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28/01/2010

Sophismus

« Nous ne  pouvons connaître les choses que :
- en tant qu’elles sont reliées à nous
- sous nos formes de perception et de compréhension
- dans la mesure où elles  se rangent sous nos schèmes conceptuels
etc.
de sorte que,
nous ne pouvons pas connaître les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes. »


(David Stove, “Judge’s report on the competition to find the worst argument in the world”, in David Stove, Cricket Versus Republicanism)

 

antirealiste.jpg

 

Selon David Stove lui-même, il s'agit là du plus mauvais argument qui soit au monde, argument, qui plus est, fort prisé par la gent philosophique. En effet, de notre faculté de connaissance l'on tire abusivement une conclusion à propos des objets de notre connaissance. Abusivement, car d'une prémisse tautologique l'on ne peut logiquement dériver une conclusion qui ne l'est manifestement pas. Pour plus de précisions, voir, par exemple, ici et ici.

 

Mais finalement, cet « argument », ne serait-ce pas celui qui, en substance, fonde cet antiréalisme que Meillassoux, dans Après la finitude, a nommé corrélationisme ?

 

 

Commentaires

Il ne me semble pas que Meillassoux aille aussi loin que Stove. Il (Meillassoux) réintroduit la thèse des qualités premières et secondes ou pour le dire dans ses termes (je cite) :
"La thèse soutenue est donc double : d'une part on admet que le sensible n'existe que comme rapport d'un sujet au monde ; mais d'autre part on considère que les propriétés mathématisables de l'objet sont exemptées de la contrainte d'un tel rapport, et qu'elles sont effectivement en l'objet tel que je les conçois, que j'aie rapport ou non à cet objet."

Notre connaissance de la chose en soi ne peut excéder ce qui de l'objet peut être formulé en termes mathématiques.

Écrit par : P/Z | 28/01/2010

Effectivement, le 'réalisme' de Meillassoux a, comme tu le dis, des caractéristiques spécifiques, qui le différencie de Stove. Toutefois, ce qui est remarquable quant à la réfutation de l'argument 'corrélationiste' en tant que telle, c'est le fait que la méthode de Stove semble nettement plus directe que celle de Meillassoux. En effet, la stratégie de ce dernier a d'autres objectifs et elle consiste grosso modo à montrer que, face à ses différents adversaires, le corrélationisme est incohérent puisqu'il accorde à l'un ce qu'il refuse à l'autre, et inversement. Meillassoux estime ensuite pouvoir affirmer la nécessité de la contingence.

Écrit par : Anaximandrake | 28/01/2010

Il est à noter que "Le Grand Verre" mesure 272,5 cm de hauteur par 175,8 de large.

Écrit par : "Etant donnés" | 29/01/2010

Bonjour,

La découverte par David Stove du plus mauvais argument qui soit au monde met en évidence une soi-disant impossibilité que l'on aurait à enquêter à propos de la nature de la réalité indépendante de notre esprit. La réalité indépendante de l'esprit nous serait essentiellement inaccessible. Par conséquent, si le but de la métaphysique avait été celui-là, elle aurait été une entreprise bien oiseuse pourrait alors soutenir un philosophe qui adhèrerait à la conclusion du "plus mauvais argument".

Il ne nous resterait plus que ces choses pour le moins curieuses : les choses en soi. Des choses dont nous savons qu'elles existent, mais que nous ne pouvons connaître. Ainsi, les choses auxquelles nous pensons ne seraient pas les choses réelles. Nos systèmes cognitifs les contamineraient...

Et si le monde nous était accessible, et si contrairement à la conclusion du plus mauvais des arguments nos représentations n'étaient pas des barrières, mais, au contraire, des voies d'accès aux choses, et ce, précisément parce que nous sommes capables de les penser. Alors, il nous faudrait reprendre la métaphysique, à l'endroit même où Kant nous l'a laissée. C'est en tous les cas ainsi que je propose de comprendre le terme "métaphysique" dans le blog "Métaphysique, Ontologie, Esprit".

Écrit par : François Loth | 29/01/2010

Bonjour (je suppose qu’un salut s’impose pour un lecteur qui n’avait jamais commenté encore),
Uniquement pour le plaisir du débat – et non par conviction personnelle – je vais essayer d’endosser le rôle du défenseur du kantisme version Ecole de Marburg.

