22/02/2008
Blackest Ever Black (3)
Redécouvrir la polyagogie de la matière abstraite.
Par Robin Mackay (en collaboration avec Russell Haswell et Florian Hecker)
« C’est que le moléculaire a la capacité de faire communiquer l’élémentaire et le cosmique : précisément parce qu’il opère une dissolution de la forme qui met en rapport les longitudes et les latitudes les plus diverses, les vitesses et les lenteurs les plus variées, et qui assure un continuum en étendant la variation bien au-delà de ses limites formelles. » (Deleuze & Guattari (35))
La captation simultanée du cosmique et de l’élémentaire suppose que l’expérimentation matérielle la plus radicale est aussi une vraie démocratisation des moyens. Contre l’élitisme théorique de l’avant-garde, les lignes de son d’UPIC procurent un medium « plus universel » (36) pour « produire, explorer, et créer de nouveaux mondes musicaux » – « tout le monde peut comprendre une ligne ». Les pratiques - pénétrées de théorie - des avant-gardes opèrent ultimement un nouveau surcodage de la musique qu’elles ont libéré de la tradition classique, et constituent aussitôt une nouvelle caste sacerdotale rompue à des théories très spécifiques. Elles isolent des étendues entières de terres inexplorées, créant, selon les mots mêmes de Xenakis, de nouvelles « îles » (37) musicales. Si la portée musicale est bien un mixte non résolu entre le symbolique et le graphique, le sérialisme tend seulement à exacerber cet état de fait tout en se reterritorialisant sur un modèle construit à partir de structures composites mal analysées (les douze tons et leurs transformations) – comme si on avait démantelé le domaine de la musique uniquement dans le but de le reconstruire en utilisant un nouveau système ésotérique de construction, le rendant finalement inhabitable. Avec UPIC, Xenakis cherche à atteindre le maximum de déterritorialisation grâce à une technologie non médiatisée par des théories, car basée exclusivement sur l’acoustique élémentaire (38). Elle permet au compositeur, par le biais d’une interface graphique, de construire, sensiblement, un nouvel habitus, une reterritorialisation minimale (« seulement un peu d’ordre pour nous protéger du chaos » (39)) : un outil qui opère non avec des points conventionnels surcodés, mais avec des « graphiques » (40), des « arcs sonores » (41).
C’est cette double visée d’un maximum de déterritorialisation et d’une exigence d'accessibilité universelle que Xenakis nomme polyagogie (42). Et il est important de remarquer qu’UPIC fut non seulement conçu comme un moyen de rendre la composition expérimentale plus efficace pour le compositeur, mais aussi comme une manière d’en faire littéralement « un jeu d’enfant ». L’engagement de Xenakis consistant à ouvrir à tous ces riches et nouveaux espaces de liberté musicale était explicite dès la fondation du CEMAMu. Celui-ci visait à établir « un autre niveau de savoir conscient » grâce à la reconnaissance, et la mise en pratique, du fait que « chacun est créatif » (43). Il encourageait les enfants et leur permettait de « se développer hors du système tonal qui en général prévaut toujours dans la civilisation occidentale » (44). Ce n’est pas que l’enfant puisse « jouer à » être un compositeur, mais plutôt que le compositeur s'octroie ainsi le statut d’un enfant en relation avec le son, et doit jeter par-dessus bord ce qu’il « sait » de la musique : solfège, harmonie, contrepoint, etc., qui apparaissent être des obstacles sur la voie du devenir-musique (ainsi que Messiaen l’a deviné dans le cas de Xenakis lui-même). L’usage d’un geste manuel crée un couplage direct entre le son et l’esprit (« directement à l’esprit » (45) ; « La main est l’organe du corps qui a le plus de proximité avec le cerveau » (46) – avec UPIC, « nous pouvons résoudre les problèmes de composition directement, avec nos mains » (47). Ce qui compte n’est pas tant tel morceau particulier composé avec UPIC, mais ce devenir dans lequel l’utilisateur apprend une coordination « main-œil-oreille », aussi nouvelle pour le compositeur que pour l’enfant ; une « pédagogie interdisciplinaire à travers le jeu. » (48).
Blackest Ever Black renoue avec le pouvoir de cette vision, trente ans après la réalisation du premier modèle opérationnel d’UPIC, et à une époque où les manipulations digitales du son sont devenues banales et répandues. Bien sûr, le projet de Xenakis concernant un marché de masse pour UPIC a échoué (49). En un certain sens, toutefois, ses explorations pionnières sur le son furent les précurseurs des producteurs modernes de pop pour lesquels la « construction du son » est l’objet d’ajustements techniques méticuleux relativement éloignés des préoccupations musicales traditionnelles. Mais également, à l’âge de l’échantillonnage numérique, dans lequel une seconde de l’enregistrement pop le plus banal a été l’objet de plus de manipulations électroniques que l’œuvre entière de Stockhausen, nous pouvons nous demander comment UPIC peut représenter autre chose qu’une relique d’un rêve intellectualiste, dont la sensibilité austère, crispée, et encore trop classique, a été renversée, et ce même si ses buts ont été réalisés au sein la musique populaire ?
