03/11/2009
Le Dernier des Géants
« La philosophie est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et nous dirions volontiers pour qui toute bonne matière doit être étrangère. » (Georges Canguilhem)
« Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui. Les institutions, les mœurs et les coutumes, que j’aurai passé ma vie à inventorier et à comprendre, sont une efflorescence passagère d’une création par rapport à laquelle elles ne possèdent aucun sens, sinon peut-être celui de permettre à l’humanité de jouer son rôle. Loin que ce rôle lui marque une place indépendante et que l’effort de l’homme – même condamné – soit de s’opposer vainement à une déchéance universelle, il apparaît lui-même comme une machine, peut-être plus perfectionnée que les autres, travaillant à la désagrégation d’un ordre originel et précipitant une matière puissamment organisée vers une inertie toujours plus grande et qui sera un jour définitive. Depuis qu’il a commencé à respirer et à se nourrir jusqu’à l’invention des engins atomiques et thermonucléaires, en passant par la découverte du feu – et sauf quand il se reproduit lui-même –, l’homme n’a rien fait d’autre qu’allégrement dissocier des milliards de structures pour les réduire à un état où elles ne sont plus susceptibles d’intégration. Sans doute a-t-il construit des villes et cultivé des champs ; mais, quand on y songe, ces objets sont eux-mêmes des machines destinées à produire de l’inertie à un rythme et dans une proportion infiniment plus élevés que la quantité d’organisation qu’ils impliquent. Quant aux créations de l’esprit humain, leur sens n’existe que par rapport à lui, et elles se confondront au désordre dès qu’il aura disparu. Si bien que la civilisation, prise dans son ensemble, peut être décrite comme un mécanisme prodigieusement complexe où nous serions tentés de voir la chance qu’a notre univers de survivre, si sa fonction n’était de fabriquer ce que les physiciens appellent entropie, c’est-à-dire de l’inertie. Chaque parole échangée, chaque ligne imprimée établit une communication entre les deux interlocuteurs, rendant étale un niveau qui se caractérisait auparavant par un écart d’information, donc une organisation plus grande. Plutôt qu’anthropologie, il faudrait écrire « entropologie » le nom d’une discipline vouée à étudier dans ses manifestations les plus hautes ce processus de désintégration. » (Claude Lévi-Strauss - R.I.P.)
19:17 | Lien permanent | Commentaires (2)
Commentaires
C'est très exactement le passage de Tristes Tropiques (Plon, 1952) qui m'a le plus époustouflé. Peut-être parce qu'il s'agit de la conclusion. Peut-être parce que la variations est au point d'équilibre entre anthropologie et philosophie...
Par ailleurs, savez-vous que le nom de votre "maître" sera bientôt associé a celui de Lévi-Strauss? En effet Alain Badiou sera "grand témoin" au musée du Quai Branly, le samedi 13 mars 2010, dans le cadre de l'Université Populaire du Quai Branly, Amphithéâtre Claude Lévi-Strauss.
http://www.quaibranly.fr/fr/programmation/l-universite-populaire-du-quai-branly/grands-temoins.html
Cordialement,
Cédric.
Écrit par : Cédric | 12/11/2009
Je suis désolé, cher Cédric, du retard de publication de votre commentaire ; je l'ai en effet retrouvé par hasard, dans les limbes du blog.
Merci, en tous cas, de l'information. Cependant, je préciserai une nouvelle fois que je ne suis nullement "badiousien" (dans le "non-rapport" Deleuze-Badiou, je choisis le premier), même si je considère que l'œuvre de Badiou fait de lui un philosophe contemporain majeur, ne serait-ce que par son ambition systématique, une caractéristique que d'aucuns ont le tort de trouver anachronique.
Tous mes vœux pour l'année 2010.
Écrit par : Anaximandrake | 16/01/2010
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