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18/09/2007

L'Énigme du Réalisme (6)

par Ray Brassier 

 

 

Si la pensée ne peut pas plus longtemps prétendre s’exempter de la réalité qu’elle pense, et si le réel ne peut plus être directement calqué sur l’être, ou l’idéel sur la pensée, alors la pensée elle-même doit être réintégrée dans une enquête spéculative sur la nature de la réalité. Ainsi, la question centrale soulevée par le réalisme spéculatif de Meillassoux se transforme. Est-ce que le principe de factualité, qui déclare que « tout ce qui existe est nécessairement contingent », s’inclut lui-même dans ce qu’il désigne comme « tout » ? A l’instar de Badiou, Meillassoux considère que Cantor a définitivement pulvérisé le concept de « totalité », et donc que cette dernière est désormais dénuée de pertinence ontologique. Mais nous n’avons pas à supposer une totalisation erronée de l’existence pour nous demander si oui ou non la pensée selon laquelle tout est nécessairement contingent est elle-même nécessairement contingente. Au contraire, nous ne faisons que supposer que la pensée est un fait contingent comme un autre. Ce que nous devons refuser, cependant, est l’assertion qui dit qu’il est nécessaire d’exempter la pensée selon laquelle « tout est nécessairement contingent » du fait « existentiel » que tout est contingent au motif d’un abîme transcendantal séparant la pensée de l’être. Une fois que le recours à cette division transcendantale a été exclu, l’on est obligé de prendre en considération ce qui s’ensuit de l’assomption de ce principe auto-référent. Plus précisément, nous devons déterminer si la vérité du principe, et a fortiori la victoire de Meillassoux sur le corrélationisme, entraîne ou non son auto-référence. Ici, nous devons distinguer la contingence de l’existence de la pensée, qui ne produit aucun paradoxe, et la contingence de la vérité de la pensée, qui, elle, en provoque. Deux possibilités distinctes peuvent être envisagées, possibilités liée au caractère, auto-référent au non, de la pensée. D’abord, interrogeons-nous sur les conséquences que produirait le fait qu’elle soit auto-référente. Si la pensée existe, elle doit être contingente. Mais si elle est contingente, alors sa négation pourrait également exister : « Tout n’est pas nécessairement contingent ». Cependant, afin que la pensée soit en mesure d’exclure la possibilité de la vérité de sa négation, sa vérité doit être nécessaire, ce qui signifie que la pensée doit exister nécessairement. Mais si elle existe nécessairement, alors tout ce qui existe n’est pas nécessairement contingent ; il y a au moins une chose qui ne l’est pas, à savoir la pensée elle-même. Si donc la pensée réfère à elle-même, elle nécessite l’existence de sa propre négation ; mais pour refuser la vérité possible de sa négation, il lui faut affirmer sa propre vérité nécessaire, et par conséquent se contredire elle-même une fois de plus. Que se passe-t-il si l’on prend pour hypothèse que la pensée ne réfère pas à elle-même ? Alors il y a quelque chose qui est nécessaire, mais qui n’est pas inclus dans la rubrique de l’existence. La réalité n’est « pas tout » parce que la pensée que « tout est nécessairement contingent » est une idéalité qui s’exempte de la réalité qu’elle désigne. Dans ce cas alors, non seulement cette exemption même devient nécessaire pour l’idéalité intelligible de la pensée selon laquelle « tout est nécessairement contingent », mais en plus, l’intelligibilité de la réalité conçue comme l’existence nécessaire de la contingence devient dépendante de la cohérence d’une pensée dont l’exemption par rapport à la réalité est nécessaire pour penser cette dernière comme nécessairement contingente. La tentative de dispenser l’idéel du réel menace donc de reconstituer une fois de plus le cercle corrélationiste. Enfin, considérons la possibilité que la contingence nécessaire de l’existence ne dépende pas de la vérité de la pensée que « tout est nécessairement contingent ». Si tout est nécessairement contingent, et ce, que la pensée selon laquelle « tout est nécessairement » contingent » soit vraie ou non, alors tout pourrait être nécessairement contingent même si nous n’avons aucun moyen de penser la vérité de cette pensée de manière cohérente. Mais ce serait là réintroduire la possibilité d’une discordance radicale entre la cohérence de la pensée et la manière dont le monde est en lui-même. Toute hypothèse irrationnelle à propos de ce dernier devient possible et le corrélationisme fort surgit une fois encore.

Quels que soient leurs défauts liés à leur manque de rigueur formelle, ces conjectures semblent mettre en évidence un dilemme fondamental au sein du projet de Meillassoux. S’il accepte – et nous croyons qu’il le doit – que la pensée fait partie de l’être comme la deuxième implication spéculative fondamentale de la rationalité scientifique après celle de la diachronicité, alors la portée universelle du principe de factualité génère un paradoxe par lequel il se contredit lui-même : l’assertion que tout est nécessairement contingent n’est vraie que si cette pensée existe nécessairement. Autrement, si Meillassoux décide de maintenir le statut exceptionnel de la pensée vis-à-vis de l’être, il semble alors qu’il compromette son exigence de diachronicité, puisque la réalité intelligible de l’être contingent est rendue dépendante de la cohérence idéelle du principe de factualité. Et en effet, l’appel à l’intuition intellectuelle dans la formulation de ce principe semble déjà supposer une sorte de réciprocité entre la pensée et l’être.

Comme on pouvait s’y attendre, ces deux critiques – à savoir, que l’intuition intellectuelle rétablit une corrélation entre la pensée et l’être, et que le principe de factualité engendre un paradoxe – ont donné lieu à des réponses particulièrement précises de la part de Meillassoux. Dans une communication personnelle, Meillassoux a expliqué pourquoi il croit pouvoir parer ces deux objections. Pour Meillassoux, le principe de factualité est conçu pour satisfaire à deux exigences. D’abord, l’exigence rationaliste fondamentale que la réalité est parfaitement intelligible conceptuellement. C’est un rejet de la notion typiquement religieuse selon laquelle l’existence recèle une espèce de mystère qui transcende à jamais l’intellection. Deuxièmement, la simple exigence matérialiste que l’être, bien que parfaitement intelligible, demeure irréductible à la pensée. Meillassoux insiste sur le fait que l’assertion déclarant que tout est nécessairement contingent satisfait à ces deux critères.


« L’être est pensé intégralement dans la mesure où il est sans raison ; et l’être qui est pensé de cette manière est conçu comme excédant la pensée de toutes parts parce qu’il se révèle capable de produire et de détruire la pensée ainsi que tout autre espèce d’entité. En tant qu’acte factuel produit par un être pensant également factuel, l’intuition intellectuelle de la facticité est parfaitement susceptible d’être détruite, mais pas celle que, même pour un instant, il aura pensé en tant que vérité éternelle qui légitime son nom, à savoir, qu’il est tout aussi périssable que tout ce qui existe. […] Donc, c'est parce que l’être émerge sans raison qu’il excède de toutes parts tout ce que la pensée peut décrire de sa production factuelle ; néanmoins, il ne contient rien qui soit incompréhensible pour la pensée car l’excès de l’être sur la pensée indique seulement que la raison est à jamais absente de l’être, et non quelque pouvoir énigmatique. » (1)


Ces remarques préfigurent déjà la récusation par Meillassoux de la seconde objection, à savoir que s’il est appliqué à lui-même, le principe de factualité devient contradictoire. Meillassoux soutient que ce paradoxe peut être évité en distinguant soigneusement la référence du principe de son existence (factuelle). Ainsi, même si cette dernière est bien contingente, et donc susceptible d’être comme de n’être pas, la référence du principe est strictement nécessaire, et c’est en fait la nécessité éternelle de la référence du principe qui garantit la contingence perpétuelle de l’existence du principe.


