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05/04/2008

Gibbs lecture (I)

Je vous propose ci-dessous la première partie de ma traduction de la Gibbs lecture de Kurt Gödel, donnée en 1951, dont le texte original est issu du Nachlass de Gödel, conservé à Princeton (USA). Les notes et variantes du manuscrit seront incorporées au fichier .pdf final.

 

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(Premier feuillet du texte principal)

 

 

Quelques théorèmes de base relatifs aux fondements des mathématiques et leurs implications philosophiques

 

par Kurt Gödel



La recherche sur les fondements des mathématiques a, durant ces dernières décennies, produit quelques résultats, qui me paraissent dignes d’intérêt, non seulement en eux-mêmes, mais aussi en ce qui concerne leurs implications pour les problèmes philosophiques traditionnels quant à la nature des mathématiques. Les résultats eux-mêmes, je crois, sont assez largement connus, mais je pense toutefois qu’il est utile d’en présenter une nouvelle fois les grandes lignes, spécialement compte tenu du fait que, grâce au travail de nombreux mathématiciens, ils ont pris une forme nettement plus satisfaisante que celle qu’ils avaient à l’origine. La plus grande amélioration a été rendue possible grâce à la définition précise du concept de procédure finie, qui joue un rôle décisif dans ces résultats. Il y a plusieurs voies différentes pour arriver à une telle définition, qui mènent cependant toutes au même concept. La voie la plus satisfaisante, selon moi, est de réduire le concept de procédure finie à celui d’une machine dotée d’un nombre fini de parties, ainsi que l’a fait le mathématicien britannique Turing. En ce qui concerne les conséquences des résultats en question, je ne pense pas qu’ils aient été discutés adéquatement ou même simplement remarqués.

Les résultats métamathématiques que j’ai en tête sont tous axés sur, ou, pourrait-on même dire, sont seulement différents aspects d’un fait fondamental, qui pourrait être appelé l’incomplétude ou l’inexhaustivité des mathématiques. On rencontre ce fait dans sa forme la plus simple lorsque la méthode axiomatique est appliquée, non pas à quelque système hypothético-déductif comme la géométrie (où les mathématiciens ne peuvent asserter que la vérité conditionnelle des théorèmes), mais aux mathématiques à proprement parler, c’est-à-dire au corps de ces propositions mathématiques, qui ont un sens absolu, sans recours à aucune hypothèse supplémentaire. Il doit exister des propositions  de ce type, car sinon il ne pourrait exister non plus aucun théorème hypothétique.  Par exemple, certaines implications de la forme : si tels et tels axiomes sont supposés, alors on a tels et tels théorèmes, doivent être nécessairement vraies en un sens absolu. De la même manière, tout théorème de la théorie des nombres finitaire tel que 2+2=4 est, sans aucun doute, de ce type. Evidemment, la tâche qui consiste à axiomatiser les mathématiques proprement dites diffère de la conception de l’axiomatique qui a eu cours jusqu’à présent, puisque les axiomes ne sont pas arbitraires, mais doivent être des propositions mathématiques correctes et, en outre, évidentes sans preuve ; on ne peut échapper à la nécessité de supposer certains axiomes ou règles d’inférence évidents sans preuve parce que les preuves doivent avoir un point de départ. Néanmoins, il existe des vues largement divergentes quant à l’extension des mathématiques proprement dites, telles que je les ai définies. Les intuitionnistes et les finitistes, par exemple, rejettent certains de ses axiomes et concepts, que d’autres acceptent, comme la loi du tiers exclu ou le concept général d’ensemble.

Le phénomène d’inexhaustibilité des mathématiques, cependant, est toujours présent sous quelque forme, quel que soit le point de vue. Je pourrais donc également expliquer ceci à partir du point de vue le plus simple et naturel, qui prend les mathématiques telles qu’elles sont, sans les restreindre sous la critique. De ce point de vue, toutes les mathématiques sont réductibles à la théorie abstraite des ensembles. Par exemple la proposition selon laquelle les axiomes de la géométrie projective impliquent un certain théorème signifie que, si un ensemble M d’éléments appelés points et un ensemble N de sous ensembles de M appelés lignes droites satisfait les axiomes, alors le théorème est valide pour N et M. Ou, pour mentionner un autre exemple, un théorème de théorie des nombres  peut être interprété comme une assertion à propos des ensembles finis. Le problème en question est donc l’axiomatisation de la théorie des ensembles. Maintenant, si l’on s’attaque à ce problème, le résultat est tout à fait différent de ce à quoi l’on aurait pu s’attendre. Au lieu de se retrouver finalement avec un nombre fini d’axiomes, comme en géométrie, l’on a affaire à des séries infinies d’axiomes qui peuvent s’étendre ad libitum, sans aucune limite visible et, apparemment, sans aucune possibilité d’inclure ces axiomes dans une règle finie qui les produise. Ce qui arrive dans le cas où, si l’on veut éviter les paradoxes de la théorie des ensembles sans avoir recours à quelque chose de complément étranger à la procédure mathématique réelle, le concept d’ensemble doit être axiomatisé progressivement.

