes nombreux du continu et du discret, subséquents aux spéculations sur la nature du temps, ne conduisent-ils pas la pensée à l'intuition intellectuelle de l'éternité et du devenir concrets, par-delà l'échec même des machineries conceptuelles destinées à rendre compte du mouvant par le statique ? L'éternité du devenir, il convient bien plutôt de l'exprimer.
Au sens propre, et selon la formule de Simondon, le devenir est ontogénèse. Le devenir est tout aussi réel que l’être, et la médiation du non-être se révèle, à la lettre, être pur verbiage. Mais précisons, puisque le réel n’a de sens que pour un sujet : le devenir est, et l’être devient. En aucun cas, l’événement n’est pur jaillissement ex nihilo. Toutefois, il l’est, bien entendu, hors du domaine de l’encyclopédie, donc de celui du « constructible » au sens de Gödel. Qu’il soit tel, néanmoins, ne suffit nullement à ce qu’il en soit un. Curieusement, cette évidence est, de fait, sans cesse contestée.
Somme toute, si comme le dit Quine, la « logique, cependant, s’autorise une certaine créativité qui la sépare de la philologie », affirmons qu'un des aspects de la grâce infinie de la dialectique de l'être et du devenir réside en ceci qu’elle évite à la logique philosophique de sombrer dans la théologie, cette logorrhée. Le reste étant littérature, ayons donc une fois encore recours à l'enthymème et laissons à Fargue le fin mot : « Une phrase parfaite est au point culminant de la plus grande expérience vitale. »
06:01 | Lien permanent | Commentaires (4)
Commentaires
Comme dirait P/Z, « Tout, c'est cool, en Amazonie ! ».
(Salutations)
Écrit par : sk†ns | 30/10/2008
Tu as raison de le souligner. Rappelons en effet que, dans la mythologie grecque, l'Océan (Ωκεανός) est un fleuve qui entoure la Terre et la limite, et d'où proviennent les eaux des autres fleuves, mers et rivières (l'eau douce étant censée être le produit d'un filtrage souterrain). On dit que ce mythe a pour origine empirique le fort courant, observé par les marins méditerranéens, qui flue du détroit de Gibraltar, i.e. des Colonnes d’Héraclès.
(Bien à toi, comrade)
Écrit par : Anaximandrake | 30/10/2008
J'avoue que je viens de comprendre le jeu de mot qui m'est attribué.
Écrit par : P/Z | 31/10/2008
Πρόλογος : Πάντα ῥεῖ .
Tout est dit.
Écrit par : Renaud Bouchard | 19/11/2008
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