30/05/2007
L'Énigme du Réalisme (2)
par Ray Brassier
2. LA RÉPONSE CORRÉLATIONISTE
Confrontés à l’argument de Meillassoux concernant l’archifossile, les partisans du corrélationisme n’ont pas tardé à élaborer une contre-offensive. Dans un supplément à la prochaine traduction anglaise d’Après la finitude, Meillassoux récapitule les deux objections les plus fréquentes et y répond. La défense corrélationiste présente deux niveaux. D’abord, Meillassoux est accusé de transformer exagérément un phénomène inobservé en une négation de la corrélation, alors qu’en fait il ne s’agirait que d’une lacune de la corrélation. Puis Meillassoux est déclaré coupable de confondre naïvement l’empirique et le transcendantal. Nous considérerons chacune de ces objections, ainsi que les réponses que leur fait Meillassoux.
A un premier niveau, le corrélationiste affirme que, loin d’être nouveau et stimulant, l’argument de l’archifossile est simplement une mouture d’une objection éculée, et plutôt faible, à l’idéalisme transcendantal. En effet, poursuit le corrélationiste, l’archifossile n’est qu’un exemple de phénomène qui est resté non perçu. Mais des phénomènes non perçus se produisent à chaque instant et il est excessivement naïf de penser qu’ils suffisent à saper le statut transcendantal de la corrélation. Dans cette optique, la distance temporelle qui nous sépare des phénomènes ancestraux n’est, en son genre, pas différente de la distance spatiale qui nous sépare d’événements contemporains mais inobservés ayant lieu ailleurs dans l’univers. Le fait qu’il n’y avait personne il y a quelques 4,5 milliards d’années pour percevoir l’accrétion de la Terre n’a donc pas davantage de signification que le fait que personne actuellement n’est là, à 40 millions de millions de kilomètres d’ici, pour percevoir ce qui se passe sur la surface d’Alpha du Centaure. De plus, la notion de « distance » est un indicateur des limites de la perception qui est par nature ambigu et peu fiable ; la technologie nous permet de percevoir des objets extraordinairement éloignés dans l’espace et le temps, tandis que des myriades d’événement extrêmement proches sont continuellement non perçus. Ainsi, les extrêmes spatio-temporels ne diffèrent-ils pas des phénomènes qui ne sont pas perçus ou qui se produisent sans témoins, et dont font partie les événements qui ont lieu à l’intérieur de nos propres corps sans que nous n’en ayons jamais connaissance. L’archifossile est donc juste un autre exemple de phénomène non perçu et, comme les autres, il exemplifie simplement la nature essentiellement lacunaire de la manifestation – le fait qu’aucun phénomène n’est jamais absolument appréhendé d’une manière exhaustive par la perception ou la conscience. Loin de le nier, Kant et Husserl mettent l’accent sur le caractère intrinsèquement fini et limité de la connaissance humaine. Pour Kant, en effet, l’intuition sensible est incapable d’appréhender exhaustivement la complexité infinie des données de la sensation. De la même manière, pour Husserl, l’intentionnalité procède par esquisses qui n’épuisent jamais toutes les dimensions du phénomène. Mais le fait que chaque phénomène conserve un reliquat non appréhendé ne sape en rien le statut constitutif de la conscience transcendantale. Tout ce que cela montre, c’est le caractère par nature lacunaire de la manifestation, ainsi que l’inhérence du non manifeste à chaque manifestation. Un contrefactuel suffit à établir la persistance de la constitution transcendantale même dans les cas de manifestation lacunaire telle que l’archifossile. Ainsi, le fait contingent qu’est l’absence de quiconque pour assister à l’accrétion de la Terre est finalement sans importance ; s’il y avait eu un témoin, il aurait perçu le phénomène d’accrétion se déroulant en conformité avec les lois de la géologie et de la physique qui sont transcendantalement garanties par la corrélation. Finalement, conclut le corrélationiste, l’argument de l’archifossile échoue à mettre en question le corrélationisme car il confond simplement une lacune contingente de la manifestation avec l’absence nécessaire de manifestation.
