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18/01/2005

Le siècle est-il deleuzien ?

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Aujourd'hui, Gilles Deleuze aurait eu quatre-vingts ans.

C'est en novembre 1970, dans le numéro 282 de la revue Critique, que Foucault publiait son splendide article Theatrum philosophicum à l'occasion de la parution de Différence et Répétition et de Logique du sens. Dès l'incipit, il lançait ce fameux apophtegme : « Mais un jour, peut-être, le siècle sera deleuzien. »

C'était néanmoins avant la rencontre avec Pierre-Félix Guattari, lacanien renégat, avec lequel Deleuze co-signera (non deux auteurs mais deux "ruisseaux"...) l'Anti-Oedipe (1972) : pop' philosophie. Jusque là, Deleuze était connu pour ses virtuoses monographies d'histoire de la philosophie sur Hume, Kant, Bergson et surtout sur Nietzsche (son Nietzsche et la philosophie fait date). C'est justement par une paradoxale Aufhebung de l'anti-dialecticien briseur d'idoles que la synthèse freudo-marxiste, le Graal de la philosophie post-sartrienne, fut exhibée puis "sursumée" par la schizo-analyse.

Dès lors, sous la bannière des "machines désirantes", une faune bigarrée se réunit tous les mardi à Vincennes pour assister au séminaire de Deleuze qui devint une station intellectuelle aussi courue que celui de Lacan à la faculté de Droit jouxtant le Panthéon ou bien de Foucault au Collège de France.

Quant cette "mode", on ne peut se défendre d'une certaine gêne que Badiou, ce me semble, décrit adéquatement. En effet, la horde de « barbus soixante-huitards qui arboraient leur gras désir en bandoulière », manquait ceci : « contre toute norme égalitaire ou conviviale, (...) la conception deleuzienne de la pensée est profondément aristocratique. » L'arc-en-ciel des désirs tant vanté par des épigones spontanéistes sous L.S.D. et les brumes du consensus démocratique contemporains sont dissipés par cet axiome à l'oeuvre dans le geste deleuzien : « La pensée n'existe que dans un espace hiérarchisé. »

Badiou (nous y reviendrons quelque jour), dans son ambiguë tentative de diplomatie transcendantale post mortem avec Deleuze, a au moins le mérite de balayer ce malentendu. Tout comme Spinoza, le « Prince des philosophes », Deleuze n'est pas un philosophe populaire.

Il suffira de citer Deleuze lui-même :

« Tout philosophe s'enfuit quand il entend la phrase : on va discuter un peu. Les discussions sont bonnes pour les tables rondes, mais c'est sur une autre table que la philosophie jette ses dés chiffrés. (...) On se fait parfois de la philosophie l'idée d'une perpétuelle discussion comme "rationalité communicationnelle" ou comme "conversation démocratique universelle". Rien n'est moins exact, et, quand un philosophe en critique un autre, c'est à partir de problèmes et sur un plan qui n'étaient pas ceux de l'autre, et qui font fondre les anciens concepts comme on peut fondre un canon pour en tirer de nouvelles armes. (...) Ils sont animés par le ressentiment, tous ces discuteurs, ces communicateurs. Ils ne parlent que d'eux-mêmes en faisant s'affronter des généralités creuses. La philosophie a horreur des discussions. Elle a toujours autre chose à faire. Le débat lui est insupportable, non pas parce qu'elle est trop sûre d'elle : au contraire, ce sont ses incertitudes qui l'entraînent dans d'autres voies plus solitaires. Pourtant Socrate ne faisait-il pas de la philosophie une libre discussion entre amis ? N'est-ce pas le sommet de la sociabilité grecque comme conversation des hommes libres ? En fait, Socrate n'a pas cessé de rendre toute discussion impossible, aussi bien sous la forme courte d'un agôn des questions et réponses que sous la forme d'une rivalité des discours. Il a fait de l'ami l'ami du seul concept, et du concept l'impitoyable monologue qui élimine tour à tour les rivaux. » (Qu'est-ce que la philosophie ? , pp. 32-33, Minuit, coll. "Critique", 1991.)


A l'attention du siècle, le nôtre, voici une anecdote philosophique, rapportée par Tournier, digne de Diogène Laërce ou des Vies de Spinoza.

Un dimanche après-midi de 1943, lors d'une représentation des Mouches de Sartre au théâtre de la Cité, les sirènes se mettent à hurler, interrompant l'adresse de Jupiter à Oreste ; « Jeune homme, n'incriminez pas les dieux ! » Alors que les spectateurs se ruent vers les caves-abris, le jeune Deleuze et ses compagnons partent déambuler sur les quais déserts, sous un soleil radieux. Les bombes se mettent à pleuvoir et la DCA allemande riposte, parsemant la Seine d'éclats d'obus. Ce médiocre incident est superbement ignoré ; seuls comptent les démêlés d'Oreste et de Jupiter en proie aux "mouches". Au bout d'une demi-heure l'alerte prend fin et les jeunes gens retournent au théâtre. Le rideau se relève : « Jeune homme, n'incriminez pas les dieux ! »

 

 

 

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