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27/02/2008

Blackest Ever Black (4 et fin)

Redécouvrir la polyagogie de la matière abstraite.

Par Robin Mackay (en collaboration avec Russell Haswell et Florian Hecker)

 

 

Tout au long de ses quatre mouvements, Blackest Ever Black est hanté par des lignes fugitives issues du dehors, ainsi que par des foules de personnages sonores. L’auditeur essaie naturellement – mais sans y parvenir – de leur appliquer le test de la récognition : cigales, feux d’artifices hurlants, ondes d’écume, nuages crépitant de larsen, ou machines de guerre sonores. Il arrive parfois que les glissandi et la latitude du son rappellent ces instruments « cosmiques » qui se tiennent en marge des orchestres, et qui pointent d’autres espaces au-delà – les Ondes Martenot, chères à Messiaen (qui font « entendre cette vérité que tous les devenirs sont moléculaires » (60)), le thérémine, l’hydrocrystalophone (harmonica de verre, censé rendre fou), ou le spectre inharmonique du bar chimes. Toutefois, durant les périodes sonores massivement différenciées, l’auditeur a plutôt le sentiment qu’il surprend une transmission codée venue d’une autre planète » (61), qu’il est absorbé dans quelque matériau inconnu en état d’extrême torsion, ou qu’il est le témoin de l’effondrement catastrophique de structures filamentaires microphysiques, d’une décomposition cellulaire ou d’un processus graduel de liquéfaction – c’est souvent un écho de la guerre de Xenakis ; la sinistre plainte des avions de guerre à travers le ciel.

Blackest Ever Black invoque donc un univers d’objets fantômes innommables, qui entrent en collision et en résonance, se raclent et se dévorent les uns les autres, puis qui, soudainement, expirent ou deviennent incandescents. C’est parfois métallique et bourdonnant d’électricité, parfois mobile et animé (et la plupart du temps « insectoïde » – de Messiaen à Xenakis, « c’est comme si l’âge des insectes avait relayé le règne des oiseaux, avec des vibrations, des stridulations, des crissements, des bourdonnements, des claquements, des grattages, des frottements beaucoup plus moléculaires. »  (62)

Selon Xenakis, le temps, la hauteur de note, l’intervalle et l’intensité peuvent être caractérisés comme des nombres réels ; mais, au sein de ce régime mathématique pour lequel « nous sommes tous pythagoriciens » (63), le timbre n’est pas structural et ne peut pas être ordonné ; c’est une question de vagues zones d’indiscernabilité, connectées de manières multiples, et topologiquement imprévisibles » (64) – L’ORGUE RENCONTRE LA FLÛTE SUR LE PLAN DE CONSISTANCE(65). Le système des séries hétérogènes de multiplicités quantitatives donne naissance à une multiplicité qualitative du type des variétés continues de Bergson-Riemann (auteurs évidemment rapprochés par Deleuze). Et dans ce monde sonore fait de « matière de type protoplasmique » (66) (« [l]e matériau, c’est une matière molécularisée » (67)) qui a tant scandalisé les pairs de Xenakis, la continuité est la règle. Les instruments terrestres deviennent des familles d’invariants topologiques (variant selon la taille et l’élasticité des matériaux) ; et en dehors de leur zone multidimensionnelle, infinie mais circonscrite, rôdent des instruments avec lesquels, pourrait dire Leibniz, nous sommes, en droit, incompossibles. « [Etendre] la variation bien au-delà de ses limites formelles » (68) précipite une espèce de régression cosmique vers l’état embryonnaire de la musique – avant que la musique soit née, il y avait le grand et vibrant œuf cosmique, l’orgue-sans-organe. « La vérité de l’embryologie, déjà, c’est qu’il y a des mouvements vitaux systématiques, des glissements, des torsions, que seul l’embryon peut supporter : l’adulte en sortirait déchiré. » (69) Comme Haswell & Hecker le démontrent nettement, la polyagogie d’UPIC replonge doucement le compositeur et le public dans une espèce d’état larvaire, et elle nous permet de traverser et d’habiter toute l’étendue de ce sono-vers, avec « seulement un peu d’ordre » (70) pour survivre à ces transformations dévastatrices. Plutôt que de nous rejeter dans l’infini, la polyagogie, qui comprend une cartographie de l’Idée objective de la musique, nous apprend à nager dans le son. Comme l’écrit Deleuze :
« Apprendre, c’est pénétrer dans l’universel des rapports qui constituent l’Idée, et dans les singularités qui leur correspondent […] Apprendre à nager, c’est conjuguer des points remarquables de notre corps avec les points singuliers de l’Idée objective, pour former un champ problématique. » (71)