L’attaque de Stove (amusante, comme toujours chez lui) vise Berkeley (chez qui l’argument est trop naïf) et, par-delà Berkeley, Kant. Stove se range dans la tradition autrichienne (Bolzano, etc., voir Kevin Mulligan) puis anglo-saxonne qui considère Kant comme un auteur incohérent et faible. Dur à avaler quand on a été nourri de Cohen, Cassirer, Rousset, Philonenko, etc. Me suis-je laissé intoxiquer en tenant ces auteurs pour de grands penseurs? Non seulement ils auraient tort, mais ils seraient mauvais… Et ils auraient contaminés de vrais scientifiques comme d’Espagnat, qui estime que la seule façon de comprendre la mécanique quantique est d’admettre que notre connaissance n’atteint pas la réalité indépendante…
Essayons de sauver l’honneur.

Tout le problème, dans la reconstruction par Stove du «plus mauvais argument du monde» (reconstruction qui est une facilité de sa part: on aurait aimé une citation d’un classique), est le sens qu’il faut accorder à l’expression «choses telles qu’elles sont en elles-mêmes».

L’argument kantien, sous la première forme, incomplète et provisoire, qu’il prend dans l’Esthétique transcendantale, est le suivant :
1/nous ne connaissons les choses que dans le cadre des formes de l’espace et du temps (Stove: «sous nos formes de perception»)
or
2/ce cadre est un fait contingent: nous ne pouvons en démontrer a priori la nécessité exclusive, tandis que nous n’avons aucune idée de ce que serait une connaissance non spatio-temporelle, dont nous ne savons ni si elle est possible ni si elle est impossible
(soulignons aussitôt que 2/ ne fait qu’expliciter 1/)
donc
3/nous ne pouvons pas prétendre que notre connaissance est une connaissance des «choses en soi».

Quelques précisions kantiennes (toujours version Marburg):
A/ «Choses en soi» ne signifie pas «le réel».
La thèse kantienne est que nous connaissons le réel («l’idéalisme transcendantal est un réalisme empirique»). La science est la connaissance objective (intersubjectivement universelle et nécessaire) du réel tel qu’il peut être déterminé indépendamment des points de vue subjectifs particuliers.
La thèse kantienne est que nous connaissons réellement les choses telles qu’elles sont réellement, mais non telles qu’elles sont en soi.

B/Pour pouvoir dire que nous connaissons les choses «telles qu’elles sont en elles-mêmes» (et non pas seulement telles qu’elles sont objectivement déterminables), il faudrait pouvoir soutenir que la réalité est en elle-même spatio-temporelle. Il faudrait pouvoir dire: nous savons qu’aucune connaissance non spatio-temporelle n’est possible; il n’y a pas d’existence (ou de « face ») non spatio-temporelle de ce que nous connaissons comme spatio-temporel; rien n’est hors de l’espace et du temps. Autrement dit: nous savons que Dieu n’existe pas.
«Nous ne connaissons pas les choses en soi» signifie : nous ne pouvons pas prétendre que notre point de vue est celui de Dieu et nous ne pouvons pas prétendre savoir si le point de vue de Dieu est réel, possible ou non.
Nous devons donc réserver la possibilité que les choses dont nous avons une connaissance objective ne soient pas «en elles-mêmes» ce que nous jugeons qu’elles sont: des réalités spatio-temporelles sans lien intrinsèque avec une réalité divine non spatio-temporelle.

C/Pour pouvoir dire: «nous connaissons les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes», il faudrait disposer d’une démonstration de l’inexistence de Dieu (de son impossibilité). La thèse «nous ne connaissons pas les choses en soi (=telles qu'elles seraient pour Dieu)» est étroitement solidaires de la thèse : «nous ne pouvons démontrer ni l’existence ni l’inexistence de Dieu».
(Le sens de la chose en soi est donné par la Dialectique transcendantale.)
La thèse kantienne serait qu’on ne peut pas accepter une de ces deux propositions sans accepter l’autre. La connaissance des choses en soi, c’est le savoir absolu.

Rétablissons donc le raisonnement que Stove tente de ridiculiser.
1/Nous ne connaissons les choses que dans le cadre des formes spatio-temporelles de notre perception et de notre entendement,
1bis/ formes qui par elles-mêmes ne permettent pas de décider quoi que ce soit quant à la possibilité d’une connaissance non spatio-temporelle et d’un sujet de cette connaissance (Dieu),
donc
2/nous ne pouvons pas connaître les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, c’est-à-dire au point de vue de Dieu, ou à un point de vue absolu (si cette expression signifie quelque chose), ou en-dehors de tout point de vue.

Quittons Marburg.
Question: si on refuse l’argumentation kantienne, est-ce qu’on peut maintenir l’expression «les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes»?
La chose en soi, disait Nietzsche, est une «contradictio in adjecto»: c’est l’idée de la chose vue au point de vue de l’absence de point de vue.

