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11/10/2009

Les paradoxes du voyage dans le temps

 

« Si le dieu ajoute un lendemain, recevons-le avec joie. » (Sénèque, Lettres à Lucilius, XII)

 

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Voici la première partie de notre traduction de l'article de David K. Lewis (The Paradoxes of Time Travel) paru en avril 1976 dans American Philosophical Quarterly.

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Les paradoxes du voyage dans le temps

Par David Kellogg Lewis


Je soutiens que le voyage dans le temps est possible. Les paradoxes du voyage dans le temps sont des bizarreries, pas des impossibilités. Ils ne prouvent que ce dont peu auraient douté, à savoir qu’un monde possible dans lequel il y aurait voyage dans le temps serait un monde très étrange, fondamentalement différent du monde que nous pensons être le nôtre.

Je me préoccuperai ici de ce genre de voyage dans le temps qui est raconté par la science-fiction. Les écrivains de science-fiction n’ont bien entendu pas tous les idées claires, et l’on a souvent écrit des histoires de voyage dans le temps incohérentes. Toutefois, quelques auteurs ont fait le tour du problème avec beaucoup de soin, et leurs histoires sont parfaitement cohérentes (1).

Si je suis en mesure de justifier la cohérence de certaines histoires de voyage dans le temps de la science-fiction, alors je suppose que des justifications parallèles peuvent être données relativement à certaines hypothèses physiques controversées, telles que l’hypothèse selon laquelle le temps est circulaire ou l’hypothèse qu’il existe des particules qui voyagent plus vite que la lumière. Je n’explorerai cependant pas ces parallèles ici.

Qu’est-ce que le voyage dans le temps ? Il implique inévitablement une discordance entre temps et temps. Tout voyageur part puis arrive à sa destination ; le temps écoulé entre le départ et l’arrivée (positif, ou peut-être égal à zéro) est la durée du voyage. Mais s’il est un voyageur temporel, l’intervalle temporel entre le départ et l’arrivée n’est pas égal à la durée du voyage. Il part ; il voyage pendant une heure, par exemple ; puis il arrive. Le temps auquel il arrive n’est pas le temps correspondant à une heure après son départ. Il est plus tard, s’il a voyagé vers le futur ; plus tôt, s’il a voyagé vers le passé. S’il a voyagé loin vers le passé, il est même plus tôt qu’à son départ. Comment est-il possible que les deux mêmes événements, son départ et son arrivée, soient séparés par deux laps de temps inégaux ?

Il est tentant de répondre qu’il doit exister deux dimensions temporelles indépendantes ; pour que le voyage dans le temps soit possible, le temps ne doit pas être une ligne mais un plan (2). Deux événements peuvent alors être séparés par des intervalles inégaux s’ils sont plus éloignés dans une des dimensions temporelles que dans l’autre. Les vies des gens ordinaires suivent une ligne droite diagonale à travers le plan temporel, ligne dotée d’une pente d’exactement une heure de temps1 par heure de temps2. La vie du voyageur temporel suit un chemin courbe, de pente variable.

Examinée de plus près, cependant, cette description semble ne pas nous restituer le voyage dans le temps tel que nous le connaissons d’après les histoires de science-fiction. Lorsque le voyageur temporel visite à nouveau les jours de son enfance, ses compagnons de jeux seront-ils là ? Non ; il n’a pas atteint la partie du plan temporel où ils se trouvent. Il n’est plus séparé d’eux le long de l’une des deux dimensions temporelles, mais il est toujours séparé d’eux le long de l’autre. Je ne dis pas que le temps bidimensionnel est impossible, ou qu’il n’y a aucune manière de le rendre compatible avec la conception habituelle de ce à quoi ressemblerait un voyage dans le temps. Néanmoins, je ne dirai rien de plus du temps bidimensionnel. Laissons-le de côté, et voyons comment le voyage temporel est possible même dans un temps unidimensionnel.

