22/09/2005
Circulus vitiosus
« Comment sera mon rédempteur ? Je me le demande. Sera-t-il un taureau ou un homme? Sera-t-il un taureau à tête d'homme ? Ou sera-t-il comme moi ? » (Borges)
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« Il y aura la peur
Qui me suit sans parler,
Qui s'approche de moi,
Qui me regarde en face. »
(Houellebecq)
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Le désir est exigence d’airain et d’abord envers soi-même. Il plie à ses exigences le moi et le corps ; les souffrances qu’il leur inflige deviennent fondement de la jouissance qui est comme supplément, corrélat d'un plaisir intensifié. Il s’agit de ne pas confondre un tel désir en tant que pur avec le Surmoi. En effet, celui-ci relève du régime du parasitisme en tant qu'intériorisation d’un déterminisme externe confondu avec la nécessité interne du désir. Au Surmoi, on peut s’opposer. Mais alors, l’on tombe dans le paralogisme de la loi. On ne fait donc que le confirmer. En fait, c’est sa position stratégique qu’il s’agit d’occuper ; cette position est le lieu même, au sein du Soi, de l’unification désirante, de la cohérence du désir. Celle-ci n’est pas unification sous forme d’ego. Une telle unification ne se produit que si l’on confond le Surmoi avec le lieu qu’il occupe. Le Surmoi est cette confusion même : prendre le lieu pour ce qui l’occupe, alors que ce lieu ne peut être occupé que par un désir qui en est distinct. Quel est donc ce lieu de l’unification du désir ? Il s’agit de l’inorienté comme tel, l’inorienté qui donne son sens à toute orientation, orientation qui, sinon, ne serait que désorientation.
Ainsi, l’Ego est-il une unification dont le principe lui échappe parce que ce principe a sa raison dans un autre désir, dans un déterminisme externe qui ne vit que de lui échapper comme interne. Il faut que l’esclave se croie libre pour être totalement esclave. L’autre est « dedans » comme qualifié-qualifiant et non « dehors » comme qualifiable. L’Ego est donc le nom même de l’aveuglement quant au désir. Mais puisque ce principe lui échappe par nature (c’est le fait même, je le répète, que ce principe lui échappe qui le fait Ego), il ne peut qu’être inconscient et se croire libre. Au contraire le désir pur se sait nécessaire. Par conséquent, l’Ego, se croyant libre alors qu’il se trouve déterminé par une instance extérieure, s’avère un esclave aveugle (aliéné de la conscience de sa servitude), tandis que le pur désir, se sachant nécessaire, est auto-déterminé. Oui, l’auto-détermination est la véritable définition de la liberté. C’est particulièrement en ceci que Sartre est intéressant ; il met brillamment fin aux revendications hystériques ou infantiles qui manquent la responsabilité envers soi, c’est-à-dire ce qu’on peut bien appeler l’honneur. Poser, comme il le fait, la liberté infinie en rendant ainsi compte de la possibilité de l’aliénation infinie, est l’unique manière de la caractériser. Car une liberté partielle laisse le champ libre à l’hypothèse du Malin génie qui est comme l’obscur pressentiment du fonctionnement du Surmoi. En effet, on peut bien parler du Surmoi intellectuellement sans le sentir vraiment, sans en faire l’expérience directe, c'est-à-dire sans en avoir réellement le concept. Peu s’en privent. Mais, ce faisant, ne succombent-ils à pas l’une de ses ruses ? C’est d’un soupçon analogue, fondé mais non éclairci, né au sein des cerveaux enfiévrés des fanatiques religieux, qui tels le ventriloque Euryclée portaient en eux cette voix incessante qui les contredisait en tout, que le diable a pris ses déterminations. Et Dieu de même, indirectement. Comme dit Chesterton : « ce que nous redoutons tous le plus […] c’est un dédale qui n’aurait pas de centre. Voilà pourquoi l’athéisme n’est qu’un cauchemar. » Comme tout ceci est éloquent !
En effet, Dieu en tant qu’anthropomorphe, même déguisé subtilement, se retrouve dans le sujet cartésien, son Dieu trompeur ou vérace, dans son Malin génie, ou encore dans le sujet transcendantal kantien et la substance-sujet de Hegel. C’est également ce qui donne sa signification à la riche et profonde littérature du Double (du Doppelgänger du romantisme allemand en passant par Dostoïevski). Et, on le voit, même la seconde topique de Freud ne sort pas de ce cercle.
Le Surmoi (ou l’un de ses avatars) et l’ego sont donc conceptuellement solidaires, et ne sont donc rien l’un sans l’autre. Ils se produisent réciproquement et vivent l’un de l’autre comme maître et esclave. Ils naissent d'une illusion d'optique, d'un leurre topologique. En effet, on assiste dans cette aliénation à l'incapacité de séparer, de discerner, de distinguer le lieu de ce qui y est localisé. C’est l’origine même du pouvoir entendu non comme puissance mais comme ce qui empêche la puissance de s’effectuer, en la séparant de ce qu’elle peut et d’abord d’elle-même. Il y a scission puisque le lieu de l’unification est occupé par un autre désir. C’est pourquoi le pouvoir est le plus bas de degré de la puissance, l’essence même du parasitisme. Il est inévitable que le désir soit, dans cette optique, considéré comme manque de son objet puisqu’il se retrouve capté par un autre, lui-même étant un désir capté, ad infinitum.
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Commentaires
"S'il convient d’être apte à « mimer les strates », il s’agit aussi de parvenir à l’auto-référentialité, c’est-à-dire de constituer un « moi-histoire » relatif aux intensités ayant affecté ce qu’on peut appeler le « point de vue matériel » : l’histoire du corps en quelque sorte, qui est la seule chronologie vraiment importante. Oui, comme le dit Baudelaire, « le palimpseste de la mémoire est indestructible »".