Écrit par : JYPakaPB | 30/01/2010

Bonjour à vous.

Depuis Kant, en effet, la métaphysique a subi les assauts des contradicteurs les plus divers : « corrélationisme », déconstruction, positivisme logique, etc. Il faut saluer la démarche de Frédéric Nef, en particulier, qui contribue à sa réhabilitation et à faire connaître son renouvellement, renouvellement particulièrement sensible dans le domaine de la philosophie de langue anglaise. Quant au vocabulaire, puisque la métaphysique fut si longtemps associée à l’ « imposture dogmatique », il semble que Meillassoux préfère qualifier son entreprise de « spéculative », la métaphysique impliquant selon lui la postulation d’un étant nécessaire. Son choix terminologique a une certaine cohérence, mais peut toutefois être discuté. Le projet général de Meillassoux est d’ailleurs bien résumé, je pense, à la fin du chapitre 2 d'Après la Finitude : « Contre le dogmatisme, il importe de maintenir le refus de tout absolu métaphysique ; mais contre la violence argumentée des fanatismes divers, il importe de retrouver en la pensée un peu d'absolu – suffisamment, en tous cas, pour contrer les prétentions de ceux qui s'en voudraient les dépositaires exclusifs, par le seul effet de quelque révélation. »

Le statut de la chose en soi chez Kant est peut-être plus obscur qu'on ne le croit d'ordinaire. Kant lutte en effet contre deux dogmatismes : Leibniz « intellectualise les phénomènes », tandis que Locke « sensualise tous les concepts de l’entendement » (CRP, B327). Quant à Hume, il fait « des limites de notre raison les limites de la possibilité des choses mêmes » (Proleg. § 57, Ak. IV). Il faut alors opposer à l’empirisme que notre connaissance ne s’exerce que sur le terrain phénoménal. Or le monde des phénomènes « n’est pas à proprement parler la chose en soi et se rapporte donc nécessairement à ce qui contient le fondement de ces phénomènes, à des êtres qui peuvent être connus non simplement comme phénomènes, mais aussi comme choses en soi. » (Proleg. § 57, Ak. IV). Si l’on doit toutefois refuser l’intuition intellectuelle, « ce serait d’autre part une absurdité encore plus grande que de ne pas admettre du tout de chose en soi, ou de donner notre expérience pour le seul mode possible de connaissance des choses » (Ibid.) Contre l’arrogance du métaphysicien, Kant décrit la chose en soi comme 'Gedankending', mais vis-à-vis de l’antimétaphysicien, il la présente comme 'Ding'. On peut consulter les travaux du regretté Gérard Lebrun qui sont précieux pour donner à voir cette ambivalence en détail.

Eloignons-nous de Kant et de Nietzsche, et demandons : plutôt qu’une « contradictio in adjecto », la chose en soi ne serait-elle pas simplement la « chose sans moi », i.e. ce qui est que nous soyons ou pas ? C’est là que pourrait s’énoncer le paradoxe de l’archifossile exhibé par Meillassoux. En effet, l’archifossile peut se définir comme la « donation d’un être antérieur à la donation » (e.g. l’univers avant l’apparition de la conscience). Le corrélationiste est celui qui, à en croire Meillassoux, rétorque que si l’être se donne comme antérieur à la donation, il n’est cependant pas antérieur à celle-ci. Pour ce dernier, il y a primat de l’antériorité logique de la donation sur l’être du donné, et donc rétrojection du présent sur le passé. Les énoncés scientifiques qui portent sur des phénomènes antérieurs à l’apparition de l’homme ne peuvent donc pas être littéralement vrais, contrairement à leur prétention. En particulier, selon Meillassoux, tous les idéalismes (du transcendantal au subjectif) s’accorderaient sur le point suivant : la datation de la naissance de la Terre comme ayant eu lieu 4,56 milliards d’années n’est qu’un modus loquendi. En effet, pour le corrélationiste (« être, c’est être un corrélat »), l’existence de quoi que ce soit avant la naissance de la conscience (ou peut-être de la vie, etc.), serait tout simplement impensable. Dans cette optique, le corrélationiste doit-il alors affirmer, au risque de l'absurdité, que la Terre ne s’est pas « vraiment » formée avant l’apparition des hominidés ? Ou peut-il sortir du piège en objectant à Meillassoux que l'énoncé scientifique en question est vrai et signifie que si un être humain (ou une conscience en général) avait été présent dans des conditions appropriées, il aurait perçu l'accrétion de la Terre, et donc qu'il suffit que, quel que soit le point spatio-temporel, une donation à une conscience soit en droit possible, qu'existe ou non une conscience de fait ?