« On pourrait alors dire que le principe, en tant qu’il est pensé en réalité est factuel, et donc contingent. Mais ce qui n’est pas contingent, c’est la référence de ce principe, c’est-à-dire la facticité en tant que telle pour autant qu’elle est nécessaire. Et c’est parce que cette facticité est nécessaire que le principe, pour autant qu’il est – en fait – proféré et pour autant qu’il sera ou aura été pensé par quelque entité – quels que soient le moment ou les circonstances – c’est pour cette raison que le principe sera toujours vrai au moment où il est posé ou pensé. Ce qui est contingent, c’est que le principe, en tant qu’énoncé doué de sens, soit, en fait, pensé ; mais ce qui n’est pas contingent, c’est qu’il est vrai pour autant qu’il est – en fait – pensé en lieu et un moment donnés – qu’importe où et quand. Par conséquent, il n’y a pas de paradoxe tant que domaine d’application du principe est précisément réservé aux entités dans leur être. » (2)


Ici, la distinction opératoire cruciale est faite entre la nécessité de la contingence en tant que référence de la pensée et la contingence de l’existence (factuelle) de la pensée que tout est nécessairement contingent. La question est alors : de quelle manière Meillassoux propose-t-il d’expliquer cette séparation entre l’existence contingente de la pensée et l’existence nécessaire de sa référence ? Manifestement, cette séparation est faite pour sauvegarder et la cohérence du principe, et le primat matérialiste du réel sur l’idéel, en instaurant une différentiation stricte entre la pensée et la réalité. Mais étant donné que, pour Meillassoux, la prise de la pensée sur la réalité est garantie par l’intuition intellectuelle, il s’ensuit que ce doit être aussi cette dernière qui rende compte de cette distinction entre la pensée et la référence. Par conséquent, il semblerait que ce soit dans et par l’intuition intellectuelle de l’absolue contingence que la contingence de la pensée est séparée de la nécessité de son référent. Tout, alors, dépend de la manière dont Meillassoux comprend le terme d’ « intuition intellectuelle ».

Manifestement, il ne peut pas employer ce terme dans son acception kantienne, puisque, pour Kant, l’intuition intellectuelle crée son propre objet de manière active, contrairement à l’intuition sensible, qui reçoit passivement un objet existant indépendamment. Selon Kant, seule la compréhension intuitive d’un intellect archétypal (intellectus archetypus) dépourvu de sensibilité – telle que celle de Dieu – possède le pouvoir de créer son objet ; en ce qui concerne notre compréhension discursive, médiatisée par la sensibilité, c’est la synthèse du concept et de l’intuition qui produit la relation cognitive entre la pensée et son objet. Meillassoux rejette manifestement l’explication représentationaliste de la relation entre l’esprit et le monde, de la même manière qu’il doit refuser l’appel de la phénoménologie à une corrélation intentionnelle entre la pensée et la référence. Il est déjà loin d’être évident de savoir quelle théorie plausible de l’intuition intellectuelle pourrait simultanément assurer la scission entre la contingence de la pensée et la nécessité de son référent – que Meillassoux considère comme suffisante pour empêcher la contradiction – tout en évitant la corrélation représentationnelle et intentionnelle aussi bien qu’en renonçant à la production de son objet par l’intellect archétypal (puisque la création de son objet par l’intellect est clairement incompatible avec tout engagement matérialiste). Même si Meillassoux soutient que le paradoxe de l’absolue contingence peut être évité en restreignant le domaine de référence du principe aux « entités dans leur être », il n’explique pas comment il se propose de faire respecter la démarcation rigide entre l’intension du principe, effectuée de manière contingente, et ce qu’il estime être son extension « éternellement » nécessaire.

La référence, bien entendu, est intimement liée à la « vérité », mais bien que Meillassoux déclare que la vérité du principe est garantie par son référent ontologique, cette liaison est tout sauf sémantiquement transparente, puisque l’extension de l’expression « absolue contingence » n’est pas plus claire que le terme « être ». Le préalable habituel des conceptions réalistes de la vérité est une explication extra-théorique de la relation entre intension et extension, mais la tentative de Meillassoux d’interpréter celle-ci en terme d’intuition intellectuelle rend extrêmement difficile de voir comment elle pourrait être autre qu’intra-théorique. En effet, on ne saisit pas clairement comment la référence d’ « absolue contingence » pourrait être rendue intelligible autrement que dans un registre purement conceptuel. Par conséquent, Meillassoux nous présente un cas dans lequel la détermination de l’extension, ou « vérité » , demeure entièrement dépendante d’une intension stipulée conceptuellement, ou « sens » - la référence d’ « absolue contingence » est exclusivement déterminée par le sens de la pensée contingente selon laquelle « tout ce qui est, est absolument contingent ». Mais si la seule manière d’assurer la séparation entre l’idéalité (existant de manière contingente) du sens et la réalité (nécessairement existante) de la référence est de rendre la conceptualité constitutive de l’objectivité, alors l’absolutisation de la référence non-corrélationnelle est réussie au prix d’une absolutisation d’un sens conceptuel qui viole l’exigence matérialiste selon laquelle l’être n’est pas réductible à la pensée. Loin de réconcilier rationalisme et matérialisme, le principe de factualité, au moins dans cette version, continue de subordonner la réalité extra-conceptuelle au concept d’absolue contingence.

Bien que la victoire spéculative de Meillassoux sur le corrélationisme s’attache à déployer les armes les plus puissantes de ce dernier contre elle – ainsi que nous l’avons vu avec le principe de factualité lui-même – la distinction entre le réel et l’idéel fait partie de l’héritage corrélationiste, héritage qui ne peut pas être mobilisé à son encontre sans que soit procédé à sa décontamination. Le corrélationisme n’assure la division transcendantale entre le réel et l’idéel qu’au prix de faire de l’être le corrélat de la pensée. Meillassoux a raison de soutenir qu’il est nécessaire de traverser le corrélationisme afin de le vaincre, et à cet égard il nous faut suivre son conseil et trouver un moyen de déployer la distinction entre réel et idéel contre le corrélationisme lui-même. Mais précisément se révèle là un problème spéculatif fondamental : peut-on penser la disjonction diachronique entre le réel et l’idéel tout en évitant le recours à une division transcendantale entre la pensée et l’être ?



(1) Communication personnelle, 8/9/2006.

(2) Ibid.