Le monde – le monde du voyageur temporel, ou le nôtre – est une multiplicité quadridimensionnelle d’événements. Le temps est l’une des quatre dimensions, tout comme le sont les dimensions spatiales, sauf que les lois de la nature en vigueur distinguent entre le temps et les autres dimensions – ou plutôt, peut-être, entre diverses dimensions de type temporel et diverses dimensions de type spatial. (Le temps demeure unidimensionnel puisque l’on n’a pas affaire à deux dimensions orthogonales de type temporel). Les choses qui durent sont des lignes de type temporel : des touts composés de parties temporelles, ou phases, situées en divers temps et lieux. Le changement est une différence qualitative entre différentes phases – différentes parties temporelles – d’une chose qui dure, tout comme un « changement » de panorama de l’est à l’ouest est une différence qualitative entre les parties spatiales orientales et occidentales du paysage. Si vous deviez changer d’avis concernant la possibilité du voyage dans le temps grâce à cet article, il y aurait une différence d’opinion entre deux différentes parties temporelles de vous-même, la phase qui commence à lire et la phase ultérieure qui a fini la lecture.

Si le changement est une différence qualitative entre les parties temporelles de quelque chose, alors ce qui ne possède pas de parties temporelles ne peut pas changer. Les nombres, par exemple, ne peuvent pas changer, ni ne le peuvent les événements à un instant donné du temps, puisqu’ils ne peuvent pas être subdivisés en parties temporelles dissimilaires. (Nous avons laissé de côté le temps bidimensionnel, et par conséquent la possibilité qu’un événement puisse être instantané le long d’une dimension temporelle mais divisible le long de l’autre). Il est essentiel de distinguer entre le changement et le « changement de Cambridge » (*) qui peut arriver à n’importe quoi. Même un nombre est susceptible de « changer » s’il était, mais n’est plus, le taux de change entre Livre Sterling et Dollar. Même un événement instantané est en mesure de « changer » puisque d’un jour à l’autre, son âge peut passer d’un an à un an et un jour, ou bien il peut être oublié la veille, et remémoré le lendemain. Mais il ne s’agit pas là de changements authentiques. Il ne suffit pas d’une bonne vieille inversion de la valeur de vérité d’une proposition relative au temps et portant sur quelque chose pour produire un changement dans la chose elle-même.

Un voyageur temporel est, comme tout le monde, une ligne à travers la multiplicité de l’espace-temps, un tout composé de phases situées en divers temps et lieux. Il n’est cependant pas une ligne comme les autres. S’il voyage vers le passé, il est une ligne en zigzag, revenant sur elle-même. S’il voyage vers le futur, il est une ligne étirée. Et si, quelle que soit la direction dans le temps, il voyage instantanément, de telle manière qu’il n’y ait pas de phases intermédiaires entre la phase qui part et celle qui arrive et que son voyage ait une durée nulle, il est alors une ligne discontinue.

J’ai demandé comment il est possible que les deux mêmes événements soit séparés par deux durées inégales, et j’ai laissé de côté la réponse selon laquelle le temps pourrait avoir deux dimensions indépendantes. Au lieu de cela, j’ai répondu en distinguant le temps lui-même, que j’appellerai temps externe, du temps personnel d’un voyageur temporel particulier : grosso modo ce qui est mesuré par sa montre. Disons que son voyage prend une heure de son temps personnel ; sa montre indique une heure de plus à son arrivée qu’à son départ. Mais, dans le temps externe, son arrivée a lieu plus d’une heure après son départ s’il voyage vers le futur ; ou l’arrivée a lieu avant son départ dans le temps externe (ou moins d’une heure après), s’il voyage vers le passé.

