18/11/2008
Possumus
« L'homme dit : "Je suis plus intelligent que l'Océan". C'est possible, mais l'Océan lui est plus redoutable que lui à l'Océan : c'est ce qu'il n'est pas nécessaire de prouver. » (Lautréamont)
Pour les Présocratiques, « possible » signifie avant tout possibilité physique. On rend raison de la φύσις par la δύναμις ; c'est le pouvoir d'un être qui définit le pouvoir-être, i.e. le possible. C’est l’air (Anaximène), l’eau (Thalès) ou le feu (Héraclite) qui, en dernier ressort, expliquent physiquement l’immense variété du cosmos, la diversité de ses manifestations qui sont le résultat de la puissance de tel ou tel être particulier. Notons que même l’ἄπειρον d’Anaximandre doit se concevoir, lui aussi, comme une entité physique.
Aristote procède pour sa part à une sorte d’intériorisation du possible au sein des êtres eux-mêmes. Bien que toujours cosmologique, sa conception de la possibilité en fait un moment de la matière (i.e. du devenir) en tant que telle. En puissance dans tel être, en acte dans tel autre, bref : selon la possibilité d'un étant déterminé. Il n'y a d'ailleurs pas d’élément suprême chez le Stagirite, mais un pouvoir-être-autre en chaque être.
En matière de fondement, passer du cosmos à la logique, de la puissance au pur possible, constitue bel et bien une ontologisation de la possibilité. Et bien qu’Aristote ait envisagé cette option, il ne s’y est pas appesanti. En effet, référer le possible au non contradictoire autorise à se dispenser de la réalité cosmique pour la fonder. La réalité devient dans ce cas une réalité de second ordre, un double (comme dirait Rosset) qui ne tient sa qualité que d’une transcendance fondatrice. Bref, un dieu, voire Le dieu, i.e. une puissance hors monde soumet le réel au possible logique. De l’Aquinate à Leibniz, le possible, ainsi autonomisé et garanti, devient le corrélat du pensable, et non plus celui de la puissance mondaine. Ah, onto-théo-logie…
L’apport fondamental de Kant, on le sait, est de renverser ce rapport. Le pur possible en tant que non contradictoire lui apparaît comme un truisme. En effet, son transcendantalisme consiste plutôt à faire du possible une condition subjective, et non plus objective. Non plus donc, si l’on veut, le possible en soi mais, du point de vue de la connaissance, le possible pour moi.
Comme on l’a toutefois remarqué, le renversement kantien n’est que partiel : si la garantie subjective prend le pas sur la garantie divine, la puissance réelle reste ancillaire. Que le cinabre ne soit pas tantôt rouge et tantôt noir prouve a posteriori que le réel, i.e. sa puissance, se conforme au possible, qui, lui, s’aligne sur le pensable. Ainsi l’impossible ne peut-il pas être, puisqu’impensable. Et si la puissance est limitée par le possible, le Chaos, de fait, est conjuré. Oui, car s’il était, nous ne serions pas, nous autres, êtres pensants.
Ainsi, selon Kant, la raison se fourvoie-t-elle à prétendre connaître la chose en soi, car connaître requiert une expérience possible, i.e. un « pour moi ». Autrement dit, l’absolu ne peut pas être connu car il deviendrait relatif à cette connaissance.
Peut-être, peut-être... Mais la question devient alors : l’absolu peut-il avoir un rapport à lui-même sans se relativiser, et ce du fait de la médiation même ? La réponse est d’importance, et elle négative : l’absolu est donc pur chaos. Ne pouvant en effet plus être identique à lui-même, il devient alors contradictoire. S’il est tel, il doit donc être dit impossible. Ce qui revient alors à déclarer qu’il n’est pas. Bref, son impouvoir-être-soi (qui est un pouvoir-être-autre) l’annihile. Ainsi est-il impossible que l’absolu soit contingent, et l’on doit donc affirmer de celui-ci une autre modalité : la nécessité. Sa puissance est alors impossibilité à être autre que soi. Et c’est donc cette puissance qui, plus précisément, est absolue.
On le voit, la supposée tautologie de l’identité de l’absolu n’est qu’apparente. L’absolu est en fait absolutisation, devenir-absolu, puissance actuelle qui est le corrélat d’un universel devenir-relatif. Oui, c’est bien sa nécessité qui est la condition de la contingence des étants. Pouvant être autres, ils peuvent être, et en particulier être soi. Leur possibilité logique est la conséquence d’une puissance réelle et mondaine, et non la cause transcendante de leur existence. Bref, la puissance (ici relative) qu’ils sont les rend pensables, possibles, non contradictoires.
Car paradoxalement, si, selon une inspiration logique, un étant nécessaire est théoriquement concevable, la nécessité absolue est, à l’instar de la contradiction, purement impensable, véritable néant de pensée. Mais elle n’est pas pour autant absurde, puisque cela signifierait qu’elle pourrait être sensée, donc être autre. De même, nul besoin de croyance, puisque cette impensabilité est un résultat positif de la structure de la pensée elle-même.
Aussi, ne faut-il pas affirmer finalement que la nécessité absolue est parce qu’elle est impensable ? Evidemment, sommes-nous tentés de répondre, puisque serait-elle pensable, rien (ne le) serait.
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