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18/01/2008

Blackest Ever Black (1)

 

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Blackest Ever Black. Redécouvrir la polyagogie de la matière abstraite.

Par Robin Mackay (1)

 

« Selon moi, la musique est un domaine où les questions philosophiques les plus profondes, telles que celles de la pensée, du comportement, et de la théorie de l’univers, doivent se poser d’elles-mêmes au compositeur » (Xenakis (2))

Les images que l’on pourra voir à la fin de cet article sont extraites de la « partition » électronique de l’œuvre sonore de Haswell & Hecker – intitulée Blackest Ever Black (3) – composée à l’aide de l’UPIC de Iannis Xenakis (4). La conception et le développement de UPIC, un système digital permettant la création de musique grâce à un simple dessin peuvent sembler, sinon une exception, du moins un élément mineur dans l’œuvre de Xenakis (une seule pièce de Xenakis, le Mycenae Alpha de 1978, a été composé exclusivement en utilisant UPIC). Mais un examen de la pensée sous-jacente à cette technologie éclaire l’importance et l’intégrité philosophique de l’œuvre de Xenakis, ainsi que ses points d’intersection avec la philosophie de Deleuze (et celle de Deleuze/Guattari)

Haswell et Hecker ont présenté les quatre mouvements de leur Blackest Ever Black comme une « expérience de synesthésie » (5). En effet, UPIC est apparu dans le contexte des efforts que Xenakis a réalisé tout au long de sa vie pour exprimer dans son œuvre des formes abstraites qu’il considérait ne pas appartenir à un medium particulier, pas plus qu’elles n’étaient le domaine exclusif des sciences ou des arts. Mais quelle est la signification de la synesthésie, et de la traduction image-son, par rapport à l’interrogation de Xenakis sur la musique ?

Pour Xenakis, les formes elles-mêmes sont une sorte d’ « écume » épiphénoménale générée par les relations ordonnées entre des multiplicités d’éléments. Pour découvrir les structures mathématiques sous-jacentes à leur émergence, et pour comprendre ce qui advient lorsque le compositeur les « incarne » dans le temps, Xenakis a dû recourir à une série de « généralisations » conceptuelles – inspirées par la théorie mathématique des groupes – qui l’ont amené à mettre de côté toute la tradition musicale.

A l’époque de Metastaseis (1953-54), ses innovations conceptuelles clefs – impliquant surtout les couples dialectiques unité/multiplicité, local/global et continuité/discontinuité – étaient déjà en place : l’utilisation de « masses sonores », « nuages » ou « complexes », définis par une texture globale et des propriétés dynamiques, et dans laquelle une multiplicité de lignes individuelles sont déterminées localement de manière mathématique ou statistique. Ceci soulève immédiatement le problème de la continuité entre une masse, état, ou constellation, et une autre – d’où l’usage caractéristique que fait Xenakis des glissandi (6).

Dans le droit fil de la théorie leibnizienne des petites-perceptions (selon laquelle en percevant le son de la mer nous opérons l’ « intégration » d’un nombre infini de perceptions inconscientes des vagues individuelles), une inspiration cruciale de Metastaseis a été l’expérience, durant la guerre, de « la transformation en bruit régulier et rythmique de centaines de milliers de personnes dans un désordre fantastique » – les mathématiques d’une singularité politique en tant qu’ensemble de travailleurs autochtones faisant face aux troupes d’occupation nazies (7). La nature des transitions continues croise donc la question de l’individuation des masses : pourquoi certains groupes de fréquences forment-ils « un » son, et quand changent-t-il de nature, devenant plusieurs ? Tout au long de Blackest Ever Black, des unités de son se déplacent et divergent selon des lignes distinctes ; comme si, alors qu’elles étaient précédemment nuage ou essaim, nous en voyions ensuite ses constituants, vagues séparées de la mer.

Ce n’étaient pas seulement les mathématiques, mais également une attention particulière aux paramètres physiques et perceptuels du son comme matériau qui permit à Xenakis d’échapper à l’impasse qu’il avait diagnostiqué dans le sérialisme (8), et de se diriger vers ce qu’on pourrait nommer à bon droit un structuralisme (9). Pour ce dernier, la musique sérielle fut juste une entrave à faire disparaître (10), un frein à l’exploration de l’Idée (en un sens quasi platonicien, comme on le verra) objective de la musique, inspirée par un matérialisme du son.

