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02/02/2005

Clarification de Bergson par lui-même

medium_bergson.pngA la suite de plusieurs commentaires sur la précédente note, je crois adéquat de laisser ici la parole à Bergson qui, après Durée et simultanéité (1922), dans son ouvrage La pensée et le mouvant (1934), écrit ceci :


« Ajoutons, au sujet de la théorie de la Relativité, qu'on ne saurait l'invoquer ni pour ni contre la métaphysique exposée dans nos différents travaux, métaphysique qui a pour centre l'expérience de la durée avec la constation d'un certain rapport entre cette durée et l'espace employé à la mesurer. Pour poser un problème, le physicien, relativiste ou non, prend ses mesures dans ce Temps-là, qui est le nôtre, qui est celui de tout le monde. S'il résout le problème, c'est dans le même Temps, dans le Temps de tout le monde, qu'il vérifiera sa solution. Quant au temps amalgamé avec l'Espace, quatrième dimension d'un Espace-Temps, il n'a d'existence que dans l'intervalle entre la position du problème et sa solution, c'est-à-dire dans les calculs, c'est-à-dire enfin sur le papier. La conception relativiste n'en a pas moins une importance capitale, en raison du secours qu'elle apporte à la physique mathématique. Mais purement mathématique est la réalité de son Espace-Temps, et l'on ne saurait l'ériger en réalité métaphysique, ou "réalité" tout court, sans attribuer à ce dernier mot une signification nouvelle.
On appelle en effet de ce nom, le plus souvent, ce qui est donné dans une expérience, ou ce qui pourrait l'être : est réel ce qui est constaté ou constatable. Or il est de l'essence même de l'Espace-Temps de ne pas pouvoir être perçu. On ne saurait y être placé, ou s'y placer, puisque le système de référence que l'on adopte est, par définition, un système immobile, que dans ce système Espace et Temps sont distincts, et que le physicien est effectivement existant, prenant effectivement des mesures, est celui qui occupe ce système : tous les autres physiciens, censés adopter d'autres systèmes, ne sont plus alors que des physiciens par lui imaginés. Nous avons jadis consacré un livre à la démonstration de ces différents points.
Nous ne pouvons le résumer dans une simple note. Mais comme le livre a souvent été mal compris, nous croyons devoir reproduire ici le passage essentiel d'un article où nous donnions la raison de cette incompréhension. Voici en effet le point qui échappe d'ordinaire à ceux qui, se transportant de la physique à la métaphysique, érigent en réalité, c'est-à-dire en chose perçue ou perceptible, existant avant et après le calcul, un amalgame d'Espace et de Temps qui n'existe que le long du calcul et qui, en dehors du calcul, renoncerait à son essence à l'instant même où l'on prétendrait en constater l'existence.
Il faudrait en effet, disions-nous, commencer par bien voir pourquoi, dans l'hypothèse de la Relativité, il est impossible d'attacher en même temps des observateurs "vivants et conscients" à plusieurs systèmes différents, pourquoi un seul système - celui qui est effectivement adopté comme système de référence - contient des physiciens réels, pourquoi surtout la distinction entre le physicien réel et le physicien représenté comme réel prend une importance capitale dans l'interprétation philosophique de cette théorie, alors que jusqu'ici la philosophie n'avait pas eu à s'en préoccuper dans l'interprétation de la physique. La raison en est pourtant très simple.
Du point de vue de la physique newtonienne par exemple, il y a un système de référence absolument privilégié, un repos absolu et des mouvements absolus. L'univers se compose alors, à tout instant, de points matériels dont les uns sont immobiles et les autres animés de mouvements parfaitement déterminés. Cet univers se trouve donc avoir en lui-même, dans l'Espace et le Temps, une figure concrète qui ne dépend pas du point de vue où le physicien se place : tous les physiciens, à quelque système mobile qu'ils appartiennent, se reporte par la pensée au système de référence privilégié et attribue à l'univers la figure qu'on lui trouverait en le percevant ainsi dans l'absolu. Si donc le physicien par excellence est celui qui habite le système privilégié, il n'y a donc pas ici à établir une distinction radicale entre ce physicien et les autres, puisque les autres procèdent comme s'ils étaient à sa place.