(FIN)

 

N.B. :

L'intégralité de la traduction de cet article est disponible au format .pdf dans la rubrique 'Traductions', en haut de la colonne de gauche. 


Commentaires

Nous n’étions pas allés « trop vite en besogne », cher Anaximandrake. Il s’agit bien ici de pointer l’inconsistance de la thèse de Meillassoux, qui ne peut, dès lors qu’il est entré dans le dit « cercle corrélationnel », en sortir en y creusant une faille de l’intérieur, au moyen des armes qui ont servi à tracer ce cercle. En effet, il s’agit précisément pour Meillassoux d’une « conversion du regard » qui doit voir autre chose que ce qu’on voit habituellement dans la facticité : non, négativement, les limites de la pensée, mais positivement un savoir de l’absolu nécessité de la contingence, de la nécessité qu’il y a pour l’être de n’être qu’un fait, et un fait sans raison aucune, c’est-à-dire un savoir certain de ce que la facticité, qui chaque fois n’est constatée que de fait, ne soit pas elle-même factuelle, i.e ne puisse pas ne pas être. Ce savoir, donné par une intuition intellectuelle, moyennant une conversion du regard, est nécessaire pour ensuite en faire dériver les conditions et conséquences non quelconques. Cet accès à l’être nécessite comme condition de possibilité une activité de la pensée. Nous ne sortons donc pas du corrélationisme, et ainsi de la pensée pour entrer dans la pure présence d’un en-soi.

Mais Meillassoux a bien conscience de n’accomplir que la dernière étape qui achève le même mouvement originaire qu’est le corrélationisme, et avec lequel il ne pourrait être dit ainsi en totale rupture puisqu’il s’agit de partir de ses prémisses pour déceler un savoir positif au sein même de ce qui se donnait comme un constat d’ignorance. Il s’agit de prolonger le mouvement de pensée qui constate : _la facticité des choses eu égard au fait que l’être est toujours déjà un être-donné facticiel à la pensée qui le pense ;_et le double fait :- que le Tout Autre est pensable ; -que nous ne sommes pas en possession d’une connaissance certaine d’une raison suffisante de l’être tel qu’il nous est donné (par conséquent que toutes les théories explicatives du monde, ou assertant d’une raison ultime de l’être, peuvent être vraies, ou plutôt qu’aucune n’a les moyen de prouver a priori la vérité qu’elle asserte). Ainsi, si nous ne pouvons légitimement affirmer la nécessité réelle du monde en vertu de ce que nous ne possédons pas de savoir d’une raison nécessitante qui rendrait compte de ce que les choses sont ce qu’elles sont, refusant toute preuve ontologique a priori, il nous faut prolonger ce mouvement de constat pour ne pas voir simplement qu’un fait –l’état d’ignorance dans lequel nous nous trouvons toujours-déjà-, mais bel et bien la nécessité pour la pensée de penser l’absolument Autre comme possible réel et donc l’ouverture d’un champ absolu de possibles dits réels en ce sens que rien ne peut s’opposer à ce qu’ils reçoivent l’existence. Le Tout-autre, parce que pensable, est aussi absolument possible, et dans cette possibilité assertée, parce que pensable, de l’absolument autre, réside quelque chose d’absolu comme la nécessité pour la contingence d’être, i.e l’absoluité de la contingence. Il est nécessaire que les choses puissent ou non être ou ne pas être, être ou non différentes de ce qu’elles sont dès qu’elles sont. Il ne pourrait pas ne pas être que les choses puissent être autres qu’elles ne sont.

Cela présuppose donc que c’est à partir de la pensée seulement, en vertu de son activité, que quelque chose comme une nécessité de la contingence peut être décelée et ainsi posée, puisqu’il faut pour cela une instance reconnaissant l’absolue facticité de la situation qui est la sienne. En effet, cet en soi, pour être, a besoin de l’intuition intellectuelle qui voit dans le fait de la facticité, une nécessité du fait, qui voit dans la pensabilité du tout autre, la possibilité du tout autre, qui voit dans les possibles d’ignorance qu’elle décèle par ignorance des raisons nécessitantes, des possibles réels, qui voit donc la possibilité réelle pour tout possible de se substituer à ce qui est, et ce, sans raison. Sauf que Meillassoux entend bel et bien penser à cet endroit un absolu, c’est à dire une structure de l’être en-soi, subsistant tel que déterminé par la pensée indépendamment de la pensée qui le pense et pour laquelle pourtant seulement peut-il faire sens. Il s’agit, au moyen de ce qu’il nomme une intuition intellectuelle, de penser un en soi indépendant de la pensée pour être tel que perçu. Il y a donc bien décision outrancière, eu égard aux capacités réelles de la raison -capacités que nous déterminons au moyen de l’examen de ce qui est susceptible d’être prouvé ou non a priori conceptuellement-, d’assentir à un en-soi qui, hypostasié, ne serait rien d’autre que le rien capable de tout, l’absence absolue de raison pouvant donner raison de tout à tout moment et sans raisons. Comprenons que cette absolutisation qui consiste pour l’auteur en une « conversion du regard » est en fait logiquement contradictoire, que la conséquence dernière et valide de tout corrélationisme est un corrélationisme fort devant se borner à constater le fait de la non-possession pour tout esprit fini de la connaissance certaine -a priori- de quelque raison suffisante et nécessitante du réel, du réel tel qu’il est et peut continuer d’être. Ainsi, tous les possibles pensables doivent être affirmés en effet seulement possibles, mais non pas « réellement » possibles, c’est-à-dire que nous ne pouvons savoir a priori si le possible -qui n’est rien d’autre que le concept général par lequel nous subsumons tout ce qui est quelque peu pensable, même difficilement (la sainte Trinité, mon pouvoir-etre-tout-autre dans la mort,…) mais dont nous ignorons si cela est, peut être ou sera-, est réellement possible ou s’avère impossible. Le possible est simplement possible, ou encore il est seulement possible que le possible soit possible. La contingence du monde est possible au même titre qu’il est possible que les choses soient nécessaires. Rien ne nous permet de tirer de la possibilité du possible – de tous les possibles et donc du possible Tout-autre- la nécessité de la contingence. Le possible est précisément ce que nous nommons à l’endroit où nous prenons conscience de notre ignorance de la nécessité. Le possible ne peut donc qu’être, par essence, possible. La notion même de « possible réel » est impensable dès lors qu’est décrétée impensable toute nécessité réelle. Tout possible est un possible idéal et idéel, n’a de subsistance, c’est-à-dire de mode d’être, de réalité, que par et pour une pensée qui a cette capacité de voir qu’elle ne peut tout embrasser par son regard, que le champ total indéfini de tout ce qui peut être dit être lui est inaccessible en sa totalité. C’est donc sur une non-affirmation ou encore une énumération non exhaustive de possibles pensables (même ceux qui dérogeraient aux lois de notre monde dont on constate factuellement la durabilité –la vérité ontologique du principe de non-contradiction s’appliquant à la chose en soi n’ayant pu être conquise par Meillassoux qu’une fois avoir démontré anhypothétiquement celle du principe de factualité dont on refuse l’absoluité-) que doit s’achever tout mouvement de pensée reconnaissant le double primat de la corrélation et de la facticité. L’inconsistance de la thèse étudiée consiste ainsi à conclure du fait que toute chose ne peut toujours être donnée que comme un fait dont on ne sait précisément pas s’il est ou non nécessaire, qu’il est nécessaire que le fait soit, et ce, sans raison, que toute chose ne soit donnée que comme un fait, qu’ainsi le devenir-absolument-tout-autre-sans-raison peut à tout moment frapper le devenir de ce qui est déjà sans raison. La conversion du regard permettant de déceler l’absolutisation de la contingence intrinsèque à toute reconnaissance de la facticité, et ainsi de poser l’absolu comme l’absolue impossibilité de la nécessité en-soi, n’est autre que le mouvement qui consiste à hypostasier notre non-possession de fait de raison suffisante du fait, en une absence de raison en soi, qui de rien d’étant qu’elle est, n’en est pas moins capable de produire à tout moment sans raison une infinité intotalisable de possibles. Si bien que la supercherie fait de l’absence de raison pour nous une absence de raison en soi qui se fait raison de qui est- en soi et pour nous- sans raison, tout en proclamant haut et fort s’être extrait complètement du joug du principe de raison qui gouverna toute l’histoire de la métaphysique. Le principe d’irraison posant que nous ne connaissons pas de raison nécessaire est ainsi à tort absolutisé en un principe de factualité posant l’absence de raison en soi. Car de ce que nous pouvons penser la possibilité absolue pour l’en-soi d’être autre que le pour-nous, nous ne pouvons affirmer a priori que l’en-soi est effectivement le possible-devenir-tout-autre. Il pourrait en effet s’avérer qu’il soit impossible que l’en soi soit autre que le pour-nous, simplement nous n’en connaîtrions pas la raison.

