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20/09/2007

Principium individuationis

« Mon arrachement à Autrui, c'est-à-dire mon Moi-même, est par structure essentielle assomption comme mien de ce moi qu'autrui refuse ; il n'est même que cela. » (Sartre)

« Tel est l’empirisme des modernes. » (Valéry)

 

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L'individu, étymologiquement, c'est ce qui ne se divise pas. On pourrait préciser, à la manière d'un Bergson définissant, quant à lui, la multiplicité intensive, en assertant que l'individu est ce qui ne se divise pas « sans changer de nature ».


À ce propos, Merleau-Ponty narrait à qui voulait l'entendre une anecdote personnelle. Alors qu'un jour il était arrivé en retard au cinéma, l'ouvreuse, contre toute attente, se mit à contrevenir crânement au droit naturel du philosophe français. Désirant s'installer dans une rangée de fauteuils où il aurait à « déranger » une dizaine de personnes, l'employée lui demanda fermement de plutôt choisir un autre siège, opération qui n'entraînerait finalement la gêne que d'un unique spectateur, outre, bien entendu, la sienne. Agacé, l'éminent phénoménologue, professeur de son état, lui rétorqua immédiatement : « Mais, pour chacun, c'est tout pareil ! ». Notons tout de suite que nous ferons ici bon marché de toute explication différencialiste qui invoquerait, par exemple, le sexe (tout adventice, mais ici, incontestablement féminin) de cet « esclave salarié », syntagme dont d'aucuns, d'ailleurs, pourraient être tentés de l'affubler.

Tout au contraire, afin d'exemplifier la présence rampante du Socius au sein du quidam, ou même, laissant ainsi brièvement poser l'épistémologue naturalisant, ou pis, biologisant, celle de l'espèce en personne, nous en appellerons à une saillie borgésienne, qui s'oppose mâlement au sens commun (réquisit, rappelons-le, du « bon sens » lui-même) de tout un chacun. Statistiquement, du moins. Le bibliothécaire aveugle, rejeton délicat d'un psychologue argentin, nous propose donc l'élégante pensée que voici.

 

Lorsque nous prenons connaissance de quelque catastrophe qui touche simultanément nombre de nos congénères, pourquoi, spontanément, nous offusque-t-elle davantage que la même calamité qui, dans ce second cas, n'en impliquerait qu'un seul ? Car, selon Borges, cette alléguée somme de souffrances n'existe tout bonnement pas. Oui, indivise, telle douleur se tient tout entière en une seule de ses occurences. Qu'elles soient multiples n'y change rien. C'est absolument indiscutable : il s'agit bien là d'une grandeur intensive qui, donc, n'est pas additive. Bien plus : en un sens, en tant qu'unité synthétique, un ego qui subit une douleur singulière, lorsqu'il la subit, est cette souffrance même, et cet ego s'avère donc strictement indiscernable de tout alter ego qui en serait, lui aussi, le suppôt. Sans Occam, on le voit, la contradictio in adjecto rôde. Donc, là aussi, et sans même avoir à s'encombrer d'une escorte schopenhauerienne, la sommation est absurde. Alors, pourquoi ce « réflexe » ? Évidemment, on pourrait ici avoir beau jeu si l'on décidait de rendre compte de ce tropisme para-humanitaire grâce à un embryon de calcul probabilitaire (inconscient ou non), doublé d'un frisson rétrospectif. Passons.


Que penser, toutefois, de cette incongrue pierre de touche, ainsi que de ses conséquences philosophiques et, en particulier, éthiques ? Pour faire court, le « pasteur des hommes », selon l'expression de Platon (ou d'un penseur apocryphe), et notamment les divers avatars contemporains de ce bon berger, pourtant majoritairement inavertis du kantisme, doivent-ils finalement être considérés, ceteris paribus, comme d'autant plus « moraux » ?

Bref, usant pour cela outrageusement (nous sommes, il est vrai, coutumier du fait) de l'enthymème, pouvons-nous en déduire tout de go, comme corollaire, que le pur individualisme, pour être cohérent (et même, disons-le en coda, conséquent), se doit d'être non seulement exempt de tout altruisme, mais donc aussi, stricto sensu, d'égoïsme ?

 

 

Thomas Duzer

Commentaires

Tu deviens boudhiste ?