En complément :
« Je m’étendrai peu sur Bacon, qui parle très confusément de ces choses, ne démontre à peu près rien, mais se borne à des affirmations. En effet, il suppose en premier lieu que l’entendement humain, outre les erreurs qu’il faut imputer aux sens, est faillible en vertu de sa seule nature, et des idées qui tiennent de lui, non de l’univers : de sorte qu’il serait comme un miroir courbe qui, dans la réflexion, mêlerait ses propres caractères à ceux des choses elles-mêmes, etc. » (Spinoza, Lettre II, à Oldenburg)

Écrit par : Anaximandrake | 31/01/2010

Comme je suis intervenu en jouant un rôle pour le plaisir du débat, je dois d’abord vous remercier pour votre réponse très éclairante. Je précise que mon souci n’était pas d’entrer dans une défense de l’idéalisme transcendantal, mais de réagir à la virulence du propos de Stove, que je trouve assez «grossier» (tout comme sont grossiers, dans un autre registre, ses propos sur l’infériorité intellectuelle naturelle des femmes, etc.). Stove me semble ici donner l’exemple d’un défaut qu’on rencontre parfois chez certains philosophes «analytiques», et qui consiste à reconstruire l’argument de l’adversaire, surtout s’il est «continental», sous sa forme la plus faible, en refusant de considérer que telle formulation d’un auteur puisse être elliptique et que l’argument cesse d’être grotesque si on rétablit le sous-entendu (qui pour l’auteur était une évidence et qui en est une pour le lecteur qui prend la peine de lire toute l’œuvre – dans le cas de Kant: qui n’arrête pas sa lecture avant d’avoir lu la Dialectique transcendantale).

Une véritable défense de Kant exigerait un traité de physique et de philosophie (soit dit pour reprendre le titre d’un livre de d’Espagnat) – traité que je serais bien incapable de produire, surtout dans le rôle d’avocat du «diable». Inversement, il me semble que l’attaque contre l’idéalisme transcendantal ne pourrait pas éviter de se confronter à la question de la signification de la mécanique quantique, qui – comme Jean Petitot l’avait souligné il y a déjà un certain temps – semble tout de même fournir un appui considérable à la conception kantienne de l’objectivité.

Permettez-moi juste quelques gloses en marge de votre réponse.

La terme de «chose en soi» chez Kant vise précisément le fait de l’existence de la «chose sans moi» en même temps que l’impossibilité de dire ce qu’il en est de la chose au-delà de ce que nous pouvons en savoir. En deux phrases :
«L’expérience m’apprend, il est vrai, ce qui existe et comment cela existe, mais jamais que cela doive nécessairement exister ainsi et non autrement. Ainsi elle ne peut jamais nous faire connaître la nature des choses en soi» (Prol. § 14).

Que par ailleurs le statut de la chose en soi chez Kant soit obscur, ce n’est pas un point contestable. Je tiens pour parfaitement fondées les analyses de Gérard Lebrun ou, plus récemment, d’Alain Boyer (dans Hors du temps) qui pointe les apories du texte kantien. Reste à savoir si ces apories condamnent la tentative «marbourgienne» qui consiste à lire Kant comme une première version, imparfaite et amendable, d’une philosophie transcendantale qui doit être élaborée pour elle-même. La position «marbourgienne» me semble avoir deux mérites: elle est philosophiquement la plus forte, puisqu’elle permet de critiquer Kant à partir de son propre programme philosophique (appliquant ainsi la maxime kantienne: comprendre l’auteur mieux qu’il ne s’est compris lui-même); elle est aussi philologiquement la plus forte, car, même si elle bute sur certains textes de la Critique de la raison pure (surtout de l’Esthétique transcendantale) qu’elle ne peut pas intégrer, elle seule permet de donner une interprétation cohérente et satisfaisante de l’évolution des usages de la notion de chose en soi chez Kant. Elle permet de comprendre la thèse essentielle que «l’idéalisme transcendantal est un réalisme empirique»; elle permet de comprendre la déclaration tardive de la Doctrine du droit selon laquelle une constitution juridique parfaite, c’est la «chose en soi elle-même» – déclaration qui indique clairement que le sens de la chose en soi est donné par la philosophie pratique.
La chose en soi est bien «Ding»: il y a des choses hors de nous, qui sont l’objet de notre connaissance (réalisme empirique, contre Berkeley). Mais (contre le réalisme métaphysique) nous ne connaissons pas ces choses comme choses en soi =dans l’éventuelle racine métaphysique de leur existence. Nous ne savons pas et nous ne pouvons pas savoir si elles sont créées par Dieu, si elles obéissent à une raison finale, si elles existent en vertu d’un principe anthropique, etc., etc.
Que serait selon Kant une connaissance des choses en soi ? Ce serait de savoir (démonstrativement) que le monde a été créé par Dieu en vue de la création d’êtres intelligents et libres, de sorte que la matière serait là pour offrir un cadre d’action à ces êtres libres: la structure du monde matériel serait conditionnée par la place que cette matière doit laisser à la liberté. Connaître les choses en soi, ce serait les connaître dans le lien qu’elles entretiennent (ou non) avec le but moral d’un «règne des fins» dans lequel les êtres libres se reconnaissent les uns les autres. La chose en soi inconnaissable, c’est 1/la possibilité d’une création d’êtres libres par Dieu (que Kant déclare incompréhensible), 2/l’ordonnancement de la matière à la liberté humaine (dont on ne peut rien savoir mais que la raison pratique nous demande de postuler) – les textes de Kant sont assez clairs sur ce point.

