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23/05/2007

L'Énigme du Réalisme (1)

Je proposerai ici, et en plusieurs volets, une traduction de l'article de Ray Brassier qui présente et discute les thèses d'Après la finitude de Quentin Meillassoux, cet Essai sur la nécessité de la contingence qualifié par Badiou de « critique de la Critique ». Ce texte, publié en anglais dans Collapse n°2 en mars dernier, est l'adaptation de l'un des chapitres de l'ouvrage de Ray Brassier à paraître cette année et intitulé Nihil Unbound : Enlightement and Extinction (Basingstoke : Palgrave MacMillan). Il est à noter que les actes du colloque Speculative Realism, qui s'est tenu à Londres le 27 avril dernier et au cours duquel Meillassoux a notamment éclairci la question du statut de l'intuition intellectuelle dans son argumentation – point considéré comme problématique par Brassier – devraient être publiés cet automne chez Urbanomic. A cette occasion, les thèmes majeurs qui y furent évoqués seront, en tant que tels, repris et disputés ici même.

 

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 Quentin Meillassoux & Ray Brassier

 

 

L’ ÉNIGME DU RÉALISME.
À propos d'Après la finitude de Quentin Meillassoux.

Par Ray BRASSIER

 

 

1. L’ARCHIFOSSILE

Quentin Meillassoux a récemment proposé un diagnostic convaincant de ce qui est le plus problématique dans les relations entre la philosophie post-kantienne et les sciences naturelles. Il s’agit de l’énigme de l’ « archifossile ». Si un fossile est un matériau portant les traces d’une vie préhistorique, un « archifossile » est un matériau qui porte les traces d’un phénomène « ancestral », antérieur même à l’émergence de la vie. Il constitue la base matérielle des expériences permettant l’estimation des phénomènes ancestraux, que sont, par exemple, l’isotope radioactif dont le taux de désintégration donne une approximation de l’âge d’échantillons rocheux, ou encore la lumière des étoiles distantes, dont la luminosité indique l’âge. Les sciences naturelles produisent des assertions de type ancestral, comme celle qui consiste à dire que l’univers a approximativement 13,7 milliards d’années, que la Terre s’est formée il y a environ 4,5 milliards d’années, que la vie s’est développée sur Terre il y a à peu près 3,5 milliards d’années, et que les plus vieux ancêtres du genre Homo ont émergé il y a environ 2 millions d’années. Il génère toutefois aussi un nombre grandissant d’énoncés « descendants », comme, par exemple, celui affirmant que la Voie Lactée entrera en collision avec  la galaxie d’Andromède dans 3 milliards d’années, ou que la Terre sera incinérée par le soleil d’ici 4 milliards d’années, ou que toutes les étoiles de l’univers cesseront de briller dans 100 billions (1) d’années, ou que, finalement, d’ici un billion de billions de billions d’années, toute matière se désintégrera en particules élémentaires libres. De telles assertions devraient davantage étonner les philosophes, car elles représentent un sérieux problème pour la philosophie post-kantienne. Cependant, d’une manière étrange, cette dernière semble en rester totalement inaffectée. Dire que ces énoncés sont philosophiquement énigmatiques n’a rien à voir avec une gêne relative aux méthodes de mesure utilisées, ni avec quelque doute que ce soit concernant la méthodologie scientifique. S'ils sont énigmatiques, c'est à cause des saisissantes implications philosophiques que produit leur sens littéral. Celui-ci semble en effet impliquer une violation des conditions fondamentales d’intelligibilité conceptuelle stipulées par la philosophie post-kantienne. Afin de comprendre pourquoi, il nous faut d’abord en présenter l’esquisse.

 

Malgré leurs différences variées, les philosophes post-kantiens peuvent être dits partager une conviction fondamentale : que l’idée d’un monde-en-soi, subsistant indépendamment de notre relation à lui, est une absurdité. La réalité objective doit être garantie de manière transcendantale, que ce soit par la pure conscience, par le consensus intersubjectif, ou par une communauté d’agents rationnels ; sans de tels garants, l’on n’a affaire qu’à une chimère métaphysique. Pour ceux qui méprisent ce qu’ils disqualifient dédaigneusement comme le vocabulaire cartésien « désuet » du « représentationalisme », du « dualisme sujet/objet », et plus généralement de l’épistémologie, c’est notre relation pré-théorique au monde, caractérisée par le Dasein ou la « Vie », qui apporte les préconditions ontologiques requises pour l’intelligibilité des assertions scientifiques évoquées plus haut. Il est donc clair que les philosophes post-kantiens se montrent régulièrement paternalistes envers ces énoncés à propos du monde, en les désignant comme des abstractions appauvries dont le sens doit être rapporté à cette relation sub-représentationnelle ou pré-théorique au phénomène. Pour ces philosophes, c’est la relation au monde – Dasein, Existence, Vie – qui fournit la condition originaire pour la manifestation de tous les phénomènes, y compris les ancestraux. Par conséquent, si l’idée de monde-en-soi, d’un empire des phénomènes subsistant indépendamment de notre relation à lui, est un tant soit peu intelligible, elle ne peut l’être qu’en tant que chose en soi ou indépendante, « pour nous ». C’est la doxa dominante de la philosophie post-métaphysique : ce qui est fondamental, ce n’est ni une substance hypostasiée, ni un sujet réifié, mais plutôt la relation entre une pensée inobjectivable et un être irreprésentable, la réciprocité primordiale ou « co-appropriation » du logos et de la physis qui, à la fois, unit et distingue les termes qu’il relie. Cette primauté de la relation dans la philosophie post-métaphysique – dont le symptôme emblématique est la question de la « différence » – est devenu une orthodoxie qui est d’autant plus insidieuse qu’elle est présentée comme une profonde innovation (2).

