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10/09/2007

L'Énigme du Réalisme (5)

par Ray Brassier

 

 

5. LE PARADOXE DE L'ABSOLUE CONTINGENCE 

 

Esquivant de façon frappante toute la problématique de la représentation, Meillassoux déclare hardiment son intention de remettre l’intuition intellectuelle à l’honneur :

 

« [I]l nous faut projeter l’irraison dans la chose même, et découvrir en notre saisie de la facticité la véritable intuition intellectuelle de l’absolu. Intuition, car c’est bien à même ce qui est que nous découvrons une contingence sans autre borne qu’elle-même – intellectuelle, car cette contingence n’est rien de visible, rien de perceptible en la chose : seule la pensée qui accède comme au Chaos qui sous-tend les continuités apparentes du phénomène. » (1)

 

Le déploiement de cette variété supposément non-métaphysique d’intuition intellectuelle contourne la distinction critique de Kant entre le phénomène connaissable et la chose-en-soi inconnaissable – entre la réalité à laquelle nous sommes reliés à travers la représentation et la réalité en tant qu’elle existe indépendamment de notre représentation à elle – et réhabilite la distinction entre qualités premières et secondes ; les qualités premières étant intuitionnables mathématiquement comme les traits des choses en elles-mêmes ; les qualités secondes se trouvant être les caractéristiques phénoménologiques de notre relation aux choses (2). Cette remise à l’honneur de l’intuition intellectuelle est l’un des aspects du contournement par Meillassoux de la délimitation critique kantienne des possibilités de la raison. L’intuition intellectuelle nous procure désormais un accès direct à un domaine de pure possibilité coextensif à un temps absolu. Kant déplaçait l’hypostase métaphysique vers la possibilité logique en subordonnant cette dernière au domaine de la possibilité réelle circonscrite par la relation entre la raison et la sensibilité. Le temps en tant que synthèse transcendantale fonde la structure de la possibilité (3). Mais l’absolutisation de la contingence par Meillassoux absolutise effectivement le domaine a priori de la pure possibilité logique et délie celui de l’intelligibilité mathématique de la sensibilité. Cette séparation du possible d’avec le sensible est gagé par la structure chaotique du temps absolu. Là où les liens de la possibilité réelle restent circonscrits par le corrélationnel a priori, l’intuition intellectuelle révèle un domaine de possibilité absolue dont l’unique contrainte est la non-contradiction. De plus, là où la possibilité réelle est subsumée par le temps comme forme de la subjectivité transcendantale, la possibilité absolue désigne un temps qui ne dépend plus de la cohérence d’une relation subjective à la réalité ou à la corrélation entre la pensée et l’être ; une diachronicité qui, pour Meillassoux, est implicite dans la dimension ancestrale de l’être révélée par la science moderne. En ratifiant la diachronicité de la pensée et de l’être, la science moderne expose la contingence essentielle de la pensée : bien que la pensée nécessite l’être, l’être ne requiert pas la pensée.

 

La question, alors, est de savoir si la remise à l’honneur de l’intuition intellectuelle par Meillassoux ne risque pas de compromettre cette asymétrie même qu’il considère comme l’apport spéculatif de la science. De la même manière, il se peut que l’hypothèse galiléenne présente des ramifications relatives à la mathématisation de la pensée qui vicieraient également l’appel de Meillassoux à l’intuition intellectuelle. Afin de considérer ces questions, nous devons examiner la distinction qu’invoque Meillassoux dans le but d’écarter l’idéalisme. Il s’agit de la distinction entre la réalité des phénomènes ancestraux et l’idéalité de l’énoncé ancestral. C’est sur la base de cette distinction que Meillassoux, à l’instar de Badiou, cherche à prendre ses distances vis-à-vis de la thèse pythagoricienne selon laquelle l’être est mathématique :

 

« [O]n soutiendra que les énoncés portant sur l’accrétion qui sont formulables en termes mathématiques désignent quant à eux des propriétés effectives de l’événement en question (sa date, sa durée, son extension), lors même qu’aucun observateur n’était présent pour en faire l’expérience directe. Par là, on soutiendrait une thèse cartésienne sur la matière, mais non pas, remarquons-le bien, une thèse pythagoricienne : on ne dirait pas que l’être de l’accrétion est intrinséquement mathématique – que les nombres ou les équations engagées dans les énoncés ancestraux existent en soi. Car il faudrait alors dire que l’accrétion est une réalité aussi idéelle qu’un nombre ou qu’une équation. Les énoncés, d’une façon générale, sont idéels, en tant qu’ils sont une réalité signifiante : mais leurs référents éventuels, eux, ne sont pas nécessairement idéels (le chat sur le paillasson est réel, quoique l’énoncé : « le chat est sur le paillasson » soit idéel). En l’occurrence, nous dirions donc : les référents des énoncés portant sur les dates, volumes, etc. ont existé il y a 4,56 milliards d’années tels que ces énoncés les décrivent – mais non pas ces énoncés mêmes, qui nous sont, quant à eux, contemporains. » (4)