Ainsi, lorsque Meillassoux écrit, p79. : « Lorsque vous pensez [que] ces trois options sont « possibles »- comment accédez-vous à cette possibilité ? Comment parvenez-vous à penser ce « possible d’ignorance » qui laisse ouvertes vos trois options ? A la vérité, vous ne parvenez à penser ce possible d’ignorance que parce que vous parvenez effectivement à penser l’absoluité de ce possible, son caractère non-corrélationnel. Comprenez-moi bien, nous touchons ici au point fondamental : si vous affirmez que votre scepticisme envers toute connaissance de l’absolu repose sur un argument, et non sur une simple croyance ou opinion- alors vous devez admettre que le nerf d’un tel argument est pensable. Or le nerf de votre argumentation c’est que nous pouvons accéder au pouvoir-ne-pas-être/pouvoir-être-autre de toute chose, y compris de nous-mêmes et du monde. Mais dire qu’on peut penser cela, encore une fois, c’est dire qu’on peut penser l’absoluité du possible de toute chose. […]Votre expérience de pensée tire ainsi sa force redoutable de la vérité profonde qui s’y trouve impliquée : vous avez « touché » rien de moins qu’un absolu, le seul véritable, et à l’aide de celui-ci, vous avez détruit tous les faux absolus de la métaphysique- qu’ils soient ceux du réalisme ou de l’idéalisme. », il feint de ne pas comprendre que c’est en raison de notre ignorance que nous décelons des possibles d’ignorance comme s’offrant à notre pensée, et non parce que nous nous trouvons être confrontés à la pure présence d’un absolu, c’est-à-dire d’un étant ou d’une entité qui serait le corrélat subsistant de l’idéalité du jugement qui s’y réfère, ainsi délié de toute condition de possibilité pour subsister en soi tel que pensé. C’est par notre prise de conscience de notre incapacité à décider avec certitude de la nécessité de l’une ou l’autre hypothèse, donc de leur possibilité réelle, puisqu’ avant que d’être nécessaires en vertu d’une raison fondatrice, elles doivent être réellement possibles- ce que nous ne pouvons déterminer a priori-, que nous parvenons à penser ces possibles d’ignorance qui dessinent en fait une ouverture à tous les possibles. Nous ne parvenons par là à penser aucune sorte d’absoluité : aucune chose ne nous apparaît dans sa détermination de manière absolue, aucune chose ne nous est donnée à voir telle qu’elle serait, en toutes ses déterminations, inconditionnée et déliée de toute raison extérieure qui la fonderait en nécessité, ce qui seul ferait d’elle ce que l’on pourrait nommer proprement un absolu. En effet, quoique nous pensions, cela n’est et ne sera jamais délié d’au moins deux conditions : - de nous-mêmes en tant que nous le pensons ; - de la facticité même de la corrélation entre la pensée et l’être dont on ne peut savoir a priori s’il y a une raison nécessaire qui en fonde la nécessité. Le constat de la possibilité des possibles n’est possible qu’au prix de la reconnaissance de notre incapacité à penser tout absolu. L’absolutisation des possibles, s’il faut la nommer telle, ne se pense qu’à derechef refuser toute pensabilité de la nécessité réelle, et donc celle de la contingence. Car de ce que nous pouvons penser que le tout-autre soit, et soit donc possiblement possible, nous ne pouvons jamais conclure a priori qu’il est nécessairement vrai qu’il soit possible. La pensabilité du tout-autre, via l’impensabilité de son impossibilité qu’implique tout corrélationisme, n’est rien d’autre que l’impensabilité de la certitude. Aussi l’affaire devient douloureuse lorsque l’auteur de la thèse de la nécessité de la contingence écrit : « La nécessité est donc prouvé [à tort] par ce fait de stabilité infiniment improbable qu’est la durabilité des lois de la nature, et l’envers subjectif de cette durabilité qu’est la conscience d’un sujet capable de science. Telle est la logique de l’argument nécessitariste, et plus spécialement de l’inférence fréquentialiste qui le supporte ». Car il veut affirmer par là, contre Hume (qui, bien que refusant notre accès à une raison rendant compte de la nécessité de la connexion causale, accepte comme une énigme la réalité d’une raison nécessaire des connexions universelles) et contre Kant (qui admet comme une réalité la nécessité des lois de la nature, via la stabilité de fait de la cohérence de nos rerésentations), l’impensabilité, outre l’inconnaissabilité, de toute nécessité réelle, i.e de toute nécessité des étants comme du monde. Alors qu’il faudrait, pour ne pas tomber sous le coup de la critique de la thèse implicitement probabiliste (qui implique, sans que nous sachions si cela est possible ou réel, une totalisation clôturée des possibles qu’exclut l’axiomatique pensable de la théorie cantorienne des ensembles) s’arrêter sur la non-affirmation : je ne sais pas s’il y a nécessité à ce que le monde soit, et soit tel qu’il est, l’auteur s’évertue pourtant à penser la nécessité pour le monde et les choses de ne pas être nécessaires. Ainsi, en fin de compte, il apparaît que la nécessité désigne un mode d’être des choses qui nécessairement relève du droit, que ce vocable renvoie à une réalité –celle du mode d’être des choses- qui, si elle préexiste à l’esprit qui croit la découvrir, ne peut être dite ou pensée que comme étant en droit, c’est-à-dire hors fait, même si elle se dit de lui. Si donc, par réalité, nous entendons ce qui ne peut être que factuel, le concept de « nécessité réelle » ne peut être qu’un concept contradictoire: la nécessité n’étant jamais un fait mais ce qui se dit du fait, et l’esprit étant nécessairement prisonnier du fait, ne pouvant toucher ce qui de droit est a-factuel et nécessairement subsistant éternellement identique à soi, rien ne peut donc être dit légitimement nécessaire, pas même la contingence prise absolument. Affirmer la nécessité de la contingence est ainsi acte de décision qui nécessairement outrepasse les capacités réelles de la raison. L’auteur a donc beau jeu de faire valoir le rasoir d’Ockham en l’appliquant à la nécessité réelle, celle-ci devenant « une « entité » inutile pour expliquer le monde »(p.148), car l’économie visée ici par l’auteur ne consiste pas à expliquer le maximum d’effets par le moins possible de raisons, mais à ne plus rien expliquer du tout (ce à quoi se borne raisonnaiblement le corrélationisme), tout en expliquant ceci –qu’il ne faut plus rien chercher à expliquer- non par le fait que le prix à payer de toute raison nécessaire excède nécessairement les pouvoirs de la raison, mais par la nécessité, décelée par l’intuition intellectuelle, pour le fait d’être un fait sans raison.