Écrit par : P/Z | 20/09/2007

Je ne fais, entres autres, que relire Borges en feuilletant Pascal. Mais, tiens, toi qui est spécialiste du premier, est-il vrai que son 'Qu'est-ce que le bouddhisme ?' (opuscule auquel les considérations ci-dessus n'appartiennent pas) est bourré d'erreurs ?

Écrit par : Anaximandrake | 20/09/2007

C'est effectivement ce qui se dit mais le fan-club ajoute aussitôt que c'est écrit en collaboration avec Alicia Jurado...mais il faudrait y aller voir de plus près.

Écrit par : P/Z | 20/09/2007

il y a communauté parcequ'il y a langage, il en va de même pour l'individu

Il existe des langues où le l'équivalent du terme "individu" n'existe pas, par exemple dans langue berbère des montagnes du Rif au Maroc, en plus dans cette langue le mot qui signifie "je" (nech) est pratiquement identique au "nous" (nechen)

Écrit par : kalima | 23/09/2007

Du point de vue des spectateurs, c'est chaque fois un, mais pour Merleau-Ponty, c'est bien une fois dix: pour Merleau-Ponty ("l'âme de Merleau-Ponty", si je puis dire), ce n'est pas la même chose de rendre compte de dix personnes dérangées que d'une (évidemment, devrait-il rendre compte de dix personnes assassinées, ce serait la même chose que de rendre compte que d'une, car il n'existe pas alors de proportionalité).

«Lorsque nous prenons connaissance de quelque catastrophe qui touche simultanément nombre de nos congénères, pourquoi, spontanément, nous offusque-t-elle davantage que la même calamité qui, dans ce second cas, n'en impliquerait qu'un seul ?»
Amusant, j'aurais plutôt dit l'inverse. Je me souviens de cette phrase: «un mort c'est une tragédie, six millions, c'est une statistique». J'en avais trouvé un écho dans «Le cauchemar de Darwin», film tant décrié par P/Z: l'extraordinaire de ce film, c'est qu'il donnait la parole aux victimes muettes; les mannequins ("figuren") noirs et émaciés devenaient soudain des individus et des personnes, chacun, parce qu'ils parlaient et n'étaient plus une masse. Leur souffrance devenait soudain proche et cessait de procurer une gêne vague et lointaine, une sorte d'ennui.

Écrit par : VS | 29/10/2007

Oh, ladite "âme" de Merleau-Ponty n'aurait eu de compte à rendre qu'à une voix dix fois plus forte, ce qui sans doute n'aurait pas fait ciller son ego transcendantal le moins du monde. Le problème c'est que sa gêne semble pour lui d'une tout autre étoffe que celle d'autrui : de toute façon, il dérange autrui (quel que soit son nombre, autrui est autrui - ce qui est, à la réflexion, certes métaphysiquement vertigineux, mais aussi fort triste pour le bonhomme), mais il estime ne pas devoir l'être lui (en tant qu'ego rétif à toute "autruification" ?), et ce malgré son assertion : "pour chacun c'est tout pareil".

Des statistiques certes, mais s'il ne s'agit que du banal, du quotidien : de vulgaires morts de faim, de pâles épidémies répétitives, etc. Alors qu'un événement catastrophique, tel que par exemple un Tsunami à Noël ou l'ouragan Katrina, ne frappe-t-il pas immanquablement les imaginations, et d'autant plus que beaucoup sont touchés ?

En complément de cette note, j'en profite pour citer Rosset sur le sujet, Rosset qui cherche lui aussi à dissiper le prestige spontané lié au malheur inattendu, soudain et imparable, bref à la catastrophe, lorsqu'elle frappe le grand nombre :

"Si l’on cherche ce qui reste de tragique dans les cent mille morts d’Hiroshima après que soit intervenue l’interprétation historique, sociologique, politique et militaire, que reste-t-il ? Cent mille morts, c’est-à-dire une mort (pas plus interprétable que cent mille), soit un mort comme tous les morts, quelque chose de banal, de quotidien de silencieux, bref de tragique – de ce tragique auquel le spectateur des pommes du jardin convie déjà, de manière plus immédiate et plus simple." (Logique du pire)

Écrit par : Anaximandrake | 29/10/2007

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