L’évolution de l’instrumentation électronique nous conduit, à partir d’une machine où les musiciens devaient physiquement connecter les circuits et les oscillateurs, puis de claviers dotés de banques de sons préprogrammés, jusqu’à la technologie de l’échantillonnage, pour laquelle n’importe quel son peut devenir un instrument prêt à l’emploi. Et maintenant, l’enregistrement sur disque dur (HDR), tout comme UPIC, donne un accès direct à la « courbe », ainsi qu’à un matériau sonore fondamental, stratifié de manière transparente et éditable à tous les niveaux. En réalité, il est tout à fait possible pour les musiciens qui utilisent le HDR de « dessiner » des ondulations sur l’écran, de la même façon qu’avec UPIC. Mais l’extrême facilité que procure cette technologie semble ne pas passer le test cher à Xenakis relatif à la puissance de la simplicité (50). Ici, il est tentant de risquer une analogie entre la musique et les jeux vidéos (1978 étant tout à la fois l’année de Mycenae Alpha et de Space Invaders) : là où la technologie rudimentaire des premiers jeux exigeait un vrai devenir-synesthésique entre l’humain et la machine, les jeux contemporains, avec leur capacités représentationnelles immaculées, peuvent (et le font trop souvent) échouer à créer ce lien symbiotique.
La clef pour mesurer l’importance toujours actuelle d’UPIC est de le comprendre dans le contexte de la campagne polyagogique destinée à libérer les enfants de l’héritage musical occidental avant qu’ils en soient définitivement prisonniers. Maintenant, il est tout à fait possible qu’en reterritorialisant la matière abstraite du son sur un paysage d’attracteurs d’excitations et de tics rythmiques, les bords externes de la musique pop initient une lente dérive de l’homme vers le plan du son abstrait, par le biais d’une contagion rythmique comparable à cette polyagogie. En fait, cette affinité souterraine se révèle dans les lightshows et les éruptions de sub-basses électroniques des « UPIC diffusion sessions » (se produisant souvent en club), de Haswell & Hecker. Mais la musique électronique populaire a tendance à profiter de l’excitation produite via des aliénations sonores violentes et discordantes. Au contraire, si Blackest Ever Black proclame le choc d’une rencontre inouïe avec le son, cela ne doit pas obscurcir le fait que Xenakis envisageait un processus continu et participatif de rééducation (ou de « déséducation ») sonore, par l’intermédiaire de l’interface main-œil d’UPIC, interface permettant un gracieux « glissando » entre les propensions naturelles de l’oreille humaine et les vastes virtualités du son.
UPIC crée un « plan de consistance » entre l’appareil main-œil et la matérialité du son, réalisant ainsi un phylum abstrait qui les recouvre et qui s’avère être le lieu de la synesthésie. En dissimulant les formes et leur production derrière des codes opaques, les pratiques symboliques (telles que le sérialisme) militent contre la synesthésie : la « section » qu’ils choisissent au sein de la possibilité musicale n’est pas assez nette. Bien sûr, la synesthésie n’est pas un but en elle-même, ni pour Xenakis, ni pour l’UPIC, ni pour Haswell & Hecker. Elle semble toutefois jouer le rôle d’un signe indiquant que l’on a accédé à des formes qui n’appartiennent plus à l’organisme humain ou à son système perceptif, mais qui bien plutôt le pénètre depuis le dehors.