Par ailleurs, un autre point d’inconsistance de la pensée de Meillassoux réside dans l’utilisation qu’il fait de la théorie logico-mathématique dite des ensembles. Soit l’auteur reconnaît avec la théorie cantorienne standard des ensembles qu’il est logiquement contradictoire de penser une totalité des possibles concevables qui soit quantifiable, d’une grandeur déterminée, et alors dans ce cas il lui faut pouvoir affirmer avec certitude que l’ensemble des mondes possibles est une multiplicité pure, c’est-à-dire infinie et indénombrable, donc inconcevable. S’ensuit alors qu’une totalité clôturée des possibles doit être dite a priori ne pas être, puisque l’auteur a prétendu démontrer, à partir du principe de factualité, la portée ontologique de la vérité du principe de non-contradiction devant ainsi s’appliquer à la chose en soi. (En effet Meillassoux affirme démontrer ce que Kant se contentait simplement d’admettre, à savoir que le principe de non-contradiction ne recouvre pas seulement le pensable, mais aussi le possible, l’être en-soi, car si l’être contradictoire était, il serait aussi éternellement identique à lui même en ce sens qu’il est toujours-dejà tout ce qu’il n’est pas, par conséquent un tel être contradictoire serait exclut de tout devenir, et donc de la puissance souveraine de l’hyper-Chaos, démontrée indirectement par le principe anhypothétique de factualité, qui à tout moment peut faire de ceci, cela.) Et alors dans ce cas, l’intotalisation des possibles n’est pas seulement un possible au même titre que le serait la totalisation clôturée des possibles, comme le maintient l’auteur, mais la seule réalité nécessaire puisqu’étant non contradictoire, et que sa négation, seule autre éventualité explicative de l’univers est, elle, non seulement impensable mais contradictoire, ce qui la rend impossible. Soit l’auteur reconnaît qu’est possible, parce que non contradictoire, la totalisation clôturée des possibles, n’adhérant ainsi pas aux conséquences logiques de l’axiomatique standard de la théorie des ensembles. Et alors dans ce cas, il ne peut plus se servir de celle-ci -en ce que son contenu aurait pour référent une réalité dont on saurait a priori qu’elle est possible réellement-, pour disqualifier a priori ce qu’il appelle « l’implication fréquentialiste » inhérente à l’inférence nécessitariste, quoiqu’il ne puisse non plus pas l’affirmer. Ne pouvant ni l’infirmer, ni l’affirmer, l’auteur doit ainsi tenir pour possible l’idée que les choses soient nécessairement telles qu’elles sont, ce que nous autorise à penser une totalité clôturée de possibles qui rendrait incompatible la stabilité des lois constatée avec une contingence absolue de ces invariants factuels. Réciproquement, l’intotalisation du multiple pur qu’incline à penser l’outrepassement quantitatif de l’ensemble des groupements de parties d’un ensemble par rapport à cet ensemble lui même, si elle donne lieu à quelque chose comme un objet de pensée non contradictoire, peut seulement être dit être un possible d’ignorance. Rien ne nous permet de dire a priori qu’est réellement possible –effectif- l’intotalisation des possibles. Rien ne nous permet de conférer une portée ontologique à ce qui se donne comme objet de pensée logico-mathématique. Il est peut être impossible que soit une non-totalité, une totalité in-clôturable, une multiplicité pure, prolifération infinie de quantités. Après la finitude donc, l’indéfinitude. Aussi pouvons-nous demander avec Descartes « quelle raison de juger si un infini peut être plus grand que l’autre ou non ? Vu qu’il cesserait d’être infini si nous pouvions le comprendre » (Lettre à Mersenne, 15 avril 1630)


De sorte que si le corrélationisme « ne soutient de lui même aucune position a-rationnelle, religieuse ou poétique, ne prononce aucun discours positif sur l’absolu, se contente de penser les limites de la pensée et ne fonde donc pas positivement une croyance religieuse déterminée, mais sape effectivement toute prétention de la raison à délégitimer une croyance au nom d(e l’impensabilité de son contenu » (Après la finitude, p.57), il ne légitime pas pour autant toute forme de croyance ou de pensée dogmatique visant à rendre compte de raisons nécessaires. Ne se situant jamais sur le terrain de la croyance, le corrélationisme pense simplement la possibilité que soit effective la réalité affirmée par le contenu des croyances proposées, puisqu’en effet rien n’interdit a priori que l’impensable soit possible. Parce qu’ « il est impensable que l’impensable soit impossible », il est faux de dire que « le scepticisme envers l’absolu métaphysique légitime ainsi de jure la croyance en n’importe quelle forme de croyance en un absolu, la meilleure comme la pire »(p.64) : ce n’est pas la croyance en elle même en tant qu’acte de la conscience consistant à endosser un contenu affirmatif de quelque raison nécessaire qui est légitimé ici, mais plutôt est-il simplement affirmé qu’il est légitime de penser que soit effectivement possible la réalité décrite et affirmée par le jugement que profère tout acte de croyance. Le corrélationiste, s’il est conséquent, se garde bien lui-même de croire ni même n’encourage l’acte de croire, qui ne peut être qu’aventureux eu égard à la possible impossibilité de ce que nous pensons possiblement possible. Il peut au mieux choisir deux solutions : - ne pouvant légitimer aucune forme de croyance particulière, il faudrait conclure en dernière instance que croire est risqué et donc illégitime en l’état actuel de nos connaissance, qui se trouve de fait indépassable. Il faudrait par conséquent s’interdire de croire en quoique ce soit, en raison de ce qu’un risque est encouru de ne pas être dans le vrai ; - ne pouvant disqualifier aucune forme déterminée de croyance, toutes peuvent être endossées sans qu’il soit légitime de vouloir les imposer, de les proclamer pour soi ou pour autrui objets d’une connaissance certaine, c’est-à-dire rationnellement validée par la pensée. Or, il est difficile de concevoir celui qui accepte, en pleine lucidité, d’endosser un contenu de pensée affirmant la subsistance d’une réalité sans que ce jugement évaluatif soit adossé à aucune autre raison nécessitante que ce pur acte de croyance lui-même. Tout croyant a ainsi toujours, consciemment ou non, de bonnes raisons de croire ce qu’il croit, raisons que tout corrélationiste rigoureux ne peut tenir pour telles. Le sentiment et la Révélation ne peuvent être joués contre la raison sans que l’acte de croire soit encore et toujours motivé par ce qu’il tient pour raison. Le corrélationiste, s’il est sceptique, n’est donc pas fidéiste, même s’il n’exerce sa pensée qu’en restant fidèle au versant gnoséologique du principe de raison, et qui constitue la seule éthique légitime de la pensée: ne rien tenir pour vrai qui ne soit indubitablement et a priori démontré comme tel dans le dévoilement de sa raison nécessaire.