Contre cette première ligne de défense, Meillassoux insiste sur le fait que l’archifossile ne peut être réduit à un exemple d’événement non perçu parce que l’antériorité temporelle impliquée dans la notion d’ancestralité reste irréductible à celle de « distance » temporelle. Réduire l’archifossile à un événement sans témoin, ou non perçu, revient à commettre une pétition de principe puisque c’est continuer à poser qu’il existe toujours une corrélation dans les termes de laquelle se mesurent les intervalles ou les lacunes de la manifestation. Mais l’archifossile n’est pas simplement un intervalle non manifeste ou une lacune dans la manifestation ; c’est une lacune de la manifestation tout court. L’antériorité à laquelle le phénomène ancestral fait référence ne pointe pas un temps précédent intérieur à la manifestation ; il indique un temps antérieur au temps de la manifestation dans son intégralité ; et il le fait selon une acception du terme « antériorité » qui ne peut être réduite au passé de la manifestation car il fait référence à un temps dans lequel la manifestation – avec ses dimensions passées, présentes et futures – a émergé. Meillassoux affirme donc que l’ « ancestral » ne peut être réduit à l’ « ancien ». Il y a toujours des degrés plus ou moins grand d’ « ancienneté » qui ne dépendent que du choix d’une mesure temporelle quelconque. L’ « ancienneté » reste fonction d’une relation entre le passé et le présent, relation qui est entièrement circonscrite par les conditions de la manifestation et donc, en ce sens, tout passé, quelle que soit son ancienneté, est toujours synchrone du présent corrélationnel. En mettant sur le même plan un écart temporel et une distance spatiale, l’objection corrélationiste décrite plus haut persiste à affirmer cette synchronicité sous-jacente. Mais l’ancestralité désigne une « diachronicité » radicale qui ne peut être corrélée au présent parce que celui-ci appartient au temps dans lequel les conditions de la corrélation entre le passé, le présent et le futur sont passées à l’existence. Ainsi l’ancestralité relève-t-elle d’une diachronicité incommensurable à toute mesure chronologique qui assurerait une réciprocité entre le passé, le présent, et le futur en tant que dimensions de la corrélation.
Meillassoux détecte dans cette première réponse corrélationiste un subterfuge qui consiste à substituer une lacune dans et pour la manifestation – une lacune qui est contemporaine de la conscience constituante, comme c’est toujours le cas avec le non perçu – à une lacune de la manifestation en tant que telle ; une manifestation qui ne peut être synchronisée à une conscience constituante (ou à n’importe quel opérateur transcendantal qui pourrait être invoqué). Le tour de passe-passe corrélationiste consiste ici à réduire l’archifossile – qui est non manifeste en tant qu’il se produit avant l’émergence des conditions de la manifestation – au non perçu, qui n’est qu’un intervalle mesurable ou un manque au sein des conditions de manifestation actuelles. Cependant, soutient Meillassoux, l’archifossile n’est ni une manifestation lacunaire ni une réalité temporelle interne à la manifestation (interne à la corrélation) ; il s’agit d’une réalité temporelle au sein de laquelle la manifestation elle-même est venue à l’existence, et où elle sombrera finalement dans l’inexistence. En conséquence, conclut Meillassoux, c’est une sérieuse mécompréhension que de penser qu’un contrefactuel suffise à réintégrer l’archifossile dans la corrélation, puisque la diachronicité qu’il implique ne peut être synchronisé à aucun présent corrélationnel.
