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26/02/2005

Splendeur du "on"

Ce texte de Gilles Deleuze est paru d’abord en anglais dans la revue Topoï (septembre 1988) sous le titre « A philosophical concept… ». Le texte original ayant été égaré, c'est à partir de l'anglais qu'il a été retraduit. Deleuze y expose de manière concise sa conception d'une individuation alternative.

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Un concept philosophique remplit une ou plusieurs fonctions, dans des champs de pensée qui sont eux-mêmes définis par des variables intérieures. Il y a enfin des variables extérieures (états de choses, moments de l’histoire), dans un rapport complexe avec les variables internes et les fonctions. C’est dire qu’un concept ne naît et ne meurt pas par plaisir, mais dans la mesure où de nouvelles fonctions dans de nouveaux champs le destituent relativement. C’est pourquoi aussi il n’est jamais très intéressant de critiquer un concept : il vaut mieux construire les nouvelles fonctions et découvrir les nouveaux champs qui le rendent inutile ou inadéquat.

Le concept de sujet n’échappe pas à ces règles. Il a longtemps rempli deux fonctions: d’abord une fonction d’universalisation, dans un champ où l’universel n’était plus représenté par des essences objectives mais par des actes noétiques ou linguistiques. En ce sens, Hume marque un moment principal dans une philosophie du sujet, parce qu’il invoque des actes qui dépassent le donné (qu’est-ce qui se passe lorsque je dis « toujours" ou « nécessaire" ?). Le champ correspondant, dès lors, n’est plus tout à fait celui de la connaissance, mais plutôt celui de la « croyance" comme nouvelle base de la connaissance : à quelles conditions une croyance est-elle légitime, d’après laquelle je dis plus que ce qui m’est donné ? En second lieu, le sujet remplit une fonction d’individuation, dans un champ où l’individu ne peut plus être une chose ni une âme, mais une personne, vivante et vécue, parlante et parlée ("je-tu"). Ces deux aspects du sujet, le Je universel et le moi individuel, sont-ils nécessairement liés ? Même liés, n’y a-t-il pas conflit entre eux, et comment résoudre ce conflit ? Toutes ces questions animent ce qu’on a pu appeler philosophie du sujet, déjà chez Hume, mais aussi chez Kant qui confronte un Je comme détermination du temps et un Moi déterminable dans le temps. Chez Husserl encore, des questions analogues se poseront dans la dernière des Méditations cartésiennes.

Peut-on assigner de nouvelles fonctions et variables capables d’entraîner un changement ? Ce sont des fonctions de singularisation qui ont envahi le champ de la connaissance, à la faveur de nouvelles variables d’espace-temps. Par singularité, il ne faut pas entendre quelque chose qui s’oppose à l’universel, mais un élément quelconque qui peut être prolongé jusqu’au voisinage d’un autre, de manière à obtenir un raccordement : c’est une singularité au sens mathématique. La connaissance et même la croyance tendent alors à être remplacées par des notions comme "agencement" ou "dispositif" qui désignent une émission et une répartition de singularités. Ce sont de telles émissions, du type "coup de dés", qui constituent un champ transcendantal sans sujet. Le multiple devient le substantif, multiplicité, et la philosophie est la théorie des multiplicités, qui ne se rapportent à aucun sujet comme unité préalable. Ce qui compte n’est plus le vrai ni le faux, mais le singulier et le régulier, le remarquable et l’ordinaire. C’est la fonction de singularité qui remplace celle d’universalité (dans un nouveau champ qui n’a plus d’usage pour l’universel). On le voit même en droit : la notion juridique de "cas", ou de « jurisprudence » se passe de tout "sujet" de droits. Inversement une philosophie sans sujet présente du droit une conception fondée sur la jurisprudence.

Corrélativement peut-être, se sont imposés des types d’individuation qui n’étaient plus personnels. On s’interroge sur ce qui fait l’individualité d’un événement : une vie, une saison, un vent, une bataille, cinq heures du soir… On peut appeler heccéité ou eccéité ces individuations qui ne constituent plus des personnes ou des moi. Et la question naît de savoir si nous ne sommes pas de telles heccéités plutôt que des moi. La philosophie et la littérature anglo-américaine à cet égard sont particulièrement intéressantes, parce qu’elles se sont souvent distinguées par leur incapacité à trouver un sens assignable au mot "moi", sauf celui d’une fiction grammaticale. Les événements posent des questions de composition et de décomposition, de vitesse et de lenteur, de longitude et de latitude, de puissance et d’affect très complexes. Contre tout personnalisme, psychologique ou linguistique, ils entraînent la promotion d’une troisième personne, et même d’une "quatrième" personne du singulier, non-personne ou Il, où nous nous reconnaissons mieux, nous-mêmes et notre communauté, que dans des vains échanges entre un Je et un Tu. Bref, nous croyons que la notion de sujet a perdu beaucoup de son intérêt au profit des singularités pré-individuelles et des individuations non-personnelles. Mais, précisément, il ne suffit pas d’opposer des concepts les uns aux autres pour savoir lequel est le meilleur, il faut confronter les champs de problèmes auxquels ils répondent, pour découvrir sous quelles forces les problèmes se transforment et exigent eux-mêmes la constitution de nouveaux concepts. Rien ne vieillit de ce que les grands philosophes ont écrit sur le sujet, mais c’est la raison pour laquelle nous avons, grâce à eux, d’autres problèmes à découvrir, plutôt que d’opérer des "retours" qui montreraient seulement notre insuffisance à les suivre. La situation de la philosophie ne se distingue pas ici fondamentalement de celle des sciences et des arts. (Deleuze, Réponse à une question sur le sujet)

 

 

 

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