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26/06/2013

Ἄργος

« La formule abstraite du Panoptisme n'est plus "voir sans être vu", mais "imposer une conduite quelconque à une multiplicité humaine quelconque". » (G. Deleuze)

 

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Ce texte constitue notre traduction de l'éditorial d'Alex Berenson paru le 25 juin 2013 dans le New York Times et intitulé Snowden, Through the Eyes of a Spy Novelist.

 

***

 

Snowden, vu par un auteur de romans d'espionnage

par Alex Berenson

 


Aux yeux d'un auteur de romans d’espionnage – ce que je suis – l’histoire d’Edward J. Snowden est exemplaire. Un homme mû par son ego et son idéalisme – qui pourrait les distinguer ? – quitte son travail et sa petite amie. Il décide de divulguer au monde l’advenue du Panoptique. Ses maîtres se jurent de le punir, et il part pour Moscou dans un effort désespéré de trouver un refuge. En réalité, il arrive dans le pays le plus dangereux qui soit pour un dissident, là où les autorités les éliminent impitoyablement en les aspergeant de polonium. Pour l’instant, il est en sécurité : il est utile à ses nouveaux amis russes. Mais s’ils changeaient d’avis…


J’aimerais être l'auteur de ce synopsis.


Mais M. Snowden n’est pas un personnage de roman : il est un individu bien réel. Et je suis fort marri de voir le cours de sa vie totalement bouleversé.


Il y a deux semaines, cette affaire avait des airs de farce. Malgré le raffut causé par ses premières révélations, tous ceux qui s’intéressaient à ces sujets savaient pertinemment que la NSA était à l’écoute des communications électroniques, et ce à l’échelle mondiale. Dans mes romans, les personnages considèrent d’ailleurs comme un fait acquis que tous les courriels qu’ils enverront seront lus, et tous leurs coups de téléphone écoutés.


Ce que M. Snowden semblait d’abord vouloir – et à raison – était de forcer ces espions électroniques à répondre clairement aux questions suivantes : sauvegardez-vous les courriels, les échanges Skype et autres communications électroniques ? Et qu’en est-il des appels téléphoniques ? Pour combien de temps ? Qui a accès à ces données, et un mandat en bonne et due forme est-il requis dans chaque cas ? De quelle manière les appels entre citoyens américains sont-ils traités ? Etc. En dépit de nombreuses promesses de clarification de la part de la Maison Blanche, les réponses à ces questions demeurent obscures.


Apparemment, M. Snowden a donc rendu au monde un fier service. Mais la semaine dernière, ses anciens employeurs et lui-même ont commis des erreurs tactiques, de telle sorte que son histoire devient plus compliquée. Au début, M. Snowden n’était pas un espion, et le qualifier ainsi est absurde. Car les espions ne divulguent pas leurs secrets gratuitement.


Pensait-il qu’il serait considéré comme un héros ? Peut-être. En tous cas, selon ce qu’écrivait Keith Bradsher du Times, il semble qu’il croyait qu’il aurait été autorisé à rester tranquillement à Hong Kong pendant que le monde digérerait ses révélations.


Compte tenu de la manière dont le gouvernement Obama poursuit en justice les auteurs de telles fuites, il était bien optimiste de la part M. Snowden d’escompter un futur sans ennuis. De fait, la fureur de Washington et du monde du renseignement s’est révélée sans limites. Le député Peter T. King, un Républicain de l’État de New York, un converti sinon enthousiaste, du moins de la dernière heure, a qualifié M. Snowden de « transfuge ». Le sénateur Bill Nelson, un Démocrate de Floride, a déclaré que M. Snowden avait commis un « acte de trahison ». Les procureurs fédéraux ont préparé une inculpation dans les règles. La Maison Blanche a demandé à Hong Kong de rapatrier Snowden – et, étonnamment, semblait penser que leur demande d’extradition serait traitée comme n’importe quelle autre. « Nous vous envoyons les papiers, et vous l’extradez, d’accord sheriff ? »


Confronté à la perspective de passer des décennies en prison, M. Snowden a paniqué. Au lieu d’attendre que Hong Kong ou ses maîtres de Pékin décident de son sort, il est parti pour Moscou avec ses ordinateurs portables sous le bras. Il a donc maintenant l’opportunité de voir de près une dictature molle (quelle jolie expression…) Dimanche, WikiLeaks, ces naïfs de bonne volonté qui « aident » M. Snowden, ont déclaré que l’aéroport Sheremetyevo ne serait qu’une étape du voyage. Mais il est improbable que les autorités russes le laissent partir avant d’avoir appris tout ce qu’il sait. Lors de ses entretiens à la presse, M. Snowden a déclaré qu’il possédait encore de nombreux secrets dans ses disques durs, et il n’y a aucune raison de ne pas le croire. Il a déjà divulgué des détails au sujet de l’espionnage anglo-américain d’une conférence qui s’est tenue à Londres en 2009.


M. Snowden s’est mis dans une situation terrible. Moscou le protégera certainement aussi longtemps qu’elle désirera irriter Washington. Mais lorsque les Russes auront fini de fureter dans ses ordinateurs portables, il sera devenu de facto leur espion, qu’il le veuille ou non. Et Pékin a sûrement fait la même chose. Certains officiers des renseignements pensent en effet que les espions chinois ont copié les disques durs de M. Snowden durant son séjour à Hong Kong.


Nous avons traité un lanceur d’alerte comme s’il était un traître – et donc l’avons rendu tel. Beau travail ! Quelqu’un à la Maison Blanche (ou à la CIA ou à la NSA) a-t-il considéré la possibilité de prendre l’avion pour Hong Kong et de traiter M. Snowden comme un être humain, de lui donner l’opportunité de témoigner devant le Congrès et lors d’un procès équitable ? Il serait peut-être finalement allé voir tout de même le président Vladimir Poutine, mais au moins il aurait pu faire autrement. Les gardiens des secrets y auraient gagné eux aussi : une audition devant le Congrès aurait été un prix modeste à payer pour ramener M. Snowden et ses précieux disques durs sur le sol américain.


Il est possible de voir ces dernières semaines comme une tragédie pour M. Snowden – qui paraît avoir été motivé par des raisons parfaitement louables et qui se trouve maintenant pris dans l’alternative entre une vie en exil ou une vie en prison – mais aussi comme un immense dommage que s’est auto-infligée la communauté américaine du renseignement. Si les chefs de l’appareil étaient vraiment prêts à un débat honnête au sujet de l’étendue de leurs pouvoirs, M. Snowden n’aurait peut-être pas fini à Moscou, mais à Washington, sa petite amie à ses côtés sur les marches du Capitole, avec devant lui quelques années en prison avant de devenir consultant à l’Electronic Frontier Foundation.


Bref, on aurait assisté à un dénouement digne des productions hollywoodiennes. Mais le monde réel est impitoyable.


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