 
Meillassoux lui a donné un nom : « corrélationisme ». Le corrélationisme affirme l’indissoluble primauté de la relation entre la pensée et son corrélat sur l’hypostase métaphysique ou sur la réification représentationnelle de l’un des termes de la relation. Le corrélationisme est subtil : il ne nie jamais que nos pensées ou nos assertions ont pour visée des réalités indépendantes de l’esprit ou du langage ; il stipule simplement que cette dimension apparemment indépendante reste reliée à la pensée et au langage de manière interne. Ainsi, le corrélationisme contemporain disqualifie-t-il la problématique du scepticisme, et plus généralement de l’épistémologie, et ce en tant que position cartésienne datée : il est supposé qu’il n’y a aucun problème quant à savoir comment nous sommes capables de représenter adéquatement la réalité, puisque nous sommes « toujours déjà » en dehors de nous-mêmes et immergés ou engagés dans le monde (et, en effet, cette platitude est considérée généralement comme la grande intuition Heideggeriano-Wittgensteinienne). Notons que le corrélationnisme n’a pas besoin de privilégier  la « pensée » ou la « conscience » comme relation clef – il peut aisément les remplacer par « l’être-dans-le-monde », « la perception », « la sensibilité », « l’intuition », « l’affect », ou même « la chair ». Chacun de ces termes a en effet figuré dans des variétés spécifiquement phénoménologiques de corrélationisme (3).

 

Toutefois, l'archifossile présente une difficulté pour le corrélationiste. Comment celui-ci peut-il donner un sens aux allégations ancestrales de la science ? Le corrélationisme insiste sur le fait qu'il ne peut y avoir de réalité connaissable indépendamment de notre relation à la réalité ; pas de phénomènes sans quelque opérateur transcendantal – comme la Vie, la conscience ou le Dasein – qui engendre les conditions d'apparition à travers lesquelles les phénomènes se manifestent. En l'absence de cette relation originaire et de ces conditions transcendantales, rien ne peut apparaître, être appréhendé, pensé ou connu. Par conséquent, poursuivra le corrélationiste, même les phénomènes décrits par les sciences ne sont pas possibles indépendamment de la relation par laquelle les phénomènes apparaissent. De plus, ajoutera le corrélationiste, c'est précisément la nature transcendantale de la corrélation en tant que condition sine qua non de la connaissance qui élimine la possibilité de l'idéalisme empiriste. Donc, contre Berkeley, Kant maintient que les choses connues ne dépendent pas du fait d'être perçues précisément parce que les choses connues sont des représentations et que les représentations sont engendrées via des synthèses transcendantales de forme catégorique et de matière sensible. La synthèse est enracinée dans la pure aperception qui produit la forme transcendantale de l'objet comme son corrélat nécessaire et garant de l'objectivité. L'objet transcendantal n'est pas connaissable, puisqu'il fournit la forme de l'objectivité qui subsume tous les objets connaissables ; chacun d'eux doit être relié à un autre par les chaînes de la causalité englobées par l'unité de l'expérience possible et circonscrites par les pôles réciproques du sujet transcendantal et de l'objet transcendantal. Cependant, l'archifossile désigne une réalité qui ne tombe pas entre ces pôles et qui refuse d'être intégré dans le réseau de l'expérience possible reliant entre eux tous les objets connaissables, et ce, parce qu'il a lieu en un temps qui est antérieur à la possibilité de l'expérience. L'archifossile pointe donc vers une réalité connaissable qui n'est pas donnée dans l'objet transcendantal de l'expérience possible. C'est une éventualité que Kant dénie explicitement :

« Nous pouvons donc dire que les choses réelles du passé sont données dans l'objet transcendantal de l'expérience ; mais elles sont objets pour moi et réelles dans le passé, seulement tant que je me représente (que ce soit par l'histoire ou par une série de causes et d'effets) que des séries régressives de perceptions possibles en accord avec les lois empiriques, en un mot, que le cours du monde, nous conduit à une série temporelle passée comme condition du temps présent - une série qui, toutefois, peut être représentée comme actuelle non pas en elle-même mais seulement en connection avec une expérience possible. En conséquence, tous les événements qui ont eu lieu lors des immenses périodes qui ont précédé ma propre existence ne veulent réellement rien dire si ce n'est la possibilité d'étendre la chaîne de l'expérience à partir de la perception présente jusqu'aux conditions qui déterminent cette perception selon l'ordre du temps. » (4)