N’étant pas parvenu à repousser l’argument de l’archifossile grâce à cette première ligne de défense, le corrélationiste adopte une deuxième stratégie. Celle-ci consiste à contester que l’ancestralité fasse référence à une dimension temporelle dans laquelle la temporalité corrélationnelle elle-même apparaît puis s’annihile. Une telle assertion trahit en effet une confusion fondamentale entre le niveau transcendantal, que les conditions de la corrélation atteignent, et le niveau empirique qui est celui où les organismes ou les entités matérielles qui en sont le support existent. Ces dernières sont en fait des objets spatio-temporels comme n’importe quels autres, qui émergent et périssent dans l’espace-temps physique, tandis que les premières fournissent les conditions d’objectivation sans lesquelles le savoir scientifique des objets spatio-temporels – et donc de l’archifossile lui-même – ne serait pas possible. Bien que ces conditions soient instanciées physiquement par des objets matériels spécifiques – i.e. les organismes humains – ils ne peuvent pas être dits exister de la même manière, et donc passer à l’existence ou à l’inexistence sous peine de paralogisme. Par conséquent, continue le corrélationiste, l’assertion selon laquelle les conditions de l’objectivation émergent dans l’espace-temps se révèle être une absurdité puisqu’il traite des conditions transcendantales comme si elles étaient des objets parmi d’autres. Mais les conditions transcendantales d’objectivation spatio-temporelle n’existent pas spatio-temporellement. Ceci ne veut pas dire qu’elles sont éternelles, ce qui serait les hypostasier une fois encore et leur attribuer un autre type d’existence objective, quoique dans un registre transcendant ou surnaturel. Elles ne sont en effet ni transcendantes ni surnaturelles – elles sont davantage les préconditions logiques d’inscription d’existence, plutôt que des entités objectivement existantes. En tant que conditions pour la connaissance scientifique de la réalité empirique – de laquelle l’archifossile est un exemple caractéristique – elles ne peuvent pas être elles-mêmes scientifiquement objectivées sans engendrer des paradoxes absurdes. L’affirmation selon laquelle le temps ancestral englobe la naissance et la mort de la subjectivité transcendantale est précisément un tel paradoxe, mais qui disparaîtra une fois que la confusion dont il est issu aura été diagnostiquée.
Pour Meillassoux, pourtant, que cette réponse paraisse d’abord plausible masque en réalité son inadéquation sous-jacente, inadéquation qui repose sur une équivoque dissimulée. On nous dit que la subjectivité transcendantale ne peut être objectivée, et donc qu’elle n’émerge ni ne périt dans l’espace-temps ; mais aussi qu’elle n’est ni immortelle ni éternelle, à la manière d’un principe métaphysique transcendant. En fait, c’est précisément ce qui distingue la subjectivité transcendantale dans sa finitude supposée de toute hypostase du principe de subjectivité, hypostase qui assimilerait son équivalent à une substance de durée infinie. Mais en tant que finie, la subjectivité transcendantale est indissociable de l’ensemble déterminé des conditions matérielles qui lui fournissent son support empirique. C’est pourquoi Husserl insiste sur le parallélisme nécessaire qui rend le transcendantal indissociable de l’empirique. C’est en effet ce parallélisme nécessaire qui distingue la subjectivité transcendantale de sa substantialisation métaphysique. Ainsi, bien que la subjectivité transcendantale soit simplement instanciée dans les esprits des organismes physiques, ne peut-elle pas subsister indépendamment de ces esprits et des organismes qui les portent. Même si elle n’existe pas dans l’espace et le temps, elle n’a pas d’autre type d’existence que celle de l’existence spatio-temporelle des corps physiques dans lesquels elle est instanciée. Et c’est précisément dans la mesure où elle est ancrée dans des esprits finis d’organismes physiques limités, doués de capacités sensorielles et intellectuelles bornées, que la raison humaine n’est pas infinie. Mais si la subjectivité transcendantale est nécessairement instanciée dans l’existence spatio-temporelle d’organismes physiques, alors il n’est guère rigoureux de prétendre qu’elle peut être entièrement séparée de corps existant objectivement. De fait, dans le sillage de la critique du sujet « sans monde » ou désincarné du transcendantalisme classique faite par Heidegger, on peut dire que la philosophie post-heideggerienne s’est engagée dans une « corporalisation » croissante du transcendantal. Merleau-Ponty est probablement l’avocat le plus éminent (même s’il est loin d’être le seul) du statut quasi-transcendantal de l’incarnation. Ainsi, et bien que la subjectivité transcendantale puisse n’être pas réductible aux corps existant objectivement, ni en être séparés, l’existence des corps – et a fortiori du langage, de la société, de l’histoire, de la culture, etc. – fournit-elle les conditions de l’instanciation du transcendantal (i.e. le « toujours déjà »). Par conséquent, conclut Meillassoux, alors qu’il est parfaitement plausible de soutenir que la corrélation assure la condition transcendantale de la connaissance de l’existence spatio-temporelle, il est aussi nécessaire de signaler le fait que le temps dans lequel les corps qui apportent les conditions de l’instanciation pour la corrélation naissent et périssent est également le temps qui détermine les conditions d’instanciation du transcendantal. Mais le temps ancestral qui détermine ces conditions ne peut être englobé dans le temps qui est coextensif à la corrélation, car c’est le temps dans lequel ces conditions corporelles, dont la corrélation dépend, surgissent puis disparaissent. Là où de telles conditions sont absentes, la corrélation l’est aussi. Le temps ancestral auquel se réfère l’archifossile est donc simplement le temps de l’inexistence de la corrélation. Ce temps ancestral est indexé par des phénomènes objectifs tels que l’archifossile ; mais son existence n’est pas liée à ces conditions d’objectivation dont la connaissance de l’archifossile dépend.