Mais, dans la théorie de la Relativité, il n'y a plus de système privilégié. Tous les systèmes se valent. N'importe lequel d'entre eux peut s'ériger en système de référence, dès lors immobile. Par rapport à ce système de référence, tous les points matériels de l'univers vont encore se trouver les uns immobiles, les autres animés de mouvements déterminés ; mais ce ne sera plus que par rapport à ce système. Adoptez-en un autre : l'immobile va se mouvoir, le mouvant s'immobiliser ou changer de vitesse ; la figure concrète de l'univers aura radicalement changé. Pourtant l'univers ne saurait avoir à vos yeux ces deux figures en même temps ; le même point matériel ne peut pas être imaginé par vous, ou conçu, en même temps immobile et mouvant. Il faut donc choisir ; et du moment que vous avez choisi telle ou telle figure déterminée, vous érigez en physicien vivant et conscient, réellement percevant, le physicien attaché au système de référence d'où l'univers prend cette figure : les autres physiciens tels qu'ils apparaissent dans la figure d'univers ainsi choisie, sont alors des physiciens virtuels, simplement conçus comme physiciens par le physicien réel. Si vous conférez à l'un d'eux (en tant que physicien) une réalité, si vous le supposez percevant, agissant, mesurant, son système est un système de référence non plus virtuel, non plus simplement conçu comme pouvant devenir un système réel, mais bien un système de référence réel ; il est donc immobile, c'est à une nouvelle figure du monde que vous avez affaire ; et le physicien réel de tout à l'heure n'est plus qu'un physicien représenté.
M. Langevin a exprimé en termes définitifs l'essence même de la théorie de la Relativité quand il a écrit que "le principe de la Relativité, sous sa forme restreinte comme sous sa forme plus générale, n'est au fond que l'affirmation de l'existence d'une réalité indépendante des systèmes de référence, en mouvement les uns par rapport aux autres, à partir desquels nous en observons des perspectives changeantes. Cet univers a des lois auxquelles l'emploi de coordonnées permet de donner une forme analytique indépendante du système de référence, bien que les coordonnées individuelles de chaque événement en dépendent, mais qu'il est possible d'exprimer sous forme intrinsèque, comme la géométrie le fait pour l'espace, grâce à l'introduction d'éléments invariants d'un langage approprié". En d'autres termes, l'univers de la Relativité est un univers aussi réel, aussi indépendant de notre esprit, aussi absolument existant que celui de Newton et du commun des hommes : seulement, tandis que pour le commun des hommes et même encore pour Newton cet univers un ensemble de choses (même si la physique se borne à étudier des relations entre des choses), l'univers d'Einstein n'est plus qu'un ensemble de relations. Les éléments invariants que l'on tient ici pour constitutifs de la réalité sont des expressions où entrent des paramètres qui sont tout ce qu'on voudra, qui ne représentent pas plus du Temps ou de l'Espace que n'importe quoi, puisque c'est la relation entre eux qui existera seule aux yeux de la science, puisqu'il n'y a plus de Temps ni d'Espace s'il n'y a plus de choses, si l'univers n'a pas de figure. Pour rétablir des choses, et par conséquent le Temps et l'Espace (comme on le fait nécessairement chaque fois qu'on veut être renseigné sur un événement physique déterminé, perçu en des points déterminés de l'Espace et du Temps), force est bien de restituer au monde une figure ; mais c'est qu'on aura choisi un point de vue, adopté un système de référence. Le système qu'on a choisi devient d'ailleurs, par là même, le système central. La théorie de la Relativité a précisément pour essence de nous garantir que l'expression mathématique du monde que nous trouvons de ce point de vue arbitrairement choisi sera identique, si nous nous conformons aux règles qu'elle a posées, à celle que nous aurions trouvée en nous plaçant à n'importe quel autre point de vue. Ne retenez que cette expression mathématique, il n'y a pas plus de Temps que n'importe quoi. Restaurez le Temps, vous rétablissez les choses, mais vous avez choisi un système de référence et le physicien qui y sera attaché. Il ne peut y en avoir d'autre pour le moment, quoique tout autre eût pu être choisi. »

Edition du Centenaire, p. 1280, n. 1

 

 

 

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