Écrit par : Ju | 21/09/2007

Voilà un commentaire d'une taille bien inhabituelle, Ju . Ce n’est toutefois pas seulement à la lettre qu’il s'agissait de prendre l’expression « aller vite en besogne », mais de comprendre aussi qu'il fallait, d'une part, se garder de prendre un moment de la démonstration de Meillassoux pour sa conclusion (et ce, avant d'affirmer qu'il n'y a là « rien de bien nouveau »), et, d'autre part, avoir une connaissance de première main de l'ouvrage en question. En ce qui concerne le second point, au vu des citations, ainsi que de vos reformulations qui ne sont globalement pas incorrectes, j'en infère que cette exigence est maintenant remplie. Toutefois, même si je prends acte qu’il s’agit pour vous ici, en partie, d’une palinodie implicite, je continuerai d'émettre des réserves relativement au premier point. Votre tentative, ambitieuse, fait toutefois l'économie commode de la réfutation des arguments mêmes de Meillassoux. Aussi, ne nous apparaît-il pas que votre critique soit allée au cœur du problème. Elle semble en fait plus proche d'une simple discussion de ses thèses, mais comme si elles avaient été énoncées ex cathedra et non pas argumentées précisément. Cela, je ne vous le cache pas, limite nettement la portée de votre intervention, et l'apparente plus à une polémique, mais qui, partant, use immodérément de procédés contestables, dont la pétition de principe.

Commençons toutefois par préciser d'emblée que la pensée de Meillassoux n'est pas la nôtre, et que nous nous contentons ici, à la faveur d'articles comme celui de Brassier, de donner la possibilité d'en examiner l'architecture, ainsi que les éventuelles failles, par exemple logiques. Bref, que ses thèses soient valides ou non, son inventivité argumentative est indéniable, et mérite en soi un examen attentif ; elle ne doit pas, selon moi, être prise à la légère, ou encore moins passée sous silence. Celles-ci constituent bel et bien un nouvel et intéressant paradigme en philosophie : le réalisme spéculatif. Car ce qui importe, notamment, ce n'est pas de contredire Meillassoux en répétant une vulgate kantienne, c'est de voir en quoi il constitue une « critique de la Critique » (erronée ou non) et comment la manière dont il définit le néologisme (de sa création) de « corrélationisme » peut lui permettre de le faire.

Ainsi donc, contrairement à Brassier, pour sa part clair partisan d'une sortie du corrélationisme, vous semblez bien en accepter la définition et vouloir le maintenir, c'est-à-dire, insister sur les « limites de la raison » et donc, par là, soutenir une sorte de para-kantisme comme socle fondamental de la pensée philosophique. La Critique resterait en ce sens, pour vous, un horizon. Mais, quoi qu'il en soit de cette hypothèse, il est clair que vous ne prenez pas en compte les paradoxes de cette position corrélationiste, paradoxes (dont celui de l'archifossile) mis en lumière par Meillassoux, et qui lui permettent d'affirmer, en particulier, qu'elle laisse en définitive le champ libre aux fidéismes. Ceci, vous le contestez dans votre conclusion, tout en indiquant qu'elle prend acte de la possibilité de ce qu’affirment les croyances, sans les encourager. Mais en matière de croyances, cela revient à leur laisser ton bonnement le champ libre. Nous y reviendrons. Je ne tenterai donc principalement ici que de rétablir un certain équilibre, c’est-à-dire de reproduire brièvement quelques séquences de la logique du raisonnement de Meillassoux, sans prétendre, pour ma part, dans un tel format, en couvrir sérieusement l’intégralité.

