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28/04/2009

Ut universi et singuli

 

« Un ossuaire c'est cent os, c'est mille os, c'est dix mille os [...] Je me promène dans un ossuaire, bon, qu'est-ce que ça veut dire ? Par où le désir passe ? » (Deleuze)

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« Dans l’ossuaire, Sartre a volé un crâne que nous avons emporté. » (Beauvoir)

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On ne peut affirmer avec vérité que le néant – qui est, rappelons-le, néant actuel de quelque chose – s’identifie au non-être. Non, μὴ ὄν n’est pas οὐκ ὄν ; μὴ ὄν est en fait ἕτερον, et par suite n’est pas un pur rien. La présence d’une absence n’est pas l’absence de la présence en tant que telle, puisque l’absence de la présence serait en réalité présence d’une hypothétique négation absolue. Bien évidemment, la négation peut tout nier, sauf, une fois pour toutes, le fait même de cette négation continuelle. Il s’agit alors d’un cas typique de régression ad infinitum, de nihilisme de type autophage, voire de nature auto-immune. Ainsi, poser le néant (absence, donc, d’un étant particulier) comme identique au non-être revient-il à poser la contradiction comme ontologique, mais de manière performative. En conséquence, c’est là finalement poser l’être, mais refuser le λόγος voire le νοῦς en tant que tels, et non pas simplement l’une de leurs manifestations. Une telle entreprise est en réalité parasitaire, voire hystérique, puisque, par principe, elle nécessite ce qu’elle nie. Ceteris paribus, un problème similaire se pose avec ce que l’on nommerait volontiers des ratichonnades de birbaillons, ces fantaisies qui posent un étant nécessaire unique. Non, soyons ici résolument aristotéliciens : « dire de l’Être qu’il est et du Non-Être qu’il n’est pas, c’est le vrai ».

De même qu’il s’agit de ne pas confondre « néant » avec « non-être », il convient de distinguer soigneusement l’être de l’étant, c’est-à-dire εἶναι de τὸ ὄν , esse de ens, et Sein de Seiende. L’étant (τὸ ὄν, ens ou Seiende) est ce qui est, ce qui a l’être. Et ce par quoi l’étant est, c’est l’être (εἶναι, esse ou Sein). Entre ces deux instances réside une différence, nommément, la fameuse différence ontologique.

En effet, pour que l’étant soit, l’être doit lui être donné. Ainsi, l’apparaître d’un étant se conçoit-il comme sa participation à la présence de l’être, au « il y a ». L’étant, donc, est bien sans conteste un participe présent. Mais si l’être procède à une donation d’être, celle-ci doit se faire selon une certaine différence. Car l’être donné à l’étant n’est pas l’être lui-même, et ce pour la simple raison qu’aucun étant ne peut effectuer une donation d’être sans l’avoir reçu. L’étant, sinon, serait l’être et donc ne pourrait pas être, faute d’une donation d’être. On voit se profiler un paradoxe : l’être n’aurait-t-il donc pas d’être ? Oui, car pour qu’il y ait de l’étant, il faut bien que l’être soit, mais à la condition expresse que l’être ne soit pas un étant. L’être, ce il y a de l’étant, doit donc être d’une manière différente que celle de l’étant. Mais comment alors penser l’être en lui-même ? En effet, il n’est ni l’étant, ni l’être de l’étant. On pourrait répondre que ce que donne l’être à l’étant, c’est sa différence d’avec lui. Il faudrait pourtant ajouter qu’il s’agit aussi d’une donation de la différence de l’être et de l’être de l’étant. Sinon, une fois de plus, l’être serait un étant. Mais cette différence impliquerait que l’on n’ait plus affaire à la donation d’être par l’être, puisque l’être donnerait sa différence d’avec lui-même, i.e. donnerait in fine ce qu’il n’a pas. Heidegger, c’est notoire, « résout » d'abord ce paradoxe via Héraclite : « Rien n'est plus cher à l'éclosion que le retrait. » L’être se donnerait donc en se retirant. Plus qu’une solution, on le voit, s’ouvre finalement ici une contradiction que, bien mollement, le dernier Heidegger finira tout de même par tenter de combattre. On peut certes y voir plutôt une majestueuse Enigme, ou même aller jusqu'à sacrifier aux mânes de Derrida, ainsi qu’aux pénates d’une « rature de l’origine ». Mais l'on aurait tort car, affirmons-le, le manque ne peut pas être ontologique.

Conservons un instant ce lexique ambigu, mais remarquons que la « donation » d’être à l’étant ne peut entrer dans une classique relation entre un sujet et un objet, voire un prédicat. C’est là un piège langagier qui accule au contradictoire, cette racine cachée du dieu anthropomorphe. Et s'il n’est pas nécessaire de rappeler ici le rôle prééminent du « berger de l’être » chez Heidegger, cette clairière où mènent les chemins de la Forêt-Noire a toutefois souvent des allures de Cour des miracles. Non, la soi-disant « donation » relève du Soi, à la fine pointe où l’identité et la différence, l’activité et passivité, coïncident. Le vrai cogito est, sinon un cogito acéphale, du moins un cogito sans phrases, i.e. un cogito intensif, un cogitare de la puissance. Oui, le domaine du possible est dessiné par le déploiement effectif de la puissance. Ce qui, plus abruptement, se dit aussi : la puissance n’est pas bornée par le possible a priori. Les illusions du langage reviennent en effet toujours à poser celui-ci comme condition, voire comme antérieur à l’être. Finalement, ceci revient à donner le primat à la représentation sur ce qu’elle représente, voire encore à confondre ces deux instances. O fantasmes, ô flatus vocis et hallucinations ! Mais dissipons-les : une logique pieuse est certes une piété envers une chimère, mais, stricto sensu, elle n'est plus une logique.