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02/02/2010

Sophismus (II)

« [L]'espèce de soulagement qu'on a dans Kant quand, après la démonstration la plus rigoureuse du déterminisme, on découvre qu'au-dessus du monde de la nécessité il y a celui de la liberté. » (Proust)

 

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Dans la notule précédente, mon but était de faire remarquer l’apparente similitude entre les adversaires que se donnent Stove et Meillassoux, et que ce dernier qualifie de philosophes corrélationistes. A des fins d’illustration sommaire, donnons deux citations représentatives de ce courant de pensée qui identifie « être » et « être un corrélat » :

« L’existence de la Nature ne peut pas être la condition de l’existence de la conscience, puisque la Nature elle-même est un corrélat de la conscience : la Nature n’est qu’en étant constituée par des liaisons régulières de la conscience. » (Husserl)

« À strictement parler, on ne peut pas dire : il fut un temps où il n’y avait pas d’êtres humains. De tout temps, il y a eu, il y a et il y aura des êtres humains, car le temps ne se temporalise lui-même qu’aussi longtemps qu’existent des êtres humains. Il n’y a pas de temps pendant lequel il n’y a pas eu d’êtres humains, non parce qu’il existerait des êtres humains de toute éternité, mais parce que le temps n’est pas l’éternité, et que, toujours, le temps se temporalise lui-même en un seul temps à la fois, en tant qu’humain, que Dasein historique. » (Heidegger)

Revenons maintenant à l’argument étrillé par Stove. Il est vrai que la manière dont ce dernier construit l’argument-type qu’il réfute à raison est pour le moins rapide. Et si d’aventure on attribuait cet argument à Kant, ce ne serait certes pas lui rendre justice. Toutefois l'énoncé stigmatisé par Stove selon lequel « nous ne pouvons pas connaître les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes » est sans conteste endossable par la doxa kantienne. Mais il faut déjà remarquer que quand bien même on réfuterait un tel idéalisme ainsi, on n’en démontrerait pas pour autant le réalisme. Un raisonnement apagogique via le principe du tiers exclu est bien entendu inapplicable dans ce cas. Finalement, on peut affirmer que Stove réfute bien celui qui tiendrait pour valide l’argument qu’il dénonce, mais en aucun cas ne réfute l’énoncé même que constitue sa conclusion, ni donc la thèse idéaliste elle-même.

La distinction, créée par Kant, entre phénomènes et noumènes est capitale, on ne saurait trop insister sur point. Pour lui, on peut connaître les uns, mais seulement penser les autres. Mais, pourrait-on objecter, pense-t-on véritablement quelque chose en pensant les noumènes ? Ne sont-ce pas que des pensées sans contrepartie dans le monde (phénoménal, nouménal, ou quelque autre) ? Il semble que si contrairement à ce que pouvait croire Kant l’existence de la chose en soi en tant que noumène n’est apparemment pas assurée, il reste que demeure sa possibilité. Ce pilier de l’idéalisme transcendantal n’est donc pas stricto sensu démontré, mais la seule possibilité de l’existence d’une chose en soi non phénoménale suffit à invalider le réalisme dogmatique. Rien donc ne dit qu’il n’y a que des phénomènes, et donc que les phénomènes sont les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes. Mais rien ne dit non plus le contraire. Notre appareil sensoriel et/ou notre arsenal conceptuel saisissent peut-être l’essence même des choses, mais peut-être pas. Apparemment, rien ne permet d’en décider, rien n’autorise à avoir une certitude quant au statut exact de sur quoi porte notre connaissance, à moins bien entendu de postuler un analogon du Deus verax de Descartes. Bref, le criticisme serait-il un échec qui aboutirait finalement au scepticisme, ou du moins à une sorte d’agnosticisme ? Mais, cette dernière position, n’est-elle pas aussi corrélationiste ?

Pour tenter d'en avoir une idée, je crois qu’il peut être utile d’exposer ici dans ses grandes lignes l’argumentation de Quentin Meillassoux, à commencer par son paradoxe de l’archifossile. Si l’on définit l’archifossile comme la « donation d’un être antérieur à la donation » (e.g. l’univers avant l’apparition de la conscience), le philosophe corrélationiste est celui qui, à en croire Meillassoux, rétorque que si l’être se donne comme antérieur à la donation, il n’est cependant pas antérieur à celle-ci. Pour le corrélationiste qui, on l'a vu, affirme qu’ « être, c’est être un corrélat », il y a primat de l’antériorité logique de la donation sur l’être du donné, et donc rétrojection du présent sur le passé. Les énoncés scientifiques qui portent sur des phénomènes antérieurs à l’apparition de l’homme ne peuvent donc pas être littéralement vrais, contrairement à leur prétention. Ce type d’énoncés scientifiques serait alors une sorte de modus loquendi. La nécessité du corrélat retirerait leur caractère absolu aux énoncés de la science lorsqu’elle s’emploie à décrire des événements antérieurs à l’apparition de la conscience. Mais, pour Meillassoux, si l’on en valide le corrélationisme, l’on aboutit à une sorte de « solipsisme intersubjectif », à un Cogitamus incapable d’avoir une prise sur l’en-soi.