A un premier niveau, le corrélationiste affirme que, loin d’être nouveau et stimulant, l’argument de l’archifossile est simplement une mouture d’une objection éculée, et plutôt faible, à l’idéalisme transcendantal. En effet, poursuit le corrélationiste, l’archifossile n’est qu’un exemple de phénomène qui est resté non perçu. Mais des phénomènes non perçus se produisent à chaque instant et il est excessivement naïf de penser qu’ils suffisent à saper le statut transcendantal de la corrélation. Dans cette optique, la distance temporelle qui nous sépare des phénomènes ancestraux n’est, en son genre, pas différente de la distance spatiale qui nous sépare d’événements contemporains mais inobservés ayant lieu ailleurs dans l’univers. Le fait qu’il n’y avait personne il y a quelques 4,5 milliards d’années pour percevoir l’accrétion de la Terre n’a donc pas davantage de signification que le fait que personne actuellement n’est là, à 40 millions de millions de kilomètres d’ici, pour percevoir ce qui se passe sur la surface d’Alpha du Centaure. De plus, la notion de « distance » est un indicateur des limites de la perception qui est par nature ambigu et peu fiable ; la technologie nous permet de percevoir des objets extraordinairement éloignés dans l’espace et le temps, tandis que des myriades d’événement extrêmement proches sont continuellement non perçus. Ainsi, les extrêmes spatio-temporels ne diffèrent-ils pas des phénomènes qui ne sont pas perçus ou qui se produisent sans témoins, et dont font partie les événements qui ont lieu à l’intérieur de nos propres corps sans que nous n’en ayons jamais connaissance. L’archifossile est donc juste un autre exemple de phénomène non perçu et, comme les autres, il exemplifie simplement la nature essentiellement lacunaire de la manifestation – le fait qu’aucun phénomène n’est jamais absolument appréhendé d’une manière exhaustive par la perception ou la conscience. Loin de le nier, Kant et Husserl mettent l’accent sur le caractère intrinsèquement fini et limité de la connaissance humaine. Pour Kant, en effet, l’intuition sensible est incapable d’appréhender exhaustivement la complexité infinie des données de la sensation. De la même manière, pour Husserl, l’intentionnalité procède par esquisses qui n’épuisent jamais toutes les dimensions du phénomène. Mais le fait que chaque phénomène conserve un reliquat non appréhendé ne sape en rien le statut constitutif de la conscience transcendantale. Tout ce que cela montre, c’est le caractère par nature lacunaire de la manifestation, ainsi que l’inhérence du non manifeste à chaque manifestation. Un contrefactuel suffit à établir la persistance de la constitution transcendantale même dans les cas de manifestation lacunaire telle que l’archifossile. Ainsi, le fait contingent qu’est l’absence de quiconque pour assister à l’accrétion de la Terre est finalement sans importance ; s’il y avait eu un témoin, il aurait perçu le phénomène d’accrétion se déroulant en conformité avec les lois de la géologie et de la physique qui sont transcendantalement garanties par la corrélation. Finalement, conclut le corrélationiste, l’argument de l’archifossile échoue à mettre en question le corrélationisme car il confond simplement une lacune contingente de la manifestation avec l’absence nécessaire de manifestation.