Si je me rallie à l’interprétation marbourgienne (mais encore une fois elle me semble la seule possible), je dois résister à la reconstruction suivante de l’argument kantien: «la datation de la naissance de la Terre comme ayant eu lieu 4,56 milliards d’années n’est qu’un modus loquendi». Ce n’est pas un modus loquendi, c’est une connaissance objective. Je résisterais de même à la formulation: «être, c’est être un corrélat» – «l’être connu» est un corrélat, mais en tant que la chose est, elle est «en soi», justement (il n’y a pas de phénomène s’il n’y a rien qui apparaisse); «l’existence de quoi que ce soit avant la naissance de la conscience (ou peut-être de la vie, etc.), serait tout simplement impensable» – mais, au sens fort, nous connaissons la nature comme ayant existé avant nous.

Cela dit, 1/je dois avouer, à ma grande honte, que je n’ai pas lu le livre de Meillassoux, de sorte que mes réactions ici ne peuvent exprimer que des perplexités en suspens, dans l’attente d’une lecture à venir;
2/j’ai bien conscience du nid d’obscurités qu’abrite la jonction de la thèse selon laquelle «nous connaissons la nature en tant que réalité nous ayant précédé» et de la thèse selon laquelle «l’objet de connaissance, en tant qu’objet de connaissance, n’existe que dans et pour la connaissance». (J’abandonne donc ici mon rôle d’avocat du diable.)


Juste une dernière glose, à propos du paradoxe du corrélationiste – ici je ne pense plus au néo-kantisme.
Il me semble qu’on trouve une formulation de la position corrélationiste qui assume le paradoxe chez le premier Heidegger:
«Les lois de Newton (…) ne sont pas vraies de toute éternité et elles n’étaient pas vraies avant d’avoir été découvertes par Newton. Elles ne sont devenues vraies qu’avec et dans leur être-découvert qui constitue précisément leur vérité. (…) Avant d’être découvertes les lois de Newton n’étaient ni vraies ni fausses. Ce qui ne saurait signifier que l’étant qui est découvert tandis que ces lois sont dévoilées n’était pas auparavant tel qu’il s’est révélé grâce à ce découvrement et qu’il est désormais. L’être-découvert, c’est-à-dire la vérité, dévoile précisément l’étant comme ce qu’il était déjà auparavant, indépendamment de son être-découvert ou non. (…) Dès lors qu’il y a une vérité portant sur [un état de choses], celle-ci comprend précisément que ce qui est visé en elle ne dépend point d’elle en son être-tel. Mais qu’il y ait des vérités éternelles, cela demeure une hypothèse arbitraire et une pure assertion aussi longtemps que l’on n’a pas montré de manière absolument évidente qu’existe de toute éternité et pour l’éternité quelque chose comme un Dasein humain, susceptible d’après sa constitution ontologique de dévoiler l’étant et de se l’approprier en tant que dévoilé. La proposition ‘deux fois deux égalent quatre’ n’est vraie à titre d’énoncé vrai qu’aussi longtemps que le Dasein existe. Quand on pose en principe qu’aucun Dasein n’existe plus, la proposition ne vaut plus, non point parce que la proposition comme telle perdrait toute validité, parce qu’elle serait devenue fausse et que deux fois deux se serait changé par exemple en ‘deux fois deux cinq’, mais parce que l’être-découvert de quelque chose à titre de vérité ne peut exister qu’avec le Dasein en son existence découvrante. Il n’y a donc aucun fondement légitime permettant de présupposer des vérités éternelles» (Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, p.265-66 de la traduction Courtine).