Au-delà de cette vision d’un « devenir », la polyagogie peut aussi être dite correspondre à certains égards à ce que Deleuze appelait de ses vœux : un programme expérimental d’ « empirisme transcendantal ». Ce dernier initie une rencontre qui dévoile l’audiendum – ce qui ne peut qu’être entendu, et donc qui ne peut pas être entendu comme (re)connaissable (51), c’est-à-dire la conception de la matière sonore comme série d’intensités, ou différence de pression moléculaire – « le phénomène le plus proche du noumène » :
« [Nous sommes] dans une sorte de continuum qui va des objets usuels que nous utilisons en musique jusqu’aux aspects inaudibles de la musique, mais qui produisent ces événements à un niveau supérieur. » (52)
Il offre aussi une possibilité théorique pour rendre compte de la manière dont ce matériau est intégré, individué, rassemblé en des formes reconnaissables. Ceci ouvre la voie à un « exercice disjoint, supérieur ou transcendant » de la faculté musicale (53). UPIC réinstitue un lien phylogénétique au continuum nouménal ou à l’en-soi caché de la différence sonore, qui nous permet de rendre sonore ce qui peut n'être (ou n'être pas) qu’entendu. Ensuite, « c’est devenu un problème de consistance ou de consolidation : comment consolider le matériau, le rendre consistant, pour qu’il puisse capter ces forces non sonores, non visibles, non pensables » (54); « élaborer un matériau de [son] pour capturer des forces non pensables en elles-mêmes. » (Xenakis (55))
Tout ceci soulève la question de l’expression. Dans Blackest Ever Black, Haswell & Hecker utilisent UPIC en tant qu’appareil sténographique destiné à traduire en sons des images d’événements contemporains, leurs propres croquis, et enfin des dessins surréalistes automatiques en temps réel. Mais bien entendu, il n’est pas question ici d’ « analogie sonore bêtement littérale » (56). UPIC peut « permettre à l’enfant de découvrir ce qu’un poisson, une maison, ou un arbre produisent comme son » (57), de la même manière que Haswell & Hecker nous donne l’opportunité d’ « écouter la forme des feuilles, celles de atrocités terroristes et des kebabs » (58). Ils ne nous invitent toutefois pas à un jeu de récognition, mais plutôt à participer à une dérive polyagogique. De la même manière, la synesthésie, loin d’être une espèce d’harmonie entre des formes reconnaissables, est signe d’une rencontre avec le dehors, à tel point que ce qui est « exprimé » dans le travaux d’UPIC sont ces structures qui nous croisent obliquement. C’est la machine qui nous apprend de quoi les dessins sont des dessins, et nous sommes alors momentanément transportés hors de nous-mêmes ; ce qui nous incite à une enquête polyagogique plus profonde (59).
(A SUIVRE)
(35) Mille plateaux , 379.
(36) Xenakis, in Lohner, « Interview », 51.
(37) Xenakis, in Varga, Conversations, 54, 59. Xenakis, plus tard, identifiera mathématiquement les transformations du sérialisme à l’aide du groupe de Klein.
(38) Xenakis, in Lohner, « Interview », 51.
(39) Deleuze & Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, 189.
(40) Xenakis, in Lohner, « Interview », 52.
(41) Lohner, « The UPIC System », 48.
(42) « Polyagogique, selon mon expression – agogie signifie exercice ou introduction relativement à une discipline ; poly veut dire plusieurs. » Xenakis, in Conversations, 121.
(43) Lohner, « The UPIC System », 43.
(44) Ibid.
(45) Xenakis, in Lohner, « Interview », 51.
(46) Ibid.
(47) Xenakis, in Conversations, 120.
(48) Cette dimension a été menée encore plus loin dans les dernières versions d’UPIC qui autorisent une manipulation en temps réel – une possibilité exploitée dans le live de Haswell & Hecker « UPIC Diffusion Sessions ».
(49) Cf. Lohner, « The UPIC system », 44.
(50) Ceci est à noter, et reflète quelque chose du paradoxe de l’héritage de Xenakis. Alors que UPIC vise à une « généralisation » maximale dans toutes les dimensions, Curtis Road remarque que « la palette sonore d’UPIC est complètement singulière » (Roads, « Blackest Ever Black UPIC ») – contrairement à le HDR, UPIC est, à proprement parler, un instrument de musique. Bien qu’utilisé dans un esprit d’obfuscation délibérée, son espace sonore est très caractéristique et possède une intégrité réelle. Bien sûr, cette cohérence doit quelque chose au fait que le but visé par Xenakis avec UPIC, tout comme avec sa composition, n’est jamais de faire exploser ou de détruire, mais d’isoler ce qui fait tenir les choses ensemble : quelle est la cohérence du son ?
(51) Deleuze, Différence et répétition, 182.
(52) In Lohner, « Interview », 53.
(53) Deleuze, Différence et répétition, 185-186.
(54) Deleuze & Guattari, Mille plateaux, 423.
(55) Ibid., 422.
(56) D. Fox, « Seen and Heard », Frize 98 (avril 2006).
(57) Xenakis, in Varga, Conversations, 121.
(58) Roads, «Blackest Ever UPIC».
(59) En relation avec la notion d’expression, il faut noter qu’en 1976, pour la soutenance de sa thèse de doctorat (publiée sous le titre Arts/Sciences. Alliages), Xenakis a choisi Michel Serres comme membre du jury. Serres, avec Le système de Leibniz (Paris, PUF, 1969), proposa de lire Leibniz comme un proto-structuraliste pour lequel les relations découvertes par les différents modes de connaissance sont les expressions d’un ordre structural universel. De ce point de vue, on pourrait rechercher avec profit la relation entre la mathesis universalis de Leibniz, la « morphologie globale » de Xenakis, et l’œuvre de Lautman (récemment republiée : Les mathématiques, les idées et le réel physique, Paris, Vrin, 2006).
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Commentaires
l'instrument c'est les oreilles du silence
Écrit par : cheval | 24/02/2008
et de un.
Écrit par : NEG-ALE | 30/01/2010
et de deux.
Écrit par : POLYTOPE | 30/01/2010
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