Contre cette première ligne de défense, Meillassoux insiste sur le fait que l’archifossile ne peut être réduit à un exemple d’événement non perçu parce que l’antériorité temporelle impliquée dans la notion d’ancestralité reste irréductible à celle de « distance » temporelle. Réduire l’archifossile à un événement sans témoin, ou non perçu, revient à commettre une pétition de principe puisque c’est continuer à poser qu’il existe toujours une corrélation dans les termes de laquelle se mesurent les intervalles ou les lacunes de la manifestation. Mais l’archifossile n’est pas simplement un intervalle non manifeste ou une lacune dans la manifestation ; c’est une lacune de la manifestation tout court. L’antériorité à laquelle le phénomène ancestral fait référence ne pointe pas un temps précédent intérieur à la manifestation ; il indique un temps antérieur au temps de la manifestation dans son intégralité ; et il le fait selon une acception du terme « antériorité » qui ne peut être réduite au passé de la manifestation car il fait référence à un temps dans lequel la manifestation – avec ses dimensions passées, présentes et futures – a émergé. Meillassoux affirme donc que l’ « ancestral » ne peut être réduit à l’ « ancien ». Il y a toujours des degrés plus ou moins grand d’ « ancienneté » qui ne dépendent que du choix d’une mesure temporelle quelconque. L’ « ancienneté » reste fonction d’une relation entre le passé et le présent, relation qui est entièrement circonscrite par les conditions de la manifestation et donc, en ce sens, tout passé, quelle que soit son ancienneté, est toujours synchrone du présent corrélationnel. En mettant sur le même plan un écart temporel et une distance spatiale, l’objection corrélationiste décrite plus haut persiste à affirmer cette synchronicité sous-jacente. Mais l’ancestralité désigne une « diachronicité » radicale qui ne peut être corrélée au présent parce que celui-ci appartient au temps dans lequel les conditions de la corrélation entre le passé, le présent et le futur sont passées à l’existence. Ainsi l’ancestralité relève-t-elle d’une diachronicité incommensurable à toute mesure chronologique qui assurerait une réciprocité entre le passé, le présent, et le futur en tant que dimensions de la corrélation.
Meillassoux détecte dans cette première réponse corrélationiste un subterfuge qui consiste à substituer une lacune dans et pour la manifestation – une lacune qui est contemporaine de la conscience constituante, comme c’est toujours le cas avec le non perçu – à une lacune de la manifestation en tant que telle ; une manifestation qui ne peut être synchronisée à une conscience constituante (ou à n’importe quel opérateur transcendantal qui pourrait être invoqué). Le tour de passe-passe corrélationiste consiste ici à réduire l’archifossile – qui est non manifeste en tant qu’il se produit avant l’émergence des conditions de la manifestation – au non perçu, qui n’est qu’un intervalle mesurable ou un manque au sein des conditions de manifestation actuelles. Cependant, soutient Meillassoux, l’archifossile n’est ni une manifestation lacunaire ni une réalité temporelle interne à la manifestation (interne à la corrélation) ; il s’agit d’une réalité temporelle au sein de laquelle la manifestation elle-même est venue à l’existence, et où elle sombrera finalement dans l’inexistence. En conséquence, conclut Meillassoux, c’est une sérieuse mécompréhension que de penser qu’un contrefactuel suffise à réintégrer l’archifossile dans la corrélation, puisque la diachronicité qu’il implique ne peut être synchronisé à aucun présent corrélationnel.