 

Pour Kant, par conséquent, le temps ancestral de l'archifossile ne peut pas être représenté comme existant en soi mais seulement comme connecté à une expérience possible. Mais nous ne pouvons pas nous représenter à nous-mêmes une série régressive de perceptions possibles en accord avec les lois empiriques capable de nous conduire de nos perceptions présentes à un temps ancestral de l'ordre de l'archifossile. Il est strictement impossible de prolonger la chaîne de l'expérience de notre perception présente de l'isotope radioactif jusqu'à l'instant de l'accrétion de la Terre indexé par sa radiation, car l'intégralité de la série temporelle coextensive à l'expérience possible elle-même a émergé lors d'un temps géologique durant lequel il n'y avait aucune perception. Nous ne pouvons pas étendre la chaîne des perceptions possibles à partir de l'émergence du système nerveux, qui fournit les conditions matérielles de la possibilité d'une expérience perceptive.

 

C'est donc précisément la nécessité d'une corrélation originaire, qu'elle soit entre le connaissant et le connu, ou entre le Sein et le Dasein, que les assertions ancestrales de la science contredisent catégoriquement. Au mépris flagrant de ces conditions transcendantales supposées nécessaires à toute manifestation, elles décrivent des occurrences antérieures à l'émergence de la vie, et des objets qui existent indépendamment de toute relation à la pensée. De la même manière, les énoncés scientifiques de type « descendants » font référence à des événements postérieurs à l'extinction de la vie et à l'annihilation de la pensée. Mais comment de telles affirmations peuvent-elles être vraies si le corrélationisme est consistant ? Elles n'ont pas seulement pour objet des événements se produisant indépendamment de l'existence de la vie et de la pensée, mais elles inscrivent aussi les conditions transcendantales d'apparition elles-mêmes dans une ligne temporelle empirique.  Comment la relation à la réalité incorporée dans la vie ou la pensée peut-elle être considérée comme transcendantalement nécessaire (sine qua non) à la possibilité de la manifestation spatio-temporelle quand la science affirme sans équivoque que la vie et la pensée, et partant cette relation fondamentale, ont un début et une fin déterminées dans l'espace-temps ? Les assertions ancestrales et « descendantes » de la science n'impliquent-elles pas que ces conditions de manifestation spatio-temporelle ontologiquement génératives privilégiées par les corrélationistes - Dasein, vie, conscience, et ainsi de suite - sont elles-mêmes simplement des occurrences spatio-temporelles comme n'importe quelles autres ?




(1) Au sens français, soit : 100 000 000 000 000.

 

(2) Graham Harman a élaboré une critique profonde de cette tendance de la philosophie contemporaine, qu’il considère comme un avatar d’un anti-réalisme généralisé. Si la relation en question est la relation épistémologique entre l’esprit et le monde, la relation phénoménologique entre le noèse et le noème, la relation ekstatique entre le Sein et le Dasein, la relation préhensive entre événements-objets, ou la relation processuelle entre matière et mémoire, Harman affirme que le primat de la relation occulte la réalité discontinue des objets en faveur de leurs idéalisations réciproques. L’interprétation très originale de Heidegger par Harman constitue le point de départ pour une ré-orientation complète de la phénoménologie, de la primauté de la relation de l’homme aux choses vers les choses elles-mêmes considérées indépendamment de leurs relations aux humains ou entre elles. En conséquence, la tâche fondamentale pour cette « philosophie orientée vers les objets » consiste à expliquer comment des objets autonomes peuvent être à même d'interagir entre eux. A cette fin, Harman a développé une théorie particulièrement ingénieuse de « causalité déléguée » [vicarious causation]. Voir la contribution de Harman dans Collapse n°2, pp.171-205.

 

(3) Les écrits de Husserl et Heidegger sont parsemés d’expressions paradigmatiques du credo corrélationiste. En voici juste deux exemples :

« L’existence de la Nature ne peut pas être la condition de l’existence de la conscience, puisque la Nature elle-même est un corrélat de la conscience : la Nature n’est qu’en étant constituée par des liaisons régulières de la conscience. » (Edmund Husserl, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie, 1913)

« A strictement parler, on ne peut pas dire : il fut un temps où il n’y avait pas d’êtres humains. De tout temps, il y a eu, il y a et il y aura des êtres humains, car le temps ne se temporalise lui-même qu’aussi longtemps qu’existent des êtres humains. Il n’y a pas de temps pendant lequel il n’y a pas eu d’êtres humains, non parce qu’il existerait des êtres humains de toute éternité, mais parce que le temps n’est pas l’éternité, et que, toujours, le temps se temporalise lui-même en un seul temps à la fois, en tant qu’humain, que Dasein historique. » (Heidegger, Introduction à la métaphysique, 1935)

 

(4) Kant, Critique de la raison pure, A495.

 

 

(A SUIVRE : 2. LA RÉPONSE CORRÉLATIONISTE)

 

Commentaires

ca ne se lit pas comme du Eugène Sue, mais c'est néanmoins passionant.
To be continued...

Écrit par : Tlön | 25/05/2007

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