 

La distinction entre la réalité des phénomènes ancestraux et l’idéalité des énoncés ancestraux est nécessaire si l’on veut soutenir la disjonction ontologique entre le présent corrélationnel et le passé ancestral – et plus précisément la diachronicité que le corrélationisme ne peut pas contenir. Néanmoins, si Meillassoux invoque une telle distinction, il ne peut la réserver à la seule dimension de l’être, puisqu’elle doit appartenir à la pensée aussi bien qu’à l’être. Ainsi, cette distinction seconde entre réel et idéel subdivise-t-elle les deux pôles de la première disjonction entre pensée et être : la pensée possède un aspect réel et un aspect idéel, de la même manière que l’être possède des traits réels et idéels. Manifestement, la diachronicité de l’archifossile ne peut être indexée que par une disjonction entre l’idéalité de l’énoncé ancestral et la réalité du phénomène ancestral, disjonction qui s’avèrera irréductible aux distinctions voisines entre les aspects réels et idéels de la pensée et les traits réels et idéels de l’être, puisque toutes deux restent entièrement englobées par la corrélation entre la pensée et l’être. Le but de la distinction que fait Meillassoux entre réalité physique et idéalité discursive est de dévaloriser la prétention idéaliste qui consiste à affirmer que la réalité du phénomène est épuisée par les énoncés décrivant son idéalisation mathématique. Bien que la réalité du phénomène ancestral puisse être mathématiquement encodée, elle doit transcender sa description mathématique, car sinon, Meillassoux devrait se compter parmi les sectateurs du pythagorisme. Et Meillassoux sait parfaitement que ce dernier n’offre aucune résistance au corrélationisme, puisqu'il pose l’être comme isomorphe à l’idéalité mathématique. La question, ici, semble bien être que la réalité du phénomène ancestral doit être indépendante de son intellection mathématique – l’être ne dépend pas de l’existence des mathématiques. Mais le problème de Meillassoux réside dans l’identification d’un garant spéculatif pour cette distinction entre réalité et idéalité, garant qui serait entièrement indépendant de ce que donne l’idéalisation mathématique du phénomène ancestral au sein de l’énoncé ancestral. Se fier à ce dernier reviendrait à considérer cette distinction spéculative comme une conséquence des procédures de l’épistémologie post-critique, et donc à se trouver confronté à l’injonction de la vérifier ou de la justifier dans le cadre même du cercle du corrélationisme.

 

La question à laquelle le réalisme spéculatif de Meillassoux se confronte est donc celle-ci : sous quelles conditions la distinction secondaire entre le réel et l’idéel pourrait-elle être intellectuellement intuitionnable sans pour cela réinstituer une corrélation au niveau de la disjonction primaire entre l’être et la pensée ? Rendre cette distinction entre la réalité du phénomène et l’idéalité de son assertion dépendante de l’intuition intellectuelle revient à la maintenir englobée par l’un des pôles de la disjonction primaire, à savoir la pensée, et donc à laisser intact le cercle corrélationiste. De la même manière que nous ne pouvons soutenir que cette disjonction primaire est intellectuellement intuitionnable sans réinscrire l’être au sein du pôle idéal de la disjonction secondaire, nous ne pouvons soutenir que la disjonction secondaire est encodée dans l’énoncé ancestral sans réincorporer le réel dans le pôle noétique de la disjonction primaire. Comment, alors, pouvons-nous garantir que la disjonction entre le réel et l’idéel est indépendante de l’idéalité intelligible des énoncés ancestraux de la science ? L’idéalité de celle-ci ne peut pas être garante de la réalité de celle-là. Et de plus, l’intuition intellectuelle subsume les deux pôles de la disjonction secondaire dans un pôle de la disjonction primaire.