Si, par exemple, nous commençons par les nombres entiers, c’est-à-dire par les ensembles finis d’une espèce particulière, nous avons d’abord les ensembles d’entiers et les axiomes qui s’y référent (axiomes du premier niveau), puis les ensembles d’ensembles d’entiers avec leurs axiomes (axiomes du deuxième niveau), etc., de même pour toute itération finie de l’opération « ensemble de ». Nous avons ensuite l’ensemble de tous ces ensembles d’ordre fini. Mais nous pouvons maintenant traiter cet ensemble exactement de la même manière que nous l’avons fait auparavant avec l’ensemble des entiers, c’est-à-dire considérer ses sous-ensembles (i.e. les ensembles d’ordre ω) et formuler les axiomes concernant leur existence. Cette procédure peut évidemment être itérée au-delà d’ω, et en fait jusqu’à n’importe quel nombre ordinal transfini. Ainsi, peut-il être requis que l’axiome suivant consiste en ceci que l’itération est possible pour tout ordinal, c’est-à-dire pour n’importe quel type d’ordre appartenant à un ensemble bien ordonné. Mais atteignons-nous maintenant une limite ? En aucune manière, puisque nous avons maintenant une nouvelle opération pour former des ensembles, à savoir en formant un ensemble à partir d’un ensemble initial A et d’un ensemble bien ordonné B en appliquant l’opération « ensemble de » à A autant de fois que l’indique l’ensemble bien ordonné B. Et, en posant B égal à un bon ordre de A, nous pouvons maintenant itérer cette nouvelle opération, et la réitérer dans le transfini. Ceci donnera naissance à encore une nouvelle opération, que nous pouvons traiter de la même manière etc. La prochaine étape sera d’exiger que toute opération produisant des ensembles à partir d’ensembles puisse être itérée jusqu’à n’importe quel nombre ordinal (i.e. type d’ordre d’un ensemble bien ordonné). Atteignons-nous cependant maintenant une limite ? Non, parce que nous pouvons exiger que la procédure qui vient d’être décrite puisse non seulement être effectuée avec n’importe quelle opération, mais que, bien plus, il doive exister un ensemble ayant la propriété telle que, si cette procédure (avec n’importe quelle opération) est appliquée aux éléments de cet ensemble, on a de nouveau le rassemblement des éléments de cet ensemble.

Vous vous apercevrez, je pense, que nous n’atteignons toujours pas une limite, et qu’il ne peut pas y avoir de limite à cette procédure de formations d’axiomes, car la formulation même des axiomes jusqu’à un certain degré donne naissance à l’axiome suivant. Il est vrai que dans les mathématiques d’aujourd’hui, les plus hauts niveaux de cette hiérarchie ne sont pratiquement jamais utilisés. On peut dire que 99,9 % des mathématiques actuelles sont contenues dans les trois premiers niveaux de cette hiérarchie. En ce qui concerne les buts pratiques, toutes les mathématiques peuvent donc être réduites à un nombre fini d’axiomes. Ceci n’est toutefois qu’un simple accident historique, qui n’a aucune importance pour les questions de principe. De plus, il n’est pas totalement improbable que cette caractéristique des mathématiques actuelles puisse avoir quelque chose à voir avec une autre de ses caractéristiques, nommément son incapacité à prouver certains théorèmes fondamentaux, telle l’hypothèse de Riemann par exemple, et ce malgré de nombreuses années d’efforts. On peut montrer que les axiomes pour les ensembles de plus haut niveau, quant à leur pertinence, ne sont en aucune manière réservés à ces ensembles, mais, au contraire, ont même des conséquences pour le niveau-0, c’est-à-dire la théorie des entiers.
 

 

(A SUIVRE)

 

 

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