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18/10/2009

Les paradoxes du voyage dans le temps (II)

par David K. Lewis


(Suite)



Plus nous étendons l’assignation du temps personnel des phases du voyageur temporel aux événements environnants, plus de tels événements acquerront des positions multiples. Il peut également arriver, ainsi que nous l’avons vu précédemment, qu’aux événements qui ne sont pas simultanés dans le temps externe soient assignés la même position dans le temps personnel – ou plutôt, qu’au moins une des positions de l’un soit la même qu’au moins une de l’autre. Cette extension ne doit donc pas être poussée trop loin, de peur que la position des événements dans le temps personnel perde son utilité en tant que moyen pour garder un suivi de leurs rôles dans l’histoire du voyageur temporel.

Un voyageur temporel qui se parle à lui-même, au téléphone par exemple, ressemble, aux yeux de tous, à deux personnes différentes en train de se parler. Il n’est pas tout à fait exact de dire qu’il est intégralement à deux endroits à la fois, puisqu’aucune des deux phases impliquées dans la conversation n’est intégralement lui, ou même intégralement la partie de lui qui se trouve à l’instant (du temps externe) de la conversation. Ce qui est vrai c’est qu’il possède, contrairement à nous, deux phases complètes et différentes situées en même temps à deux endroits différents. Pour quelle raison, alors, le considérer comme une seule personne et non pas deux ? Qu’est-ce qui unifie ses phases, y compris les simultanées, en une personne unique ? Le problème de l’identité personnelle se pose de façon particulièrement aiguë s’il est ce genre de voyageur temporel dont les voyages sont instantanés, c’est-à-dire une ligne discontinue consistant en plusieurs segments non connectés. La manière naturelle de le considérer comme plus d’une seule personne est alors de prendre chaque segment comme une personne différente. Aucun d’eux n’est un voyageur temporel et la particularité de la situation se résume à ceci : toutes ces personnes exceptée une s’évanouissent dans l’air, toutes sauf une autre qui se matérialise instantanément, et il y a des ressemblances notables entre l’une lors de sa disparition et l’autre lors de son apparition. Pourquoi ceci n’est-il pas une description au moins aussi bonne que celle que j’ai donnée, à savoir celle de plusieurs segments qui sont tous des parties d’un seul voyageur temporel ?

Je répondrai que ce qui unifie les phases (ou segments) d’un voyageur temporel est le même genre de continuité et de connexité mentales, ou surtout mentales, qui unifie tout un chacun. La seule différence réside en ceci que tandis qu’une personne ordinaire est connexe et continue relativement au temps externe, le voyageur temporel est connexe et continu seulement eu égard à son propre temps personnel. Si l’on prend les phases dans l’ordre, le changement mental (et corporel) est essentiellement graduel plutôt que soudain, et à aucun moment n’y a-t-il de changement soudain quant à trop d’aspects différents à la fois. (Nous pouvons inclure la position dans le temps externe parmi les aspects dont nous faisons le suivi si nous le souhaitons. Elle pourra changer de manière discontinue relativement au temps personnel si trop de choses ne changent pas à la fois). De nombreux traits et de nombreuses traces durent toute une vie. Enfin, la connexité et la continuité ne sont pas accidentelles. Elles sont explicables ; et elles sont en outre expliquées grâce au fait que les propriétés de chaque phase dépendent causalement de celles des phases immédiatement précédentes dans le temps personnel, la dépendance étant telle qu’elle tend à garder les choses inchangées (4).

Pour comprendre l’objectif de mon réquisit final de continuité causale, voyons comment il exclut un cas de contrefaçon de voyage temporel. Fred a été créé ex nihilo, tel quel au beau milieu de sa vie ; il a vécu un moment puis il est mort. Il a été créé par un démon, et le démon a choisi au hasard à quoi ressemblerait Fred au moment de sa création. Bien plus tard, quelqu’un d’autre, à savoir Sam, a fini par ressembler à Fred lorsqu’il fut d’abord créé. Au moment même où la ressemblance est devenue parfaite, le démon a détruit Sam. Fred et Sam sont tous deux presque comme une seule personne : un voyageur temporel dont le temps personnel commence à la naissance de Sam, se poursuit jusqu’à la destruction de Sam et la création de Fred, et de là continue jusqu’à la mort de Fred. Prises dans cet ordre, les phases de Fred-avec-Sam possèdent la bonne connexité et la bonne continuité. Mais elles manquent de continuité causale, et par conséquent Fred-avec-Sam n’est ni une même personne ni un voyageur temporel. Le fait qu’étaient strictement semblables Fred à sa création et Sam à sa destruction relevait peut-être d’une pure coïncidence ; la connexité et la continuité de Fred-avec-Sam de part et d’autre du point crucial sont alors accidentelles. Au lieu de cela, le démon s’est peut-être souvenu de ce à quoi Fred ressemblait, a guidé Sam vers une ressemblance parfaite, a observé ses progrès, et l’a détruit au bon moment. La connexité et la continuité de Fred-avec-Sam ont alors une explication causale, mais d’un genre erroné. En aucune façon, les premières phases de Fred ne dépendent causalement quant à leurs propriétés des dernières phases de Sam. Le cas de Fred et de Sam est donc à bon droit disqualifié : il ne s’agit ni d’un cas d’identité personnelle et ni d’un cas de voyage dans le temps.

