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09/03/2005

L'éclair du Tout

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Il est notoire que le différend entre les philosophies de Deleuze et de Badiou repose essentiellement sur leur articulation respective des concepts de tout et d'ensemble. Au moins est-ce l'angle de l'attaque ambiguë et post mortem de Badiou, replié dans la citadelle de la théorie mathématique des ensembles. Une brève note de Qu'est-ce que la philosophie ? consacrée à l'Être et l'événement semble tout de même l'y autoriser.

Une première approche pourrait consister à cerner la manière dont Deleuze traite ce couple conceptuel et à en établir le motif. Interroger un passage de l'Image-Mouvement (pp. 20-22), où Deleuze commente Bergson, est, à cet égard, pertinent.

Deleuze s'y emploie à définir le "tout" d’une manière plus empiriste que kantienne. En effet, Kant fait de la totalité une catégorie de l’entendement (sous la rubrique de la quantité) et la présente comme synthèse de l’unité et de la pluralité. Il s’agit là d’un principe de clôture car la synthèse clôt la pluralité, c’est-à-dire qu’elle en fait un tout par la médiation de l’unité. Au contraire, à la suite de Hume, Deleuze, définit le "tout […] par la Relation". Il ajoute que la relation "n’est pas une propriété des objets". En effet, soient par exemple deux nombres x et y. Le fait que x < y n’est pas une propriété de x ou de y mais une propriété de la relation d’ordre qui n’est pas liée à x et y. C’est donc parce qu’elle n’est pas une propriété des objets que la relation est "extérieure à ses termes". Si la relation n’est pas une propriété des objets, à quoi appartient-elle ? Selon Deleuze, elle appartient au tout. Mais il convient de concevoir le "tout" d’une manière spéciale. On a vu que la totalité de type kantien se caractérisait par un principe de clôture tandis que le tout, pour Deleuze commentant Bergson, se définit en rapport à l’Ouvert. En revanche, c’est un apport deleuzien que de définir le "tout" par la Relation: "Nous faisons intervenir ici le problème des relations, bien qu’il ne soit pas explicitement posé par Bergson." En distinguant le tout d’un "ensemble fermé d’objets", il devient possible d’attribuer les relations au tout. En effet, si l’on ne peut attribuer les relations aux objets, l’on ne peut pas non plus les attribuer à l’ensemble. C’est la fermeture, la clôture qui caractérise l’ensemble qui interdit que l’on puisse lui attribuer la relation. Il est donc nécessaire de définir le tout par la non clôture, par l’Ouvert, en même temps que par la relation pour être en mesure de distinguer le concept de tout de celui d’ensemble. On sait en effet que, pour Bergson, le continu est un attribut de la durée et donc de la conscience. Or, contrairement à l’ensemble, le tout a un caractère "continu", ce qui, outre le fait de lui autoriser l’attribution des relations, lui confère donc également ce que Deleuze nomme une "existence spirituelle ou mentale".

A ce stade de la démonstration, on peut remarquer que les notions de "tout" et d’"ensemble", ainsi distinguées, peuvent s’appliquer à deux domaines distincts ; celui de la quantité d’une part, et de la qualité d’autre part. En effet, quant à la quantité, le concept d’ensemble caractérise les objets dont les "positions" sont dites "respectives" car l’ensemble est fermé. Or, c’est dans l’espace que les objets ont des positions. Mais ce n’est que par le mouvement que celles-ci peuvent permuter. Néanmoins ce "mouvement dans l’espace" relève de la quantité discrète. Au contraire, quant à qualité, à la transformation qualitative, c’est la "durée même" qui est à l’oeuvre. Et comme, d’une part, c’est par elle que le tout "change de qualité", et que, d’autre part, le tout se définit "par la Relation", la "durée" peut être dite par Deleuze "le tout des relations".