N’étant pas parvenu à repousser l’argument de l’archifossile grâce à cette première ligne de défense, le corrélationiste adopte une deuxième stratégie. Celle-ci consiste à contester que l’ancestralité fasse référence à une dimension temporelle dans laquelle la temporalité corrélationnelle elle-même apparaît puis s’annihile. Une telle assertion trahit en effet une confusion fondamentale entre le niveau transcendantal, que les conditions de la corrélation atteignent, et le niveau empirique qui est celui où les organismes ou les entités matérielles qui en sont le support existent. Ces dernières sont en fait des objets spatio-temporels comme n’importe quels autres, qui émergent et périssent dans l’espace-temps physique, tandis que les premières fournissent les conditions d’objectivation sans lesquelles le savoir scientifique des objets spatio-temporels – et donc de l’archifossile lui-même – ne serait pas possible. Bien que ces conditions soient instanciées physiquement par des objets matériels spécifiques – i.e. les organismes humains – ils ne peuvent pas être dits exister de la même manière, et donc passer à l’existence ou à l’inexistence sous peine de paralogisme. Par conséquent, continue le corrélationiste, l’assertion selon laquelle les conditions de l’objectivation émergent dans l’espace-temps se révèle être une absurdité puisqu’il traite des conditions transcendantales comme si elles étaient des objets parmi d’autres. Mais les conditions transcendantales d’objectivation spatio-temporelle n’existent pas spatio-temporellement. Ceci ne veut pas dire qu’elles sont éternelles, ce qui serait les hypostasier une fois encore et leur attribuer un autre type d’existence objective, quoique dans un registre transcendant ou surnaturel. Elles ne sont en effet ni transcendantes ni surnaturelles – elles sont davantage les préconditions logiques d’inscription d’existence, plutôt que des entités objectivement existantes. En tant que conditions pour la connaissance scientifique de la réalité empirique – de laquelle l’archifossile est un exemple caractéristique – elles ne peuvent pas être elles-mêmes scientifiquement objectivées sans engendrer des paradoxes absurdes. L’affirmation selon laquelle le temps ancestral englobe la naissance et la mort de la subjectivité transcendantale est précisément un tel paradoxe, mais qui disparaîtra une fois que la confusion dont il est issu aura été diagnostiquée.
Pour Meillassoux, pourtant, que cette réponse paraisse d’abord plausible masque en réalité son inadéquation sous-jacente, inadéquation qui repose sur une équivoque dissimulée. On nous dit que la subjectivité transcendantale ne peut être objectivée, et donc qu’elle n’émerge ni ne périt dans l’espace-temps ; mais aussi qu’elle n’est ni immortelle ni éternelle, à la manière d’un principe métaphysique transcendant. En fait, c’est précisément ce qui distingue la subjectivité transcendantale dans sa finitude supposée de toute hypostase du principe de subjectivité, hypostase qui assimilerait son équivalent à une substance de durée infinie. Mais en tant que finie, la subjectivité transcendantale est indissociable de l’ensemble déterminé des conditions matérielles qui lui fournissent son support empirique. C’est pourquoi Husserl insiste sur le parallélisme nécessaire qui rend le transcendantal indissociable de l’empirique. C’est en effet ce parallélisme nécessaire qui distingue la subjectivité transcendantale de sa substantialisation métaphysique. Ainsi, bien que la subjectivité transcendantale soit simplement instanciée dans les esprits des organismes physiques, ne peut-elle pas subsister indépendamment de ces esprits et des organismes qui les portent. Même si elle n’existe pas dans l’espace et le temps, elle n’a pas d’autre type d’existence que celle de l’existence spatio-temporelle des corps physiques dans lesquels elle est instanciée. Et c’est précisément dans la mesure où elle est ancrée dans des esprits finis d’organismes physiques limités, doués de capacités sensorielles et intellectuelles bornées, que la raison humaine n’est pas infinie. Mais si la subjectivité transcendantale est nécessairement instanciée dans l’existence spatio-temporelle d’organismes physiques, alors il n’est guère rigoureux de prétendre qu’elle peut être entièrement séparée de corps existant