Nous pourrions nous attendre à ce que lorsqu’un voyageur temporel visite le passé se produise une inversion de la causalité. Vous pourriez le frapper au visage avant qu’il ne parte, lui causant ainsi un œil au beurre noir des siècles plus tôt. En fait, le voyage dans le passé implique nécessairement une causalité inversée. Le voyage dans le temps nécessite l’identité personnelle ; celui qui part doit être la même personne que celui qui arrive. Ceci exige la continuité causale, causalité qui se produit dans le sens qui va des phases antérieures vers les postérieures, selon l’ordre du temps personnel. L’ordre du temps personnel et celui du temps externe en arrivent toutefois à une discordance, et se produit une relation de causalité entre les phases postérieures et les phases antérieures selon l’ordre du temps externe. J’ai donné ailleurs une analyse de la causalité en termes de chaînes de dépendance contrefactuelle, et j’ai pris soin que mon analyse n’exclue pas a priori l’inversion causale (5). Je pense que je peux soutenir (mais pas ici) que sous mon analyse la direction de la dépendance contrefactuelle et de la causalité est gouvernée par la direction d’autres asymétries de facto du temps. Ceci étant admis, la causalité inversée et le voyage dans le temps ne sont pas tous les deux exclus, mais peuvent se produire seulement là où l’on a affaire à des exceptions à ces asymétries. Comme je l’ai dit au début, le monde du voyageur temporel serait un monde des plus étranges.

Ce serait un monde encore plus étrange s’il y existait des inversions causales locales (mais seulement locales) et donc aussi des boucles causales : des chaînes causales fermées dans lesquelles quelques liens causaux seraient normaux quant à leur direction, alors que d’autres seraient inversés. (Peut-être y a-t-il nécessairement des boucles s’il y a inversion ; je n’en suis pas certain). Chaque événement sur la boucle a une explication causale, étant causé par des événements situés ailleurs sur la boucle. Ceci ne signifie pas que la boucle comme telle soit causée ou explicable. Elle peut ne pas l’être. Son caractère inexplicable est particulièrement notable si elle est composée de ce genre de processus causaux qui transmettent l’information. Souvenons-nous du voyageur temporel qui se parle à lui-même. Il se parlait à lui-même du voyage dans le temps, et au cours de la conversation son moi plus âgé a expliqué à son moi plus jeune comment construire une machine à voyager dans le temps. Cette information n’était disponible d’aucune autre manière. Son moi plus âgé connaissait comment faire parce que son moi plus jeune avait été renseigné et que l’information a été préservée par les processus causaux que constituent l’enregistrement, le stockage, et la récupération des traces mémorielles. Son moi plus jeune sut, après la conversation, parce que son moi plus âgé avait su, et que l’information a été préservée par les processus causaux que constitue le fait de dire. Mais d’où provient d’abord l’information ? Pourquoi toute l’affaire s’est-elle produite ? Il n’y a tout simplement pas de réponse. Les parties de la boucle sont explicables, mais la boucle elle-même ne l’est pas. Etrange ! Mais pas impossible, et pas trop différent de choses inexplicables auxquelles nous sommes habitués. Presque tout le monde s’accorde sur le fait que Dieu, ou le Big Bang, ou tout le passé infini, ou la désintégration d’un atome de tritium, sont non causés et inexplicables. Si ces choses-là sont possibles, pourquoi pas alors les boucles causales inexplicables qui surgissent dans le voyage temporel ?

 

[L'intégralité (et donc la suite et la fin) de ce texte peut se trouver ici, au format .pdf]


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(4) Je discute plus longuement la relation entre identité personnelle et connexité mentale et continuité dans “Survival and Identity” in The Identity of Persons, éd. Amelie Rorty (à paraître [NDT : Berkeley, University of California Press, 1976]).


(5) “Causation”, The Journal of Philosophy, vol. 70 (1973), pp. 556-567 ; l’analyse repose sur l’analyse des contrefactuels donnée dans mon Counterfactuals (Oxford, 1973).