Il faut que l’absolu (i.e. le non corrélé) ait droit de cité afin qu’il y ait un sens à invoquer l’ancestralité, à savoir l’existence de ces événements antérieurs à la naissance de la conscience, ou de tout autre pôle d’une corrélation (vie, etc.). Il faut trouver une faille dans ce « cercle corrélationnel » dont le cœur est constitué par la distinction entre en-soi et pour-nous.

Meillassoux prend un exemple, celui d’une querelle entre deux dogmatiques. L’un prétend qu’il y a une vie après la mort, l’autre considère que le néant suit l’existence terrestre. Le corrélationiste, pour sa part, professe un agnosticisme théorique. Selon lui, il est impossible de trancher rationnellement entre les deux options, puisqu’il ne s’agit que de deux croyances, qui ne sont valables qu’à ce titre. Les dogmatiques en question sont en fait des réalistes qui s’auto-contredisent. En effet, si je connais l’en-soi, il devient un pour-moi.

A ce point du débat, entre en scène un idéaliste subjectif qui renvoie dos à dos les réalistes et l’agnostique. Pour ce philosophe idéaliste, il y a contradiction à se penser comme étant radicalement autre, car cela revient à se penser comme n’étant plus, ce qui est contradictoire. Un en-soi radicalement différent du pour-nous étant impensable, il est dit impossible.

L’agnostique corrélationiste contre-attaque alors en affirmant que les trois options sont également possibles. Notre facticité implique en effet que l’impensable ne soit pas impossible. Il précise qu’il s’agit d’un « possible d’ignorance ». Les réalistes et l’idéaliste subjectif sont donc disqualifiés à cause de leur absolutisme.

Mais surgit un dernier intervenant, le philosophe spéculatif. Celui-ci affirme que l’absolu se révèle en réalité être « le pouvoir-être-autre lui-même, tel que le théorise l’agnostique ». On ne parle plus là de possible d’ignorance mais du savoir positif de la possibilité réelle de toute les options concevables, y compris les précitées. Il faut pour cela définir l’absolu comme « le passage possible et dépourvu de raison de mon état vers n’importe quel autre état ». Si nous pouvons penser notre altération radicale, notre abolition, ce pouvoir-être-autre ne peut plus être conçu comme un corrélat de notre pensée, puisqu’il implique notre néant.

Le philosophe corrélationiste tente alors une parade : il est impossible de départager les positions métaphysiques soutenant le caractère nécessaire d’un unique état post mortem (si parler de mort a même un sens) de la thèse spéculative affirmant la possibilité réelle de toutes les options concevables ; ces thèses, en effet, sont toutes pensables. Cette possibilité que promeut le corrélationiste, il indique qu’il la considère certes comme un possible, mais comme un possible d’ignorance, non pas comme une possibilité réelle. Mais si le corrélationiste est sceptique vis-à-vis de la connaissance de l’absolu, il doit toutefois, pour qu’il ne s’agisse pas que d’une simple opinion, avancer un argument rationnel. Cet argument, de facto, c’est que tout ce qui existe peut être conçu comme pouvant être autre, voire comme pouvant ne pas être. Affirmer la pensabilité d’un tel argument revient à asserter qu’il est réellement possible de penser « l’absoluité du possible de toute chose ». Et c’est là que se situe la racine même de la distinction entre en-soi et pour-nous, l’en-soi pouvant différer absolument du pour-nous.

Et le philosophe spéculatif de conclure :

« Vous pouvez donc bien distinguer le possible d’ignorance du possible absolu. Reste que cette distinction reposera toujours sur le même argument : c’est parce qu’on peut penser qu’il est absolument possible que l’en-soi soit autre que le donné, que ce que je crois réellement possible n’est peut-être pas réellement possible. Dès lors, vous êtes pris dans une régression à l’infini : chaque fois que vous prétendrez que ce que je nomme un possible réel n’est qu’un possible d’ignorance, vous le ferez à l’aide d’un raisonnement qui ne tient – c’est-à-dire qui continue à disqualifier l’idéalisme, qui est pour vous l’autre adversaire principal – qu’à penser comme un absolu le possible que vous prétendez désabsolutiser. Autrement dit, je ne peux penser l’irraison – qui est l’égale et indifférente possibilité de toute chose – comme relative seulement à la pensée : car ce n’est qu’à la penser comme absolue que je puis désabsolutiser toute option dogmatique. » (Après la finitude, pp.80-81)