 

Par conséquent, Meillassoux est contraint à cette difficile position qui consiste à tenter de concilier l’énoncé selon lequel l’être n’est pas mathématique par nature, et celui selon lequel l’être est intrinsèquement accessible à l’intuition intellectuelle. Il ne peut pas soutenir que l’être est mathématique sans sombrer dans un idéalisme pythagoricien ; mais cette rechute dans le pythagorisme n’est exclue qu’au prix de cet idéalisme qui fait de l’être le corrélat de l’intuition intellectuelle. Le problème réside dans la tentative de rendre compatible l’hypothèse galiléo-cartésienne selon laquelle l’être est mathématisable, avec l’insistance sur la disjonction spéculative par laquelle l’être est tenu de subsister indépendamment du fait qu’il est intuitionnable mathématiquement. Une partie de la difficulté est liée au fait que, même si Meillassoux écarte vraisemblablement les conceptions métaphysique et phénoménologique de l’être, qu'il s’agisse d’une substance nécessaire ou d’une présence eidétique, puisque toutes deux sont prises dans le cercle corrélationiste, celui-ci ne nous a pas donné d’alternative non-métaphysique et non-phénoménologique – telle que peut l’être, par exemple, la conception soustractive du vide chez Badiou. Comme ce dernier, Meillassoux récuse la formulation kantienne de cette problématique de l’accès à l’être tout en cherchant à conserver l’autorité de la rationalité scientifique. Néanmoins, contrairement à Badiou, il ne caractérise pas l’ontologie comme une situation au sein de laquelle la présentation de l’être est inscrite soustractivement de manière à éviter toute corrélation directement métaphysique ou phénoménologique entre la pensée et l’être.

 

Mais, en conséquence, il nous faut expliquer pourquoi – étant donné que la science nous enseigne que l’intellection n’est en aucun cas un trait inéliminable de la réalité, mais simplement un sous-produit contingent de l’histoire de l’évolution, et puisque pour Meillassoux lui-même la réalité ne peut être ni mathématique par nature, ni intelligible nécessairement – l’être devrait être accessible à l’intuition intellectuelle. Dans cette optique, il vaut la peine de noter que l’une des ramifications les plus significatives de l’hypothèse galiléo-cartésienne à propos de la mathématisation de la nature consiste en la tentative récente de déployer les ressources de la modélisation mathématique dans le but de développer une science de la cognition. Il est vrai, celle-ci en est encore à ses débuts ; toutefois, sa maturité promet de se passer du dualisme cartésien entre la pensée et l’étendue – et peut-être, aussi, de ce qui reste de celui-ci dans le matérialisme spéculatif de Meillassoux – tout en ne concédant rien au corrélationisme. La disjonction diachronique entre la pensée et l’être s’avère n'être pas seulement la conséquence spéculative de la science moderne ; le développement d’une science de la cognition implique que, contrairement à Descartes et à Kant, nous ne puissions pas plus longtemps exempter la pensée de la réalité à laquelle elle donne accès, ou continuer à lui attribuer un statut d'exception.

 

 

(1) Après la finitude, p.111.

(2) Ibid., p.28.

(3) C’est le résultat de la réinterprétation de Kant par Heidegger dans Kant et le problème de la métaphysique.

(4) Après la finitude, pp.28-29.

 

 

(A SUIVRE)

 

Commentaires

je ne sais pas ... mais , dans la théorie quantique à boucle il est question de particules élémentaires nécessairement contingentes ...

hi han

cheval

Écrit par : Mr Blanc | 13/09/2007

Il s'agit de bien distinguer la contingence à laquelle vous faites référence de la contingence radicale invoquée par Meillassoux et désignée sous le syntagme 'principe de factualité'. Dans le premier cas, celui de la physique quantique, l'on a affaire à une contingence de type ontique, encadrée par des probabilités, au sein desquelles le déterminisme et la causalité sont préservés ; ce n'est qu'à ce prix (caractère prédictif) que la physique quantique peut être considérée comme science de la nature. Dans le deuxième cas, l'on sort de toute contingence probabilisable puisque l'on a affaire à une contingence absolue et à l'absence d'univers total des possibles susceptible d'être circonscrit (c'est l'un des apports de Cantor à l'ontologie). Vouloir faire de la physique et de ses avatars une ontologie revient à mon avis à risquer de réinstaurer un discours religieux. Pour plus de précisions:
http://anaximandrake.blogspirit.com/archive/2007/06/17/in-aliquo-extramundano.html

Écrit par : Anaximandrake | 18/09/2007

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