Selon Xenakis, la complexité déroutante du sérialisme pour l’auditeur provient du fait qu’il se fonde sur des catégories de la pensée musicale insuffisamment interrogées. Le dépassement théorique de la plus grande partie des transformations complexes qui interviennent entre la série des hauteurs de son et la matière sonore elle-même, signifie que ce qui est « hors-temps » d’une manière systématique devient un « en-temps » désordonné dès lors que ces dimensions de son, supprimées par l’ « unité tautologique » (11) du sérialisme, émergent aléatoirement, sans contrôle ni organisation, au cours de l’audition. De même, la musique sérielle « néglige de prendre en compte le problème de la continuité-discontinuité » (12). Naturellement, bien que le changement continu et discontinu ait sa place dans les compositions, Xenakis estime que, en musique comme en mathématiques, l’on n’a pas accordé à cette problématique l’attention qu’elle méritait (13). Et finalement, le système du sérialisme, certes rigoureux mais appliqué arbitrairement, échoue à satisfaire l’oreille musicale. Pour remédier à ce problème, Xenakis a cherché une compréhension et de la logique de la perception musicale et de la structure mathématique de la musique, en les rassemblant dans une nouvelle théorie/pratique « généralisée ». Ceci lui a permis de « fertiliser » (14) la musique grâce aux mathématiques, plus que d’imposer à celle-ci des systèmes formels qui ne respecteraient pas le nœud entre mathématiques, musique et sciences physiques, tressé depuis l’aube de la civilisation occidentale (15). Pour théoriser la manière de « rendre vivant le son lui-même » (16), l’on doit se rendre compte que « la vie intime de la musique ne réside pas seulement dans la ligne générale de la composition, de la pensée, mais aussi au sein des plus petits détails » (17). Si, au niveau macrocompositionnel, le sérialisme représentait une évasion nécessaire hors du système tonal (18), le manque d’attention de ses partisans au timbre (19), ou à l’analyse des masses sonores, indiquait un échec à entendre ce que le son avait à leur dire, au-delà du surcodage qu’ils lui avaient imposé. En fin de compte, la richesse du son déborda leur entreprise. En conséquence, UPIC dut mettre en œuvre une « nouvelle simplicité », établissant la structure de la musique d’abord sur le son lui-même.

 

(A SUIVRE)

 

(1) En collaboration avec Russell Haswell et Florian Hecker. Cet article a paru initialement en langue anglaise dans  Robin Mackay ed., Collapse: Philosophical Research and development. Vol. 3, "Unkown Deleuze". Falmouth: Urbanomic, 2007. ISBN 978-0-9553087-2-7.

(2) Xenakis, in H. Lohner, ‘Interview with Iannis Xenakis’, Computer Music Journal Vol. 10, N°4, 50-5, 54.

(3) Warner Classics and Jazz (UK) WEA 64321CD / WEA 69972LP.

(4) Unité polyagogique du CEMAMu ; Cf. H. Lohner, ‘The UPIC System’, in Computer Music Journal Vol. 10, N°4 ; B.A. Varga, Conversations with Iannis Xenakis (London: Faber, 1996) 194-8, et Iannis Xenakis, Formalized Music : Thought and Mathematics in Music (NY : Pendragon, 1992), 329-34. CEMAMu, le Centre d’Etudes de Mathématique et Automatique Musicales, est une coopérative sans but lucratif fondée par Xenakis en 1966 pour mener des travaux de recherche et développement en musique électronique et automatisée (Cf. Conversations, 118-33). Sur les buts du CEMAMu, Cf. Lohner, ‘Le système UPIC’, 43.

(5) Curtis Road, Blackest Ever UPIC, jaquette de Blackest Ever Black.

(6) C’est aussi le cas dans son travail architectural – le Philips Pavilion, construit en collaboration avec Le Corbusier, pour lequel furent utilisées les mêmes fonctions que celles de la partition de Metastaseis, et qui constituait un « glissando dans l’espace » (Varga, Conversations, 24)

(7) Xenakis, in Varga, Conversations, 52.

(8) Cf. I. Xenakis, « La crise de la musique sérielle », in Gravesener Blätter, Vol. 1 (1955), 2-4.

(9) Sur Xenakis comme structuraliste, Cf. T. Campener, Iannis Xenakis : struttarilsmo e poetica della sonorità oggetiva, http://users.unimi.it/~gpiana/dm9/campaner/xen.htm.

(10) Xenakis, in Varga, Conversations, 51.

(11) Xenakis, Formalized Music, 204

(12) Xenakis, in Varga, Conversations, 76-7

(13) Xenakis, in Varga, Conversations, 72-3

(14) Selon l’expression de Revault d’Allones.

(15) Comme on le sait, l’influence bénéfique de Messiaen sur Xenakis a commencé avec son conseil de ne pas s’inquiéter des études musicales conventionnelles, mais d’utiliser ce que Xenakis avait déjà à sa disposition : sa connaissance des mathématiques, ainsi que son héritage grec. La pensée philosophico-musicale de Xenakis est profondément enracinée dans ses recherches sur les présocratiques (Cf. Xenakis, Formalized Music, 201-209)

(16) Xenakis, in Varga, Conversations, 64.

(17) Ibid.

(10) Ibid., 54.

(19) Ibid.

 

Commentaires

L'art sera mort non pas à cause d'un abrutissement quelconque des hommes, mais de la facilité de créer des images : musicales, picturales, philosophiques, et même - poétiques. On craignait le mouton, c'est le robot qui portera le coup fatal à la plume, au ciseau, au pinceau.

Écrit par : Scythe | 18/01/2008

./../.../....

Écrit par : Do Androids Dream of Electric Sheep? | 18/01/2008

Ludwig, reviens, ils sont devenus fous !

Écrit par : sk†ns | 19/01/2008

Quand j'écoute du Xenakis, j'ai envie d'envahir l'Albanie (et ensuite la Synesthésie...)

Écrit par : Blog-trotter | 21/01/2008

Voire même de se faire envahir par les Albanais (mais laissons cela aux Suisses).

Écrit par : sk†ns | 21/01/2008

Il existe aussi une version temps réel de l’UPIC produite par le CEMAMU dans les années 80 (musique jouée en même temps que le dessin créé), mais là c'est de la musique proche du chaos...

Écrit par : musique enfant | 25/10/2009

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