Heidegger considérait – du moins en 1927 – qu’il y avait là une réponse suffisante aux objections du type de celle que vous soulevez à partir de Meillassoux. Je vous soumets ce texte par curiosité, en vous demandant de me pardonner ma prolixité – non qu’elle soit en elle-même une mauvaise chose (voir Spinoza), mais parce que sur un blog elle fait figure d’intrusion.

Écrit par : JYPakaPB | 31/01/2010

Spinoza réfute Bacon: juste retour de balance.

A les lire, les opérations au laboratoire de Spinoza sont superficielles, tout comme celle de ce Bacon là, le Francis, à peine un souffleur aux frasues scandaleuses, à peine un des innombrables carbonarii qui pullulent à cette époque dans l'espoir d'obtenir des crédits au trésor des Rois et Princes d' Europe. A cette époque, le glissement funeste et progressif avait déjà réduit à néant toute prétention autre que celle tardive d' un Boyle, d'un Lavoisier.

Précisons, pour les Curievx, que dans la seconde moitié du siècle concerné, Spinoza enquête sur une transmutation effectuée à Amsterdam tandis que Leibniz soutient les recherches alchimiques de son ami Becher. L 'affaire est connue et captive les plus grands du continent.

Plus sérieusement, étrangement, le philosophe de Nature répond au philosophe de la matière abstraite, l' opticien à l'opticien, le géomètre au géomètre, le façonneur de miroir au polisseur de lentille. Ecoutons (et entendons) un autre Bacon, Doctor mirabilis parmi tous, souvent apocryphe, que Francis admirait ouvertement:

"Il est hors de doute que celui qui a exercé son esprit sur ce Miroir trouvera par son travail la vraie Matière, et saura sur quel corps il convient de faire la projection de l' Elixir pour arriver à la perfection.
Nos précurseurs qui ont trouvé dans cet art par leur seule philosophie, nous montrent suffisamment et sans allégorie, le droit chemin, quand ils disent: " Nature contient Nature, Nature se réjouit de Nature, Nature domine Nature et se transforme dans les autres Natures." Le semblable se rapproche du semblable, car la similitude est une cause d' attraction; il y a des philosophes qui nous ont transmis là-dessus un secret REMARQUABLE (nous soulignons grassement). Sache que la nature se répand rapidement dans son propre corps, alors qu'on ne peut l' unir à un corps étranger. Ainsi l'âme pénètre rapidement le corps qui lui appartient, mais c'est en vain que tu voudrais la faire entrer dans un autre corps.

La similitude est assez frappante; les corps, dans l' Oeuvre, deviennent spirituels et réciproquement les esprits deviennent corporels; le corps fixe est donc devenu spirituel." (Speculum Alchimie, chap VII)

Oui, la similitude est plus que frappante, malgré les siècles séparés. Ajoutons ce passage tiré de la cinquième des douze clef de la Philosophie de Basile Valentin:

"Je te proposerai, en outre, un exemple dans ce chapitre, avec un homme qui observe, dans un miroir, la réflexion de son image.S'il y portait les mains, il ne toucherait rien, sauf le miroir dans lequel il s'est regardé. De même dans cette matière, doit être tiré l' esprit visible, qui cependant, est insaisissable. Ce même esprit , dis-je, est la racine de la vie de nos corps et le Mercure des Philosophes, d'où en notre art, l' eau liquoreuse est préparée, laquelle, derechef, tu dois rendre matérielle dans sa composition, et par certains moyens, ramener du plus bas degré au plus haut, en état de très parfaite Médecine."

Voilà, du point de vue du Canon et de l' optique opérative qui nous concerne, double et exacte mathématiquement, qui répondra clairement, pratiquement et de façon concise et expérimentale à la question Kantienne, qui n'en est pas une du point de vue de la quantité, pour celui qui cherche sincèrement le poids du Feu.

Bien à vous, Magister.

Écrit par : LKL. | 01/02/2010

L’idéalisme s’appuie sur le point de vue que nous n’avons jamais directement accès la réalité, dans la mesure où la seule voie épistémique directe qui nous conduit à la réalité est constituée de nos perceptions et de l’impression de nos sens. Via nos organes des sens, nous avons des perceptions, mais nous n’aurions pas de contact avec la réalité elle-même. L’idéalisme est la cible de Stove.