Magister, vous évoquez un Dieu à forme humaine. Mais si l'histoire du corps est le lieu de la mémoire réelle, n'est-il pas logique de le considérer comme la "projection", l'architecture, le labyrinthe même de toute réalité de l'esprit? En ce sens, "être chrétien" revient à s'incarner totalement, à contempler le corps dans sa dimension accomplie, sans "égo", donc sans "désirs parasites", dans la Passion unique du corps crucifié et glorifié. Le centre de ce labyrinthe n'est-il pas le lieu de la "religion" par vocation, au sens où l'âme se relie EN-FIN avec le corps par la croix dans le secret pudique de la robe sans coutures et des Noces annoncées ?
Ainsi ce temple de la beauté réelle et nue, qui nous relie tous, serait donc le Graal, le coeur flamboyant, le réceptacle de ce "désir inorienté" qu'est l' Amour irradiant et créateur, le trône de notre aristocratie libre et souveraine. Ce qui est religieux n'est pas hystérique, ne blesse pas et se déploie individuellement de façon entière et manifeste; ce qui est religieux est unique "au milieu de" et "par" et "pour" le corps de la fraternité reliée.
La liberté est royauté. Et la royauté est silence par l'oeuvre accomplie.
Seriez-vous un chrétien en marche cher Magister? Seriez-vous comme saint Thomas, le doigt dans la plaie du corps immortel? Ce serait (pour moi)une révélation très riche en perspectives.
L'ironie reconnaitra les siens.
Écrit par : un charbonnier | 22/09/2005
A toi de savoir qui tu es.
Écrit par : Un lecteur | 22/09/2005
Anaximandrake, le Double en littérature est souvent très sombre et menaçant. Ne serait-ce pas, plutôt qu'un Dieu, un défi à Dieu ? Une tentative de lui faire cracher sa vérité ?
Charbonnier, quand je suis charbonnière je vais au charbon non par désir de me noircir le doigt dans la plaie mais par faim de chaleur et de lumière, pour moi et ceux qui m'entourent. Sans foi ni loi mais avec appétit, oui.
Écrit par : Alina | 22/09/2005
Qu'est-ce qu'un défi à Dieu sinon une position fantasmatique de Dieu ? On peut bien, quant à ce rapport au Double, parler de mirage. Diplopie, projections, fantasmes etc. On s'aventure ainsi dans le riche domaine de la dioptrique. En fait, l'essence de la croyance, n'est-ce pas croire à la profondeur des miroirs ? Car, en réalité, pour parvenir de l'autre côté, il faut le longer, c'est-à-dire acquérir un art différent des symétries et des surfaces, celui que possèdent naturellement, entres autres, bègues et gauchers.
Écrit par : Anaximandrake | 22/09/2005
Ah, intéressant, le fait de longer le miroir pour aller voir de l'autre côté. En même temps, c'est ce que font les singes, non ?
Le Double me semble moins un effet de miroir qu'un mirage. Dans le désert, on a des mirages d'oasis, mais il y aussi de vrais oasis qui apparaissent dans la brume de chaleur. Pardonnez mon langage imagé, c'est le mieux que je puisse dire.
Écrit par : Alina | 22/09/2005
De l'autre côté. Mais lequel ?
Miroir sans tain ? Alice ? Bruno ?
Voir celui qui se regarde me semble fort instructif quant aux mirages. C'est, en réalité, le regard de rien.
Au contraire, dans l'oasis réel, on peut boire les yeux fermés.
Écrit par : Anaximandrake | 22/09/2005
Oui, de l'autre côté, le boojum vous mange. Si on y va, c'est que le néant a sa séduction... Enfin, si on en revient, c'est bien assoiffé, et connaissant toute la valeur de l'oasis !
Écrit par : Alina | 22/09/2005
"Tu es un jardin clos, ma soeur, ma fiancée, une source fermée, une fontaine scellée.
Tes plants sont un paradis de grenadiers et de fruits exquis, de henné et de nard,
de nard et de safran, de roseau odorant et de cinnamome, avec tous les arbres à encens ; de myrrhe et d’aloès, avec tous les principaux aromates ;
une fontaine dans les jardins, un puits d’eaux vives, qui coulent du Liban !
Réveille-toi, nord, et viens, midi ; souffle dans mon jardin, pour que ses aromates s’exhalent ! Que mon bien-aimé vienne dans son jardin, et qu’il mange ses fruits exquis."
(Cantique des cantiques)
Écrit par : Anaximandrake | 22/09/2005
Oh, que le miel qui coule de ce jardin est doux !
Écrit par : Alina | 22/09/2005
"J'aime celui qui jette des paroles d'or au-devant de ses actes et qui tient toujours plus qu'il ne promet." (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra)
Écrit par : Amanda | 23/09/2005
"Et qui tient toujours plus qu'il ne promet . Car il veut son déclin"
Écrit par : Simone | 23/09/2005
Souvenir d'un sujet de dissertation à traiter, au choix, soit en français soit en philosophie (rationnelle, s'entend) : "Y a-t-il du tragique sans liberté ?"
Écrit par : Amanda | 24/09/2005
"On peut boire les yeux fermés"...
Très enrichissant. Merci !
Écrit par : mimidup | 26/09/2005
"Parce que tu m'as vu tu crois.
Heureux ceux qui croient sans avoir vu."
(Le meilleur ami du saint sus-cité)
Écrit par : Amanda | 28/09/2005
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