Tout ceci est sommaire. Je ne souhaite pas définir le temps personnel de manière opérationnelle, en rendant les montres infaillibles par définition. Ce qui est mesuré par ma propre montre est souvent en désaccord avec le temps externe, et pourtant je ne suis pas un voyageur temporel ; ce que mesure ma montre mal réglée n’est ni le temps lui-même ni mon temps personnel. Au lieu d’une définition opérationnelle, nous avons besoin d’une définition fonctionnelle du temps personnel : il s’agit de ce qui tient un certain rôle dans la figure des événements qui comprennent la vie du voyageur temporel. Si vous considérez les phases d’une personne ordinaire, elles manifestent certaines régularités quant au temps externe. Pour la plupart, les propriétés changent de manière continue et familière, au fur et à mesure. D’abord viennent les phases infantiles et, à la fin, les séniles. Les souvenirs s’accumulent. La nourriture est digérée. Les cheveux poussent. Les aiguilles de la montre se déplacent. Si vous considérez plutôt les phases d’un voyageur temporel, elles ne manifestent pas les régularités habituelles relativement au temps. Il existe toutefois une manière d’assigner des coordonnées aux phases du voyageur temporel, et une manière seulement (excepté le choix arbitraire d’un point zéro), de telle sorte que les régularités qui se produisent, eu égard à cette assignation, correspondent à celles qui se produisent habituellement relativement au temps externe. Relativement à l’assignation correcte, les propriétés, pour la plupart, changent de manière continue et familière, au fur et à mesure. D’abord viennent les phases infantiles et, à la fin, les séniles. Les souvenirs s’accumulent. La nourriture est digérée. Les cheveux poussent. Les aiguilles de la montre se déplacent. L’assignation des coordonnées qui donne cette correspondance, c’est le temps personnel du voyageur temporel. S’il ne s’agit pas réellement du temps, le temps personnel joue toutefois le même rôle dans sa vie que le temps joue dans la vie des gens ordinaires. Il est suffisamment similaire au temps pour que nous puissions – avec la prudence nécessaire – transplanter notre vocabulaire temporel dans celui-ci afin de discuter des événements qui le concernent. Tandis que le voyageur temporel s’apprête à se mettre en route, nous pouvons dire sans contradiction : «Bientôt il sera dans le passé ». Nous voulons dire qu’une phase de lui-même se trouve légèrement plus tard dans son temps personnel mais cependant bien plus tôt dans le temps externe que la phase de lui-même qui est présente au moment où nous prononçons la phrase.

Nous pouvons assigner des positions dans le temps personnel du voyageur temporel non seulement aux phases elles-mêmes, mais aussi aux événements qui se produisent autour de lui. Il y a longtemps, César va mourir bientôt ; c’est-à-dire, une phase légèrement postérieure à sa phase présente dans le temps personnel du voyageur temporel, mais loin dans le temps externe, est simultanée à la mort de César. Nous pourrions même étendre l’assignation du temps personnel aux événements qui ne font pas partie de la vie du voyageur temporel, et qui ne sont simultanés à aucune de ses phases. Si ses funérailles dans l’Egypte Antique sont séparées de sa mort de trois jours de temps externe et que sa mort est séparée de soixante dix années de son temps personnel, alors nous pouvons additionner les deux intervalles et dire que ses funérailles suivent sa naissance de soixante dix ans et trois jours de temps personnel étendu. De même, un spectateur pourrait dire avec vérité, trois années après le dernier départ d’un autre voyageur temporel célèbre, que « il pourrait en ce moment même – si je puis utiliser cette expression – être en train de se promener sur des barrières de corail oolithiques pleine de plésiosaures, ou près des solitaires mers salées du Trias » (3). Si le voyageur dans le temps se promène vraiment sur une barrière de corail oolithique trois ans après son départ dans son temps personnel, alors il est vrai de dire, eu égard à son temps personnel étendu, que la promenade a lieu « en ce moment même ».

