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04/02/2008

Blackest Ever Black (2)

Redécouvrir la polyagogie de la matière abstraite.

Par Robin Mackay (en collaboration avec Russell Haswell et Florian Hecker)

 

 

Lorsque Boulez dénonça la musique de Xenakis comme « trop simple », ce dernier répondit que « si la musique atteint un niveau où elle devient trop complexe, l’on a besoin d’un nouveau type de simplicité. La complexité n’est pas synonyme d’intérêt esthétique. » (20) En particulier, le fait que UPIC était considéré comme preuve d’un manque de sophistication par les détracteurs de Xenakis montre leur échec à comprendre le principe à l’œuvre : un « maximum de sobriété calculé par rapport aux disparates ou aux paramètres » est nécessaire afin de « s’ouvrir à du cosmique » ; « un geste sobre, un acte de consistance, de capture ou d’extraction qui travaillera dans un matériau non pas sommaire, mais prodigieusement simplifié, créativement limité, sélectionné. » (21)

Avec UPIC, Xenakis réalisa le programme (conçu pendant le temps passé avec le pionnier de la musique concrète Pierre Schaeffer, au début des années 1960 (22)) consistant à étendre au niveau moléculaire du son les théories qui avaient déjà été appliquées aux agrégats statistiques molaires au niveau macrocompositionnel, par l’exploration des problèmes de continuité et d’individuation des masses sonores. A l’aide des ordinateurs, « le cercle se ferma, non seulement dans le champ de la macroforme, mais aussi dans celui de la synthèse du son. » (23)

Cependant, à l’intérieur de ce même domaine, Xenakis identifia immédiatement – et se mit au travail en s’en séparant – une croyance conventionnelle : à l’époque, la synthèse électronique du son était exclusivement fondée sur la démonstration de Fourier selon laquelle toute onde complexe peut être analysée en une série d’ondes sinusoïdales simples (24). Plutôt que d’assembler le son à partir de notions « naturelles » toutes faites (oscillateur harmonique virtuel), l’approche du CEMAMu fut de « prendre comme point de départ la pression contre la courbe du temps – c’est-à-dire : ce que nous entendons » – une série continue d’intensités (différence de pression) d’une complexité arbitraire : « au lieu de faire marche arrière, nous commençons avec la courbe » dit Xenakis (25) ; « Je voulais m’emparer du son d’une manière plus consciente et exhaustive - de la substance du son »(26).

Mais si la « crise du sérialisme » et le voyage à travers le son concret contribua à sa sortie hors de la portée musicale – renforçant ce fait que « le son lui-même est beaucoup plus général que la hauteur des notes » (27) et qu’il « est important […] d’aller au-delà des limites de la hauteur des notes et du domaine du temps » (28) – Xenakis était déjà instinctivement attiré par les sons « impurs », les tons « les plus rugueux », « les plus riches » rendus possibles par l’usage non conventionnel des instruments acoustiques, précisément parce qu’ils produisaient des effets qui sortaient hors de « la hauteur traditionnelle des notes ainsi que de la relation avec le temps et l’idée musicale qui lui est liée » (29) . C’est pourquoi, lorsqu’il vint travailler avec Schaeffer, Xenakis comprit aisément la raison pour laquelle celui-ci « méprisait les ondes sinusoïdales » et se mit travailler plutôt « avec les sons concrets parce qu’ils sont réellement vivants » (30), puis obtint bientôt la technologie nécessaire à la « biologie » électronique expérimentale de sa vie sonore. Dans le sillage de Metastaseis, dont la gigantesque partition est dessinée à la main, et toujours enthousiaste à l’idée d’une « généralisation » des méthodes et des techniques de l’automatisation, Xenakis (pour qui l’orchestre est « une machine […] qui crée des sons » (31)) commença à la fin des années soixante à travailler à ce qui deviendra UPIC, un système permettant au compositeur d’expérimenter d’une manière interactive, à l’aide d’expressions graphiques, « la substance du son ».

De la même façon que le sérialisme exigeait un savoir et des codes de spécialiste, les systèmes musicaux des premiers ordinateurs requerraient des connaissances techniques précises. Répétons-le, le projet UPIC cherchait à rompre avec tout ceci de manière décisive, c’est-à-dire à n’utiliser qu’un simple crayon et une tablette-interface, afin de pouvoir concentrer toute son attention sur l’acte de composition. On donnait au compositeur l’outil le plus simple et le moins intrusif pour réaliser ses idées musicales, ce qui, dans le même temps, participait à la mise en lumière par Xenakis de l’alliance entre structure mathématique, physique du son, et psychologie de la perception musicale entre structures abstraites, synthèse matérielle, et composition artistique.

UPIC donne au compositeur le contrôle de chaque niveau de ce qui est présenté comme une hiérarchie minimale de composition – de la création de forme d’ondes qui détermineront le timbre, le volume et l’intensité des sons qui seront utilisés, à l’ « orchestration » de ces voix en « pages » de partition, et au mélange et à la stratification des pages en un enregistrement final. Il est important de souligner que l’achèvement d’aucun niveau de la hiérarchie n’est jamais une condition nécessaire pour que le compositeur puisse travailler sur le niveau suivant (32) ; on pourrait alors décrire ce système comme une « stratification transparente », rendant clairs et ouverts à l’expérimentation les différents niveaux d’organisation toujours à l’œuvre dans n’importe quel morceau de musique. De plus, l’utilisateur d’UPIC décide comment, selon les termes de Xenakis, mettre les pages « hors-temps » de la partition en « en-temps » : à une page de musique peut être assignée, dans la première version de UPIC, une durée qui va de 0,2 secondes à 30 minutes (33), et dans les dernières versions, de 6 millisecondes à 2 heures (34). Cette élasticité sans précédent du temps musical encouragée par UPIC est présente en tant que principe d'ordre dans Blackest ever Black, où Haswell et Hecker se servent d'éléments dont les ressemblances familières sont à peine reconnaissables de manière consciente ; ils passent en effet au travers de transformations extrêmes, de l'instantané au hautement attenué.

 

(A SUIVRE) 


(20) Xenakis, in Varga, Conversations, 29.

(21) Deleuze & Guattari, Mille plateaux, Minuit, pp.424-425

(22) Xenakis, in Varga, Conversations, 42-4.

(23) Ibid., 43.

(24) Ibid., 43-4.

(25) Xenakis, in Varga, Conversations, 119.

(26) Ibid., 44. Nous soulignons.

(27) Ibid., 67.

(28) Ibid.

(29) Ibid.

(30) Ibid., 44

(31) Ibid., 67

(32) Lohner, « The UPIC System », 46.

(33) Ibid., 48.

(34) Roads, « Blackest ever UPIC ».

 

 

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