Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

16/12/2009

Et ne nos inducas...

 

« [L]a notion vive de la justice éternelle, de cette balance qui compense impitoyablement le mal de la faute par le mal de la peine » (Schopenhauer)

*

« Combien l’optimisme de Leibniz est étrange. » (Deleuze)

Feu-Héraldique.jpg

Nous proposons ci-dessous notre traduction d’un curieux texte posthume de David K. Lewis paru dans Harper’s Magazine (décembre 2007), et fondé sur une esquisse apparemment mise en forme par Philip Kitcher.

 

***

 

Et ne nous soumets pas…

Par David K. Lewis

 

Les versions standard de l’argument du mal concernent les maux que Dieu ne parvient pas à empêcher : la douleur et la souffrance des êtres humains, ainsi que les péchés que les hommes commettent. Les versions les plus ambitieuses de l’argument soutiennent que l’existence du mal est logiquement incompatible avec l’existence d’une déité omnipotente, omnisciente et absolument bienveillante. Selon moi, cette version est concluante. Mais je pense que les discussions philosophiques habituelles du problème du mal sont quelque chose de secondaire. Ce qui m’intéresse ici est un argument plus simple, argument qui a été étrangement négligé.

Nous pourrions plutôt commencer par les maux que Dieu commet lui-même. En durée et en intensité, ceux-ci surpassent le genre de souffrance et de péché auquel la version standard fait référence. Dieu a en effet imposé le supplice en cas d’insubordination. La punition est perpétuelle, et l’agonie que les damnés endurent intensifie, de manière inimaginable, les souffrances que nous subissons dans nos vies terrestres. Dans les deux dimensions du temps et de l’intensité, le supplice est infiniment pire que toutes les souffrances et tous les péchés qui ont eu lieu pendant l’histoire de la vie dans l’univers. Ce que Dieu fait est donc infiniment pire que ce que les pires tyrans ont fait.

De nombreux chrétiens semblent être des individus bons, dignes de l’admiration de ceux qui parmi nous ne sont pas chrétiens. A partir de maintenant, supposons, pour des raisons de simplicité, que ces chrétiens acceptent un Dieu qui inflige un supplice infini à ceux qui ne L’acceptent pas. En dépit des apparences, ceux qui vénèrent l’auteur du mal divin sont-ils eux-mêmes maléfiques ?

Prenons Fritz. Fritz est un néo-nazi. Il admire Hitler. L’admiration de Fritz pour un homme maléfique suffit, pourrions-nous penser, à rendre Fritz maléfique. Mais peut-être est-ce trop rapide. Le caractère maléfique de Fritz, pourrions-nous avancer, ne provient pas de son admiration pour Hitler mais de sa propension à se comporter de la même manière. Simplement admirer Hitler n’est pas suffisant. On doit être également disposé à imiter les actes d’Hitler ; et si cette disposition est présente, on est maléfique, que l’admiration persiste ou non.

L’humble Fritz n’y est pas disposé. Il se considère comme indigne. « Les grandes actions sont réservées aux grands hommes » dit-il. (A comparer avec : La vengeance est mienne, dit le Seigneur.) Fritz ne frapperait même pas une mauviette sans défense – même pas avec une douzaine de ses camarades à ses côtés. « C’est la tâche du Führer, pas la nôtre », soutient-il. Dans ce cas, Fritz est maléfique, semble-t-il, simplement parce qu’il est maléfique d’admirer quelqu’un de maléfique en ayant toute conscience des caractéristiques et des actions qui expriment sa malfaisance. Le mal est contagieux, il se transmet par l’admiration lucide.



Certains de ceux qui vénèrent l’auteur du mal divin sont manifestement maléfiques. Certains d’entre eux pensent même que le plaisir pris aux souffrances éternelles des pécheurs temporels sera une composante de la félicité de ceux qui ont été sauvés. De nombreux autres chrétiens pardonnent authentiquement à leurs ennemis. Ils vénèrent pourtant en conscience l’auteur du mal divin. Peut-être n’aiment-ils pas y penser, mais ils croient fermement que leur Dieu enverra des gens qu’ils connaissent, et parmi eux des personnes qu’ils aiment, vers une agonie éternelle et inimaginable. Ils font tout ce qu’ils peuvent pour exhorter les autres à se rallier à leur foi, mais ils sont parfaitement conscients que nombreux sont ceux qui ne rentreront pas dans le rang, et ils pensent que, si cela se produit, l’auteur du mal aura raison d’initier un supplice éternel. Ils approuvent le mal divin.

Bien entendu, nos amis ne voient pas ceci comme un mal divin. Ils parlent plutôt de justice divine et de la damnation idoine pour les pécheurs. Si Fritz est lucide au sujet des actes réels d’Hitler, il inclinera à utiliser des locutions similaires. Encore une fois, l’humble Fritz n’est pas disposé à persécuter les Juifs de son voisinage. Fritz approuverait cependant la persécution si elle était menée par les autorités adéquates. C’est la même chose en ce qui concerne les chrétiens. Peut-être se désoleraient-ils que la punition nous soit infligée à nous ; peut-être se reprocheraient-ils de ne pas en avoir fait davantage. Mais, pour finir, ils vénèreraient l’auteur du mal.

Parmi ceux d’entre nous qui ne vénèrent pas l’auteur du mal, il y en a beaucoup qui admirent ceux qui vénèrent l’auteur du mal. Nous admirons certains de nos voisins ; nous admirons les religieux célèbres pour leur altruisme, leur courage, ou leur érudition – Mère Teresa, le Père Murphy, Jean Buridan. Nous savons pourtant aussi que le mal de l’auteur s’étend jusqu’à eux. Ils admirent le mal et en sont entachés. En les admirant, nous aussi admirons le mal. Le mal se répand-il par contagion jusqu’à nous ? Qu’en est-il de ceux qui admirent ceux qui vénèrent l’auteur du mal ? Si l’admiration transmet le mal, alors finalement presque chacune des personnes vivantes sera infectée. Plus nous sommes prêts à être tolérants en matière religieuse, plus la contagion se répandra. Les seuls à en réchapper seront les vrais misanthropes. A part ceux qui ne trouvent rien d’admirable dans l’humanité, tout le monde sera entaché du mal divin.