Pour rompre avec l’idéalisme et chercher à répondre à la question, « sur quoi se baser l’on veut parler de la réalité ? » il n’y aurait que deux réponses possibles :

(i) Soit on se focalise sur ce qui est responsable de nos impressions
(ii) Soit on porte son attention sur ce qui est représenté

Kant emprunte la première voie et se focalise sur ce qui est responsable de nos impressions dues à l’impact de notre accès direct avec la réalité. Il en résulte que les objets de la connaissance humaine sont de simples apparences constituées en partie par la connaissance de l’esprit et qu’elles ne doivent pas être confondues avec les choses en soi qui sont indépendantes de la connaissance humaine. Le seul monde sur lequel nous pouvons porter notre connaissance est le monde phénoménal qui est en partie constitué par ce qui est imprimé sur nos sens et qu’organise notre a priori.

Bien que toute la glose très instructive des commentaires précédents autour de l’argument de Stove nous montre que le point de vue de Kant ne doit pas être simplifié, il n’en demeure pas moins que des distinctions importantes (phénomène/noumène) sont posées et que cela entraînent de grandes conséquences pour l’ontologie. Une voie d’accès nous permettant de saisir les choses (les concepts que nous utilisons pour penser) est devenue une barrière.

Écrit par : François Loth | 01/02/2010

Je saisis l’occasion pour féliciter et remercier François Loth pour son blog remarquable, que j’ai découvert dans la circonstance, et qui constitue une véritable mine.

Il est bien clair que la position kantienne a de lourdes conséquences pour l’ontologie et que les raisons du refus «analytique» de cette position sont bien fondées. Simplement, d’un point de vue philologique, la proposition selon laquelle il résulte de l’argumentation kantienne que «les objets de la connaissance humaine sont de simples apparences» ne doit pas négliger que Kant lui-même ne voulait pas qu’on comprît les «phénomènes» comme des «apparences», mais bien comme les objets d’une connaissance réelle. Autrement dit, la proposition qui voit dans le kantisme une réduction des objets de la connaissance humaine à de simples apparences énonce, non un résultat du kantisme voulu par celui-ci, mais une critique dont le thème est que Kant n’est pas parvenu à édifier une position consistante.
On sait que le point de départ de Kant n’a pas été la question de la perception comme barrage de l’accès à l’en soi, mais la question des antinomies de la raison, parmi lesquelles figure celle de la nécessité et de la liberté. La question kantienne est surtout celle de la compatibilité de l’objectivité théorique (celle d’une science déterministe) et de l’objectivité pratique (celle d’une morale rationnelle demandant, pour finir, que soit postulée l’existence d’une finalité morale du monde dont nous n’avons aucune connaissance).
Kant a pensé que la science était et devait être mécaniste et déterministe (comme l’était celle de son temps), et il a voulu sauvegarder les droits de la morale (qui selon lui excluait le mécanisme et le déterminisme) en se plaçant dans la pire hypothèse possible pour sa propre théorie du lien entre morale et liberté: l’hypothèse selon laquelle la nature, qui est l’objet de la connaissance scientifique, obéit à un déterminisme sans faille. La compatibilité de l’objectivité théorique (déterminisme scientifique) et de l’objectivité pratique (loi morale adressée à la liberté) est assurée par la distinction du phénomène et de la chose en soi.
De ce point de vue, la chose en soi n’est pas une réalité mystérieuse dont nous ne savons rien – en un sens, nous «savons» très bien ce qu’elle est, au sens où nous en avons une idée très déterminée (mais une idée qui n’a rien d’une connaissance): elle est la subordination du monde physique, dans son caractère déterministe, à une fin morale ordonnée à la liberté humaine. Cette subordination, nous devons y croire pour des raisons morales. La chose en soi, c’est l’ordre moral du monde comme objet, non de connaissance, mais de pensée (une pensée orientée par les requisits de la loi morale qui se confond avec l’impératif de rationalité).

