13/02/2005
Combinatoire et épuisement
Extrait de Deleuze, L’épuisé, postface à Beckett, Quad, Editions de Minuit :
« La combinatoire est l’art ou la science d’épuiser le possible, par disjonctions incluses. Mais seul l’épuisé peut épuiser le possible, parce qu’il a renoncé à tout besoin, préférence, but ou signification. Seul l’épuisé est assez désintéressé, assez scrupuleux. Il est bien forcé de remplacer les projets par des tables et des programmes dénués de sens. Ce qui compte pour lui, c’est dans quel ordre faire ce qu’il doit, et suivant quelles combinaisons faire deux choses à la fois, quand il le faut encore, pour rien. Le grand apport de Beckett à la logique est de montrer que l’épuisement (exhaustivité) ne va pas sans un certain épuisement physiologique : un peu comme Nietzsche montrait que l’idéal scientifique ne va pas sans une sorte de dégénérescence vitale, par exemple chez l’Homme à la sangsue, le consciencieux de l’esprit qui voulait tout connaître du cerveau de la sangsue. La combinatoire épuise son objet, mais parce que son objet est lui-même épuisé. L’exhaustif et l’exhausté (exhausted). Faut-il être épuisé pour se livrer à la combinatoire, ou bien est-ce la combinatoire qui nous épuise, qui nous mène à l’épuisement, ou bien les deux ensemble, la combinatoire et l’épuisement ? Là encore, disjonctions incluses. Et c’est peut-être comme l’envers et l’endroit d’une même chose: un sens ou une science aiguë du possible, jointe ou plutôt disjointe à une fantastique décomposition du moi. Ce que Blanchot dit de Musil, à quel point c’est vrai de Beckett : la plus haute exactitude et la plus extrême dissolution ; l’échange indéfini de formulations mathématiques et la poursuite de l’infime ou de l’informulé. Ce sont les deux sens de l’épuisement, il faut les deux pour abolir le réel. Beaucoup d’auteurs sont trop polis, et se contentent de proclamer l’oeuvre intégrale et la mort du moi. Mais on reste dans l’abstrait tant qu’on ne montre pas "comment c’est", comment on fait un "inventaire", erreurs comprises, et comment le moi se décompose, puanteur et agonie comprises : ainsi Malone meurt. Une double innocence, car, comme dit l’épuisé(e), "l’art de combiner ou la combinatoire n’est pas ma faute, c’est une tuile du ciel. Pour le reste je dirais non coupable" (Assez in Beckett, Têtes mortes, p.36).»
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