Nous pourrions comparer des intervalles de temps externes à des distances à vol d’oiseau, et des intervalles de temps personnel à des distances le long d’un chemin sinueux. La vie du voyageur temporel est comme un chemin de fer de montagne. Le lieu à trois kilomètres à l’est d’ici peut aussi se situer à douze kilomètres à l’ouest, si l’on se trouve sur la ligne. Nous n’avons manifestement pas affaire à deux dimensions indépendantes. Tout comme la distance le long du chemin de fer n’est pas une quatrième dimension spatiale, le temps personnel du voyageur temporel n’est pas une deuxième dimension temporelle. La distance par rapport au bas de la ligne à laquelle se trouve un lieu dépend de sa position dans un espace tridimensionnel, et, de même, la position des événements dans le temps personnel dépend de leur position dans un temps externe unidimensionnel.

A huit kilomètres d’ici, vers le bas de la ligne, se trouve un lieu où la ligne passe sous le chevalet d’un pont ; trois kilomètres plus loin, se trouve un lieu où la ligne passe au-dessus du chevalet d’un pont ; il s’agit là d’un seul et même lieu. Le chevalet de pont où la ligne se croise elle-même se situe à deux positions différentes le long de la ligne, à huit kilomètres d’ici et à onze. De la même manière, un événement de la vie d’un voyageur temporel peut avoir plus d’une position dans son temps personnel. S’il revient vers le passé, mais pas trop loin, il sera en mesure de se parler à lui-même. La conversation implique deux phases, séparées dans son temps personnel mais simultanées dans le temps externe. La position de la conversation dans le temps personnel devrait être la position de la phase qui y est impliquée. Mais il existe deux phases de ce type ; pour que la conversation partage les positions des deux phases, on doit lui assigner deux positions différentes dans le temps personnel.

 

(A SUIVRE)


(1) J’ai en particulier à l’esprit deux des histoires de voyage dans le temps de Robert A. Heinlein : “By His Bootstraps” in R.A. Heinlein, The Menace from Earth (Hicksville, N.Y., 1959) [NDT : « Un self made man » (traduction de J.-P. Pugi) ; in Le livre d'or : Robert HEINLEIN, Pocket, Le Livre d'Or n° 5102, 1981] et “—All You Zombies—”, in R.A. Heinlein, The Unpleasant Profession of Jonathan Hoag (Hicksville, N.Y., 1959) [NDT : « La mère célibataire », in 1962/11 OPTA, Coll. Fiction (revue) n°108 ; traduit par M. Deutsch].


(2) Une description du voyage temporel au sein d’un temps bidimensionnel peut se trouver dans : Jack W. Meiland, “A Two-Dimensional Passage Model of Time for Time Travel”, Philosophical Studies, vol. 26 (1974), pp. 153-173 ; et dans les chapitres initiaux de : Isaac Asimov, The End of Eternity (Garden City, N.Y., 1955) [NDT : La fin de l’éternité, Denoël, Présence du futur, 105, 1967]. Le dénouement d’Asimov, toutefois, semble nécessiter une conception différente du voyage dans le temps.


(*) Expression de Peter Geach (1969, 71-2) en l’honneur des philosophes de Cambridge Russell et McTaggart. Par exemple, si Théétète grandit et devient plus grand que Socrate sans que ce dernier ne change de taille, il ne s’agit pas d’un changement « réel » quant à Socrate. Ce changement qui affecte Socrate est appelé changement de Cambridge. (NdT)


(3) H.G. Wells, The Time Machine, An Invention (London, 1895), épilogue [NdT : La Machine à explorer le temps, Mercure de France, 1895, traduction de H.D. Davray]. Le passage est critiqué comme étant contradictoire dans l’article de Donald C. Williams, “The Myth of Passage”, The Journal of Philosophy, vol. 48 (1951), p. 463.

 

Commentaires

En attendant (puisqu'on y est tout de même obligé) la suite.

Écrit par : P/Z | 15/10/2009

Eh oui, la successivité... Mais la suite est maintenant en ligne.

Écrit par : Anaximandrake | 18/10/2009

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