Puisque donc vous commencez par asserter que « Meillassoux [...] ne peut, dès lors qu’il est entré dans le dit « cercle corrélationnel », en sortir en y creusant une faille de l’intérieur, au moyen des armes qui ont servi à tracer ce cercle », il me faut donc d'abord rappeler la manière dont Meillassoux conduit cette démonstration. En effet, il apparaît que cette rupture du cercle corrélationnel se fait grâce aux assomptions implicites du corrélationisme, corrélationisme qui s’avère finalement ici inconsistant. C’est ce sur quoi vous faites l'impasse, déclarant, en particulier : « le corrélationisme [...] avec lequel il ne pourrait être dit ainsi en totale rupture puisqu’il s’agit de partir de ses prémisses pour déceler un savoir positif au sein même de ce qui se donnait comme un constat d’ignorance ». Mais ce qui caractérise le corrélationisme, c'est justement de conclure faussement à partir de ces « prémisses ». Car pour considérer comme fausse une conclusion, il faut bien partir de ses prémisses… Plus sérieusement, comme le dit en effet Meillassoux p.74, « le cercle corrélationnel - et ce qui en constitue le nerf, à savoir la distinction de l'en-soi et du pour-nous - présuppose lui-même, pour être pensable, qu'on ait admis implicitement l'absoluité de la contingence ». Et une mise en scène de la réfutation des dogmatismes par le corrélationiste permet de le faire apparaître. Car ce dernier ne peut s'opposer et au dogmatique qui affirme l'existence d'une vie après la mort, et à celui qui proclame que, une fois morts, nous ne sommes que pur néant, qu'en montrant qu'ils sont contradictoires à discourir de ce qui est, dès lors que je ne suis plus dans le monde, c'est-à-dire alors que je suis tout autre, en Dieu ou anéanti. Bref, le réaliste est contrecarré car il néglige le pour-nous. Mais le corrélationiste, à cet instant, doit ensuite réfuter l'idéaliste subjectif. Celui-ci s'oppose en effet au corrélationiste agnostique, non pas cette fois en oubliant le pour-nous, mais en rejetant l'en-soi, dont la postulation d'existence est commune à la fois aux dogmatiques, mais aussi au corrélationiste qui en admet la pensée en l'ouvrant à tous les possibles. Car pour l'idéaliste subjectif, c’est l'en-soi qui est impensable, puisqu'il est impossible de se penser n'étant pas, et, par conséquent, je ne peux que me penser comme immortel, existant à l'identique. Pour récuser cette option, il faut donc au corrélationiste admettre maintenant les trois possibilités comme pensables. Elles ne sont pensables non pas parce que je pourrais me penser par exemple comme néant, mais parce qu'aucune « raison », aucune cause ne l'interdit a priori. Toutefois, si l'impensable n'est pas pensable, il demeure possible, mais, notons-le, non pas nécessaire à l’instar de ces absolus que le corrélationiste réfute. Pourtant, c’est le point, cette opération revient à recourir à la facticité, à l'irraison du réel. C'est là que se trouve la prise pour le penseur spéculatif : le corrélationiste agnostique a montré qu'il est possible de se penser comme absolument autre. C'est un point capital que tout contempteur du réaliste spéculatif se devra d'affronter de face, s'il ne veut pas être lui-même réduit aux positions pré-corrélationistes elles-mêmes. Oui, comment, sinon, réfuter à la fois les thèses de réalistes dogmatiques et celles des idéalistes subjectifs ? Il semble bien que nous ne puissions les récuser qu'en prenant acte de notre absence de raison d'être, facticité qui rend possible les diverses éventualités prétendues, à tort, nécessaires. Voici le tour de force : c'est cette irraison même qui permet de prendre à revers le corrélationiste et de sortir du cercle. Car que fait le corrélationiste ? Il se sert implicitement et sans vouloir le reconnaître, d'un absolu : « le pouvoir être autre lui-même » (p.77). Et c'est l'assomption de cet absolu qui permettra à Meillassoux de parler de la nécessité de la contingence, et de l'abandon du principe de raison suffisante. Le cercle corrélationiste est-il brisé ? Oui, car « ce pouvoir-être-autre ne saurait être pensé comme un corrélat de la pensée, puisque précisément il contient la possibilité de notre propre non-être. » (p.77) Toutefois, fidèle à sa stratégie, le corrélationiste peut répondre que la position spéculative, impliquant la possibilité réelle de toutes les options métaphysiques, bien qu'également pensable, n'est pas plus certaine que ces dernières. Pour lui, il n'y a pas davantage de raison pour donner la supériorité à l'option spéculative. Toutes sont possibles, mais, selon lui, possibles d'un possible d'ignorance. Qu'est-ce à dire ? Le corrélationiste n'affirme pas que telle ou telle option métaphysique (e.g. M1 ou M2) n'est pas nécessaire en soi, il asserte « que nous ignorons laquelle de ces trois options - 1 : la nécessité de M1, 2 : nécessité de M2, 3 : possibilité réelle de M1 et M2 - est la vraie [...] nous avons affaire à trois possibles d'ignorance (1,2,3), et non à deux possibles réels (M1, M2). » Sinon, ce serait là, selon votre expression, Ju, une « décision outrancière, eu égard aux capacités réelles de la raison ». Mais comment, alors, distinguer l'en-soi du pour-nous ? Pour ce faire, il convient de s'aviser que, ce que refuse l'idéaliste subjectif, i.e. la pensée de l'en-soi, c'est la réalité du pouvoir-être-autre du pour-nous. Or, le sans-nous, c'est bien l'en-soi. Comme le dit Meillassoux (que vous coupez, Ju, dans votre citation de la page p.79, avec une objectivité douteuse vous permettant avantageusement d'éviter son argument, et donc autorise vos développements ultérieurs sur le possible, qui en deviennent donc malheureusement non pertinents), « [l]'idée même de la différence entre l'en-soi et le pour-nous n'aurait jamais germé en vous, si vous n'aviez éprouvé la puissance peut-être la plus étonnante de la pensée humaine : être capable d'accéder à son possible non-être - se savoir mortel. » Le corrélationiste, qui a donc réfuté l'idéaliste subjectif, s'il veut être cohérent, se sait mortel, qu’il y ait ou nous une vie après la mort. Il est donc contraint de reconnaître qu'il existe au moins un possible réel, absolu. Et force est de constater que son caractère non corrélationnel est patent. Bref, le corrélationiste, lorsqu'il désire contrer l'idéaliste, désabsolutise le corrélat (« tout pensé doit être corrélé à un acte de pensée ») et absolutise la facticité. Inversement, lorsqu'il s'agit de récuser le penseur spéculatif, il désabsolutise la facticité et absolutise le corrélat, puisque mon pouvoir-être-autre ne peut plus être pensé s'il n'est que le corrélat d'une pensée. Ce que je regrette, Ju, c'est que, dans votre commentaire, vous ne vous soyez pas confronté à la question de ce tour de passe-passe corrélationiste, qui consiste donc à imposer à l'un ce qu'il refuse à l'autre, et vice versa ; cet étrange « double primat de la corrélation et de la facticité » ressemble fort à une contradiction, et le corrélationiste qui ne s'explique pas à ce sujet, à un croyant.