La polyagogie comme discipline du devenir : ce que Xenakis dit des interprètes de sa musique peut sûrement s’étendre à son public : « Je prends réellement en compte [leurs] limitations physiques […] mais ce qui est une limitation aujourd’hui peut ne pas en être une demain. » (72) « C’est le privilège du compositeur que de déterminer ses œuvres jusqu’au moindre détail » (73), mais ceci permet aussi de « donner à l’artiste […] la joie du triomphe – un triomphe qu’il peut surpasser grâce à ses propres capacités » (74) dans une rencontre avec un plus haut degré de généralité, qui réunit et reconnecte la musique réellement existante (les « îles » (75)) en une Idée pangéique, cosmique, en variation continue :
« Nous devrions être capables de construire l’édifice musical le plus général, dans lequel les énoncés de Bach, Beethoven ou Schönberg, par exemple, seraient les actualisations singulières d’une virtualité gigantesque. » (76)

Même si Xenakis regrette le « compromis perpétuel » (77) qui l’empêche de devenir un « pur ontologue » comme Parménide, il se rend compte qu’un tel « compromis perpétuel » est aussi une « exploration perpétuelle » (78) de cette virtualité, un empirisme transcendantal. Puisque la musique n’est en fait rien d’autre que ce compromis entre le mathématique et le biologique, entre la structure et la main, entre l’Idée « hors-temps », un plan continu peuplé de « notes sans son » (79), et leur devenir manifeste sous certaines conditions de sélection, celles de la durée que « nous » sommes. On peut remarquer ici la proximité de Xenakis à son contemporain, qui est aussi une inspiration mathématique de Deleuze, Albert Lautman, dont le platonisme révèle une dialectique (qui comprend précisément les couples discret/continu, local/global, unité/multiplicité, qui sous-tendent l’œuvre de Xenakis) qui nous est éternellement inaccessible excepté par le biais d’une contemplation spéculative continue des théories mathématiques qui l’ « incarnent » (80). Les Idées, ou problèmes, sont seulement ces choses qui sont hors d’atteinte, que nous tentons de saisir, et qui rendent la vie à la fois insupportable et supportable. Et la musique rappelle cette lutte.

On peut alors affirmer que la synesthésie est l’anamnèse propre à l’apprentissage polyagogique. Une sensation de ce qui ne peut être ni vu ni entendu, « les couleurs du son » (81), un « usage transcendantal » des facultés et l’effondrement de leurs frontières – c’est une expérience des mathématiques dans leur forme la plus pure, désincarnée du symbolique lui-même. La musique est-elle autre chose ?

De la même manière qu’il reprend à son compte la théorie leibnizienne des petites perceptions, Xenakis lui-même semble aussi personnifier un type de « déduction transcendantale » qui rappelle la théorie hallucinatoire de la perception mise en avant par Deleuze (82). L’héritage de la guerre – acouphènes chroniques, un œil perdu – oblige Xenakis à reconquérir le monde par des principes abstraits, risquant des « généralisations » tel un solitaire de Beckett, ou l’un des animaux de Kafka, depuis « un puits profond […] Et j’y suis toujours, à tel point que je dois penser davantage que si j’étais capable de saisir la réalité de manière immédiate. » (83) Un avantage incontestable puisque, comme l’a montré Bergson, les « données immédiates » ne sont jamais « données » ; et nous avons vu de quelle manière UPIC visait à reproduire ce « devenir-enfant » en forçant le compositeur à se débarrasser de ce qu’il « savait » de la musique. Cette focalisation sur la reconstruction du monde à partir de l’intérieur met Xenakis et Deleuze en opposition à un modèle contemplatif de type zen. De fait, voici ce que Deleuze & Guattari soutiennent dans un passage qui entre en résonance avec la cinglante disqualification de la tentative de Cage de « laisser parler l’univers » (84) en supprimant l’instance du compositeur :
« On prétend ouvrir la musique à tous les événements, à toutes les irruptions, mais, ce qu’on reproduit finalement, c’est le brouillage qui empêche tout événement […] au lieu de produire une machine cosmique, capable de « rendre sonore » (85) »

La contemplation est déjà action, sélection, composition (86), pour autant que cette contemplation prenne la forme exploratoire active d’un empirisme transcendantal : il ne s’agit pas de « laisser être la musique » mais de sonder attentivement son être afin de découvrir son matériau fondamental et sa vie.« En écrivant de la musique électronique vous devez aussi inventer de nouveaux outils. » (87)

Si le plus grand acte de création c’est de créer quelque chose avec quoi l’on puisse créer – à l’imitation de la « physis physeôs (88) – alors on peut dire que UPIC serait, si ce n’est le travail le plus important de Xenakis, du moins la part de son héritage créatif la plus significative à destination des musiciens du futur, même si celle-ci est encore latente. On peut espérer que parmi ces derniers, d’autres relèveront le gant de la « grande célébration de l’univers sonore de Xenakis » (89) qu’est Blackest Ever Black, et remettront en pratique la polyagogie de la matière abstraite, en créant une musique qui « émeut l’âme, la rend ''perplexe'' » (90) ; c’est-à-dire une musique accompagnée d’une philosophie qui, de la même manière, « tend à élaborer un matériau de pensée pour capturer des forces non pensables en elles-mêmes. » (91)


(FIN)



(60) Deleuze & Guattari, Mille plateaux, 379.