objectivement. De fait, dans le sillage de la critique du sujet « sans monde » ou désincarné du transcendantalisme classique faite par Heidegger, on peut dire que la philosophie post-heideggerienne s’est engagée dans une « corporalisation » croissante du transcendantal. Merleau-Ponty est probablement l’avocat le plus éminent (même s’il est loin d’être le seul) du statut quasi-transcendantal de l’incarnation. Ainsi, et bien que la subjectivité transcendantale puisse n’être pas réductible aux corps existant objectivement, ni en être séparés, l’existence des corps – et a fortiori du langage, de la société, de l’histoire, de la culture, etc. – fournit-elle les conditions de l’instanciation du transcendantal (i.e. le « toujours déjà »). Par conséquent, conclut Meillassoux, alors qu’il est parfaitement plausible de soutenir que la corrélation assure la condition transcendantale de la connaissance de l’existence spatio-temporelle, il est aussi nécessaire de signaler le fait que le temps dans lequel les corps qui apportent les conditions de l’instanciation pour la corrélation naissent et périssent est également le temps qui détermine les conditions d’instanciation du transcendantal. Mais le temps ancestral qui détermine ces conditions ne peut être englobé dans le temps qui est coextensif à la corrélation, car c’est le temps dans lequel ces conditions corporelles, dont la corrélation dépend, surgissent puis disparaissent. Là où de telles conditions sont absentes, la corrélation l’est aussi. Le temps ancestral auquel se réfère l’archifossile est donc simplement le temps de l’inexistence de la corrélation. Ce temps ancestral est indexé par des phénomènes objectifs tels que l’archifossile ; mais son existence n’est pas liée à ces conditions d’objectivation dont la connaissance de l’archifossile dépend.
(A SUIVRE : 3. ANCESTRALITÉ ET CHRONOLOGIE)
21:45 | Lien permanent | Commentaires (5)
Commentaires
"Donc, vous voyez, ce que j'ai essayé de faire c'est juste un tableau de propositions, quatre propositions contre quatre propositions, et je dis simplement que, dans les propositions de la théorie du Droit Naturel classique, Cicéron-saint Thomas, vous avez le développement juridique d'une vision morale du monde, et, dans l'autre cas, la conception qui trouve son point de départ avec Hobbes, vous avez le développement et tous les germes d'une conception juridique de l'Éthique : les Êtres se définissent par leur puissance."
(Deleuze)
-« Deleuze distingue deux types de plan sur lesquels se distribuent une vie ou une pensée : un plan d'organisation et un plan de consistance ou plan d'immanence. Le plan d'organisation dispose toujours d'une dimension SUPPLEMENTAIRE et TRANSCENDANTE, d'un principe de composition plus ou moins caché, d'un dessein ou d'une Loi (humains ou divins) qui organisent et orientent l'évolution des formes et le développement des sujets. Le plan de consistance ou d'immanence ne connaît au contraire que des éléments non formés, (particules ou molécules emportées par des flux) et des processus de subjectivation, qui deviennent dans un temps flottant aux directions multiples, et dans un espace toujours ouvert sur le dehors et sur les rencontres auxquelles il ne cesse de donner lieu. Ici il n'y a plus de formes, mais des rapports entre éléments non formés, il n'y a plus de sujets mais des subjectivations sans sujet qui constituent des agencements collectifs et qui dessinent des cartes des vitesses et des intensités, mouvements imprédictibles et imperceptibles. Vivre (ou penser) ne signifie pas suivre les épisodes ordonnés d'une histoire préétablie, mais sélectionner des rencontres et des vitesses, construire un plan et consister sur sa surface, tracer des orientations, des directions, des entrées et des sorties, une géographie
dynamique plutôt qu'une histoire. » (Deleuze)
Écrit par : Ceci n'est pas un Archifossile | 31/05/2007
Certes. Mais n'allons pas trop vite.
Écrit par : Anaximandrake | 03/06/2007
Au commencement était le verbe
Mais à la fin ne subsistait que les mots...
Écrit par : F. | 03/06/2007
N'hésitez pas à préciser ; c'est une nécessité pour aller au-delà les clichés.
Écrit par : Anaximandrake | 04/06/2007
Lacan c'est beaucoup mieux.
Certes, il n'y a pas de honte au logis...
Écrit par : Philippe Larollière | 11/06/2007
Les commentaires sont fermés.