Les élaborations de l’esthétique transcendantale sur le phénomène comme construction de la perception sont finalement «secondaires» par rapport à la question initiale («secondaires» au sens où elles sont un effet du besoin de résoudre les antinomies de la raison pure). Il y a de bonnes raisons de tenir ces élaborations pour irrémédiablement confuses. Quant à la solution de l’antinomie de la nécessité et de la liberté proposée par la Critique de la raison pure, elle a semblé inacceptable à nombre de penseurs néo-kantiens – d’où leur préférence pour la Critique de la faculté de juger, que Fichte a été le premier à interpréter comme le seul livre de Kant où Kant se serait enfin compris lui-même. Mais peut-on trouver dans la troisième Critique une solution de remplacement à la première?
On pourrait en ce sens imaginer une histoire du néo-kantisme qui donnerait raison à François Loth: elle devrait montrer comment l’effort néo-kantien pour résoudre (mieux que Kant) la question kantienne du conflit des deux objectivités (théorique et pratique) a constamment buté sur les apories de la chose en soi et a constamment conduit à des transgressions de l’interdit kantien sur la connaissance des choses en soi. L’idéalisme transcendantal est instable: l’histoire du néo-kantisme est l’histoire alternée des rechutes dans l’idéalisme subjectif (non dépassé dans l’Esthétique transcendantale, et peut-être non dépassable malgré la série des tentatives « marbourgiennes ») et des réinterprétations réalistes (ou ontologiques) de la problématique kantienne – montrant par le fait que la question ontologique reste ouverte.
Ce que disait déjà Jacobi: sans la chose en soi on ne peut pas entrer dans le système kantien, avec la chose en soi on en sort.

Écrit par : JYPakaPB | 01/02/2010

Merci de vos commentaires avisés. Il est effectivement opportun de rappeler que la nécessité pour Kant de tenir ensemble raison pure et raison pratique est susceptible de déboucher sur ce que Lebrun a pu appeler « l’aporétique de la chose en soi ». Bien que les limites de la raison constituent de facto chez Kant une barrière quant à l’appréhension des choses en elles-mêmes, il semble en effet que la question ontologique ne soit pas tranchée. Mais afin de ne pas alourdir le fil des commentaires, je poursuivrai mon propos à l'occasion de la note suivante :
http://anaximandrake.blogspirit.com/archive/2010/02/02/sophismus-ii.html

Écrit par : Anaximandrake | 02/02/2010

Les blogs autour de réflexions qui participent ainsi à l'élévation de l'Esprit sont rares, et donc précieux. Merci pour la publication gratuite de ces recherches.
Je serais tenté de formuler le problème autrement, en termes épistémologiques plus anciens, celle de l'hypothèse relative aux objets du savoir, de l'analyse dite standard.
Un sujet S connait "p" (1) Ssi (Vp), et (2) S croit (believe) p, et (3) S est justifié dans ce qu'il croit (belief) de p. Je crains cependant de me tromper en déplaçant la problématique sur le terrain propositionnel. Il me semble malgré tout que la dissociation entre le K (knowledge) et le B (belief) puisse aider à clarifier certaines obscurités provenant du génie allemand.
(Inspiration : Ancient epistemology, Lloyd P. Gerson, CUP 2009)
Un exemple scientifique pourrait illustrer cette analyse, par exemple celui des théories astronomiques de Tycho Brahé (1546-1601). Non, je ne poursuivrai pas sur la théorie des cordes...

Écrit par : riviere | 05/02/2010

Merci à vous.

Platon a défini la connaissance comme une « opinion droite pourvue de raison » (Théétete, 201d ; mais voir aussi Ménon, Phédon, Le Banquet, La République et Timée), soit, comme on a pris l’habitude de le formuler, une croyance vraie justifiée. Le problème est que Gettier a montré des exemples de croyances vraies justifiées qui ne sont manifestement pas des connaissances. Les tentatives subséquentes (et divergentes) de Nozick ou de Williamson, par exemple, sont intéressantes. Pour le premier, A sait que p si et seulement si : (1) p est vrai ; (2) A croit que p ; (3) si p n'était pas vrai, A ne croirait pas que p ; (4) Si p était vrai, A croirait que p. Pour Williamson, au contraire, s'il est vrai que connaissance implique croyance, vérité et justification, l'on ne peut pas, in fine, analyser le concept de connaissance.

Écrit par : Anaximandrake | 05/02/2010

Amusante remise en question de vieilles habitudes de pensée. L'importance de l'évidence, qui apparaît dans la réitération de la condition initiale traduit bien votre orientation de fait. Votre problématique, qui concerne l'ontologie des sciences est peut-être moins celle de la croyance ou non au réalisme, comme attitude ontologique naturelle cf. Arthur Fine, que la croyance aux faits, événements, etc. du monde (les exemples). Le réalisme offre-t-il une issue aux résurgences des débats récents (naturalisme darwinien versus idéalisme dogmatique sous ses diverses formes, incluant la première phénoménologie de Husserl, par exemple) ? Cette question ne vous concerne peut-être pas (et moi non plus, pas tellement, à dire vrai). A lire : Gettier, donc.

Écrit par : riviere | 07/02/2010

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