(61) « Lorsque les astrophysiciens reçoivent des signaux de l’espace par l’intermédiaire des radiotélescopes, il est important que ceux-ci s’interrogent sur leur qualité et leur périodicité, afin d’être en mesure de tirer des conclusions eu égard aux phénomènes spatiaux […] Des messages transmis par des êtres intelligents doivent se différencier de signaux naturels [qui] sont plus ou moins périodiques […] Des messages envoyés par des êtres intelligents arrivent eux aussi sous forme de signaux périodiques, dans une certaine mesure du moins, sinon ce ne serait que du bruit […] [Ce] problème très profond […] se superpose à la question du modèle de la récognition dans le champ de la synthèse du son et celui des modèles mélodiques. » (Xenakis, in Varga, Conversations, 92)

(62) Deleuze & Guattari, Mille plateaux, 379.

(63) Xenakis, Formalized Music, 2002.

(64) « Nous ne pouvons pas dire qu’entre deux timbres un chemin et un seul peut être tracé. » (Xenakis, in Varga, Conversations, 83)

(65) « […] prenez le sol mineur d’un orgue : l’onde sonore est douée d’une certaine complexité. Lorsque vous allez vers de grandes hauteurs de notes, la complexité diminue jusqu’à ce qu’on arrive quasiment à une onde sinusoïdale […] Donc […] plus vous gravitez autour des notes les plus hautes, plus il y a convergence vers le son de la flûte. » (Xenakis, in Lohner, « Interview »)

(66) Xenakis, in Varga, Conversations, 35 (la description faite par le sérialiste Antoine Goléa de la première de Metastaseis à Donaueschingen).

(67) Deleuze & Guattari, Mille plateaux, 422.

(68) Ibid., 379.

(69) Deleuze, Différence et répétition, 155-156.

(70) Deleuze & Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, 189.

(71) Deleuze, Différence et répétition, 214.

(72) Xenakis, in Varga, Conversations, 65.

(73) Ibid., 56.

(74) Ibid., 66.

(75) Xenakis in Varga, Conversations, 51, 59.

(76) Xenakis, Formalized Music, 207.

(77) Xenakis, in Lohner, « Interview », 55.

(78) Ibid., 54.

(79) Lohner, « The UPIC System », 46.

(80) Cf. Lautman, Les mathématiques, les idées et le réel physique.

(81) Xenakis, in Varga, Conversations, 72 ; « C’est la “couleur” du son qui compte de plus en plus. » (Deleuze & Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, 180) Messiaen lui-même soutenait qu’il voyait les couleurs de la musique (« les couleurs des musiciens ne doivent pas être confondues avec les couleurs des peintres ») apparaître toutes à la fois, comme avec les vitraux de la Sainte-Chapelle à Paris, qui fut pour lui une « révélation lumineuse ». Et Xenakis lui-même (in Varga, Conversations, 173) invoquera la « Couleur Intime » qui ne peut pas être prédite, même par un compositeur expérimenté, à partir des groupes de notes individuelles. Cf. Mille plateaux, 429 : « les phénomènes de synesthésie […] ne se réduisent pas à une simple correspondance couleur-son, mais [...] les sons tiennent le rôle-pilote et induisent des couleurs qui se superposent aux couleurs vues, leur communiquant un rythme et un mouvement proprement sonores. »

(82) Cf. Deleuze, Le Pli.

(83) Xenakis in Varga, Conversations.

(84) « Nous rencontrons tous des sons fortuits dans notre vie quotidienne. Ils sont absolument banals et ennuyeux […] Le silence est ennuyeux […] Reproduire des banalités ne m’intéresse pas » (Xenakis, Alloys, 94-95). Néanmoins, Xenakis respectait beaucoup Cage et soutenait son travail depuis le début – Cf. Varga, Conversations, 55-6.

(85) Mille plateaux, 424. Deleuze & Guattari, en fait, continuent et mentionnent Cage.

(86) Cf. A. Villani, « 'I Feel I Am A Pure Metaphysician': The Consequences of Deleuze's Remark», in Collapse volume III.

(87) Xenakis, in Lohner, « Interview », 50.

(88) Cf. A. Villani, « 'I Feel I Am A Pure Metaphysician': The Consequences of Deleuze's Remark», in Collapse volume III.

(89) Roads, « Blackest Ever UPIC ».

(90) Deleuze, Différence et répétition, 182.

(91) Deleuze & Guattari, Mille plateaux, 422.

 

 

Post Scriptum

L'intégralité de ce texte est disponible au format .pdf dans la rubrique Traductions. S'y trouvent de plus les « images » extraites de la partition électronique de Haswell & Hecker.

 

 

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