Toujours est-il que le philosophe spéculatif, refusant l'absolutisation du corrélat qui est la voie idéaliste de la nécessité réelle, est en mesure de découvrir un absolu dans la facticité. Mais, vous, Ju, mué en idéaliste, du moins apparent, affirmez : « Le possible est précisément ce que nous nommons à l’endroit où nous prenons conscience de notre ignorance de la nécessité. [...] La notion même de « possible réel » est impensable dès lors qu’est décrétée impensable toute nécessité réelle. » Permettez-moi d'en douter. D'abord, Meillassoux ne considère pas que la nécessité réelle soit impensable, le ferait-il d'ailleurs, qu'on devrait encore la considérer comme possible. Il ne fait que tirer les conséquences de la disqualification de la preuve ontologique. De plus, en quoi l'absence d'un étant nécessaire, c'est-à-dire ne pouvant pas être autre, fait-elle obstacle à la possibilité réelle ? Autrement dit pourquoi faudrait-il postuler un étant nécessaire pour concevoir que tout étant pourrait ne pas être ? Nous pourrions tout aussi bien dire le contraire : la nécessité réelle est la négation de la possibilité réelle. C'est nier le pouvoir-être-autre d'une chose qui conduit à la pensée de la nécessité réelle. C'est nier le caractère destructible d'un étant que de le poser comme indestructible. Bref, on a affaire, dans ce dernier cas, à une tournure d'esprit idéaliste qui consiste à refuser son propre pouvoir-être-autre et, en particulier, son propre pouvoir-ne-pas-être. Ainsi, plutôt que de parler du possible comme « ignorance de la nécessité », le corrélationiste conséquent devrait dire : ce qu'on ignore, ce n'est pas seulement la nécessité réelle, c'est aussi s'il y a de la nécessité réelle ou pas. Il pourrait donc ne pas y en avoir, puisque cette option est pensable. Et à ce point, l'absolutisation du possible semble ici imparable, puisque ce qu'on affirme, c'est tout simplement la possibilité de contingence de la nécessité réelle. De même, Ju, lorsque vous employez les syntagmes « possiblement possible » ou même « la possibilité des possibles n'est possible », vous entrez dans une régression à l'infini qui n'abolira jamais le fait que vous parlez de la possibilité, par essence possible. Or ce qui est nécessaire, c'est ce qui ne peut pas être autre. Or il n'y a rien qui ne puisse pas être pensé comme pouvant-être-autre ou n'être pas, excepté ce pouvoir-être-autre lui-même. Donc, ce qui est nécessaire, ce n'est pas tel ou tel étant, telle ou telle connexion causale, mais c'est la contingence en tant que telle. Par exemple, que les lois de la nature soient contingentes n'empêche pas qu'elles impliquent de liaisons nécessaires pour les entités qui lui sont soumises. Simplement, ces lois peuvent être autres, et leur stabilité de fait n'y change rien. Avant de vous citer de nouveau, j'en profite pour rappeler, une fois de plus, qu'il est ruineux de confondre les plans ontique et ontologique. Ju : « L’auteur a donc beau jeu de faire valoir le rasoir d’Ockham en l’appliquant à la nécessité réelle, celle-ci devenant « une « entité » inutile pour expliquer le monde »(p.148), car l’économie visée ici par l’auteur ne consiste pas à expliquer le maximum d’effets par le moins possible de raisons, mais à ne plus rien expliquer du tout (ce à quoi se borne raisonnaiblement le corrélationisme), tout en expliquant ceci –qu’il ne faut plus rien chercher à expliquer- non par le fait que le prix à payer de toute raison nécessaire excède nécessairement les pouvoirs de la raison, mais par la nécessité, décelée par l’intuition intellectuelle, pour le fait d’être un fait sans raison. » Ceci est abusif puisqu’il s’agit pour Meillassoux, selon ses mots mêmes, d’éviter la solution corrélationiste qui est en réalité une dissolution des problèmes métaphysiques, afin de les maintenir, mais dans un nouveau cadre. Car, effectivement, c’est le principe de raison suffisante qui est exorbitant, s’il sort du domaine ontique. Il ne s’agit pas du tout de ne plus rien expliquer, mais de ne pas extrapoler et de ne pas poser arbitrairement la nécessité réelle. Un fait scientifique, mathématisable, est, dans cette optique, tout à fait intelligible et son occurrence parfaitement prédictible au sein d’un modèle idoine, à condition de préciser, une fois de plus, que la légalité du réseau causal auquel il appartient est dénué de nécessité réelle.

En ce qui concerne votre passage relatif à la théorie cantorienne des ensembles, vous ne mentionnez pas que Meillassoux précise que seule la thèse de l’intotalisation a une portée ontologique. Car bien que pensables, les axiomatiques faisant droit au tout posent, avec la nécessité réelle, une entité injustifiable. Car votre glorieuse maxime selon laquelle le « principe de raison, […] qui constitue la seule éthique légitime de la pensée: ne rien tenir pour vrai qui ne soit indubitablement et a priori démontré comme tel dans le dévoilement de sa raison nécessaire », n’est pas finalement la croyance du sceptique, sa profession de foi en quelque sorte ? Il semble que ce soit bien le cas lorsqu’on égale le « réellement possible » à l’« effectif ». Et si l’on veut rester cohérent, et donc tenir le principe de non-contradiction, et ne pas rester dans la croyance ou la simple opinion, qu’est-ce qui pourrait bien être dit, en ce sens, une raison indubitablement nécessaire, qui ne pourrait pas être autre, si ce n’est ce pouvoir-être-autre lui-même ? N’y a t-il pas alors, à invoquer le principe de raison suffisante, une pétition de principe intenable ? On ne peut s’empêcher de penser à Rosset prenant pour exergue humoristique cette citation de Jules Verne : « Je n’ai rien vu, pourtant il y a quelque chose ! » C’est bien à vous qu’on pourrait opposer ce « rien qui serait tout », comme une inconsistance de votre raisonnement. De plus, on peut à ce stade considérer que l’énoncé cartésien que vous citez est, en l’espèce, faux, car la définition cantorienne de l’infini permet une complète intelligibilité mathématique de l’infini ainsi que de la distinction des différents infinis. En effet, les raisons théologiques qui réservaient l'infini à Dieu n'ont plus cours... Voulez-vous y revenir ? Toujours est-il qu' en tant que pensable, « la multiplicité pure » est parfaitement compatible avec le principe de factualité. A ce stade, le corrélationiste, inconsistant puisque il en use en le niant, ne peut plus prétendre réfuter la portée ontologique de l’intotalisation.

Quant aux conséquences éthiques, Ju, on ne peut pas vous suivre, car dès lors que le corrélationisme « sape effectivement toute prétention de la raison à délégitimer une croyance au nom de l’impensabilité de son contenu » (p.57), il est clair qu’il les légitime de leur point de vue qui est celui de la croyance. En effet, si le corrélationisme déclare qu’il n’existe pas d’absolu rationnel, il n’en conclut pas moins que les croyances ne sont ni rationnelles ni irrationnelles en soi. Du point de vue de la raison corrélationiste, croire est peut-être « risqué », mais rien n’empêche néanmoins dans cette optique qu’elles soient légitimement souveraines dans leur prétention à un absolu de foi s’autorisant d’une révélation supérieure à la rationalité (Cf. p.64 sq.). A ce propos, souvenons-nous, à titre d’indication, des remarques nietzschéennes au sujet des conséquences du kantisme. Ainsi, c’est bien pourquoi si « le sentiment et la Révélation ne peuvent être joués contre la raison sans que l’acte de croire soit encore et toujours motivé par ce qu’il tient pour raison », c’est simplement reconnaître à bon droit la possibilité de l’erreur, mais, le faire en corrélationiste, c’est se priver de se donner les moyens de la réfuter, en rationaliste.

Encore une fois, il n’est pas question ici de trancher définitivement entre le corrélationiste et le réaliste spéculatif, mais de faire droit à l’examen rationnel des différents raisonnements dans leur spécificité. Et, en l’espèce, votre intervention, esquivant en majorité les arguments originaux appuyant les thèses de Meillassoux (archifossile, dialectique corrélationiste entre corrélat et facticité, en-soi et pour-nous, nouvelle approche du problème de Hume, etc .), ne peut, en l’état, me convaincre de la considérer comme une réfutation, puisque ne prenant pas de front, en particulier, ses critiques précises contre le corrélationisme. En effet, Ju, compte tenu des prétentions que vous affichez, vous continuez d’ « aller trop vite en besogne ». Toutefois, si vous désirez reprendre votre étude d’une manière qui s’attache davantage à une dispute philosophique et rationnelle, et donc qui prenne en compte sérieusement l’argumentation de l’adversaire, je ne verrais aucun inconvénient à la publier ici même, sous la forme d’une note à part entière qui permettrait cette fois - qui sait ? - de démontrer ces soi-disant inconsistances que vous vous contentez d’alléguer, et surtout m’éviterait ce pénible exercice de ventriloquisme. Je vous remercie, en tous cas, de votre participation enthousiaste.

Écrit par : Anaximandrake | 24/09/2007

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