Paradoxalement, le tout n’est pas ici défini comme ayant des parties ; cette définition est en effet réservée aux ensembles : "Les ensembles sont toujours des ensembles de parties". Au contraire, selon une citation de Bergson : "Le tout réel pourrait bien être une continuité indivisible" (L'énergie créatrice, p.520 (31)). Il serait contradictoire qu’une continuité ait des parties, car une continuité divisée n’est, par définition, plus continue. C’est pourquoi Deleuze réserve le terme de "parties " au sens strict aux ensembles et affirme que le tout ne peut être dit avoir des parties qu’ "en un sens très spécial". En effet, la division du tout ne le fractionne pas en parties mais le fait "changer de nature à chaque étape de la division". Ainsi est-il question d’une multiplicité intensive et donc d’une indiscernabilité entre le "tout" et les "touts". Deleuze indique cette indiscernabilité par l’emploi de l’apposition "le tout, les ‘touts’" lorsqu’il affirme qu’"on ne doit pas confondre le tout, les ‘touts’, avec des ensembles". Bien qu’indiscernables "tout" et "touts" sont distincts. Il convient donc de les mettre en parallèle non pas avec un unique ensemble mais avec des "ensembles". Deleuze dit expressément que "le tout n’est pas un ensemble clos". Or, de même, les "ensembles sont clos". On peut en inférer immédiatement que les "touts" ne sont pas des ensembles clos. On peut donc affirmer que "le tout, les ’touts’" ne sont ni un ensemble clos ni des ensembles clos. De plus, le strict équivalent de "le tout, les ‘touts’" est "un tout" car le "un" désigne en effet un tout quelconque et donc à la fois les "touts", distributivement et collectivement, c’est-à-dire le tout. Or, "un tout n’est pas clos, il est ouvert". Il s’ensuit donc que le tout (ou les ‘touts’, ou "un tout") est "ouvert" et donc n’est pas un ensemble. En outre, n’étant n’est ni un ni plusieurs ensembles, le tout n’est ni un ni multiple. Le tout est donc une multiplicité ouverte. Par conséquent, Deleuze peut, logiquement, en conclure, affinant ainsi la distinction entre tout et ensemble, et plus précisément, en définissant, cette fois, le tout par rapport à l’ensemble, que "le tout […] est […] ce par quoi l’ensemble n’est jamais absolument clos, jamais complètement à l’abri, ce qui le maintient ouvert quelque part". C’est pourquoi Deleuze affirmait que, si un ensemble est clos, il l’est "artificiellement". Ainsi, le tout, défini par l’ouvert et la relation, est-il un lien, un "fil ténu", qui ouvre l’ensemble "au reste de l’univers". Si l’ensemble était absolument clos, on ne pourrait pas comprendre, dans l’exemple de Bergson, le processus de dissolution du sucre dans le verre d’eau. En tant qu’ensemble clos, il a des parties ("l’eau, le sucre, peut-être la cuiller"), mais c’est en tant que tout qu’il change, et donc que le sucre peut fondre. La dissolution en tant que changement qualitatif ininterrompu ("le pur devenir sans arrêt") relève du tout et non de l’ensemble, c’est-à-dire qu’elle se déroule dans "une autre dimension", que celle, quantitative, de l’ensemble. Or Bergson déclare que "le Tout […] progresse peut-être à la manière d’une conscience" (EC, p. 502-503 (10-11)) ; c’est pourquoi Deleuze peut dire que "c’est en ce sens qu’il est spirituel ou mental". Si "tout ce qui est clos est artificiellement clos", la détermination d’un ensemble, sa clôture, n’est pas pourtant purement arbitraire. Elle est certes une "abstraction" mais celle-ci est légitime car opérée par "mes sens et mon entendement." Mais fermer un ensemble, opérer son découpage, est une opération qui, même si elle n’est que relative, peut néanmoins être poussée indéfiniment, sans atteindre à un terme dernier. Si c’était le cas, l’ensemble n’aurait en effet plus de lien au tout, c’est-à-dire qu’il serait impossible de le mettre en relation avec un autre ensemble, à commencer par lui-même. C’est-à-dire qu’il serait purement et simplement impensable. Ce serait une contradiction puisque l’ensemble peut être défini de manière conceptuelle. Ainsi, Deleuze peut-il affirmer plus généralement que même si "le lien de chaque chose avec le tout est impossible à rompre […] il peut du moins être […] rendu de plus en plus ténu."

Après avoir davantage précisé la distinction entre le concept de tout et celui d’ensemble, Deleuze en arrive à la dernière étape de sa démonstration. En effet, les ensembles sont clos contrairement au tout qui est relation à l’ouvert. Or le tout est "spirituel ou mental". Donc, les ensembles en tant que clos, renvoient non à la conscience mais à la matière. Plus précisément, les ensemble clos, composés de parties, se rapportent à l’organisation de la matière conçue comme partes extra partes.

Ainsi, c’est "le déploiement de l’espace qui les [ensembles déterminés de parties] rend nécessaires." Le tout en tant qu’ouverture des ensembles, et les faisant changer, c’est-à-dire passer par différents états qualitatifs, les fait durer. Le "tout, les touts" sont donc ce qui relie les ensembles (avec eux-mêmes et avec les autres) dans la durée. Or, on a vu que le tout et les touts sont distincts et indiscernables ; donc ils "sont la durée même qui ne cesse pas de changer".

Nous sommes maintenant à même de saisir la pertinence de l’analyse deleuzienne du couple conceptuel tout / ensemble. Cette distinction permet en effet de distinguer absolument les concepts d’espace et de durée. Les parties des ensembles ne sont mobiles que parce qu’ils sont reliés au tout. C’est le tout ouvert qui explique le mouvement réel. Sans le tout, il n’y aurait pas de mouvement réel, mais seulement des coupes immobiles. On ne donnerait l’illusion du mouvement qu’à établir une succession, spatiale par définition, de telles coupes ; on joindrait aux "coupes immobiles" un temps abstrait. La durée concrète au contraire a pour principe même le mouvement réel, puisqu’elle est la relation même, c’est-à-dire la mise en relation par le tout, ce "lien paradoxal".

Le mouvement réel est donc celui du tout comme ouvert qui anime les systèmes clos, coupes immobiles, et qui fait ainsi étinceler des "coupes mobiles".

 

 

 

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