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05/04/2005

Dionysos crucifié

« Savez-vous comment je vois le monde ? Des forces partout. Jeu des forces et ondes des forces. Il est un et multiple. S’accumulant ici tandis qu’il se réduit là-bas. Mer de forces agitées dont il est la propre tempête. Transformation éternelle dans un éternel va-et-vient avec d’énormes années de retour, flots perpétuel de formes, du plus simple au plus compliqué, allant du plus calme, du plus rigide et du plus froid au plus ardent, au plus sauvage, au plus contradictoire. Ce monde, qui est le monde tel que je le conçois, ce monde dionysien de l’éternelle création de soi-même, de l’éternelle destruction de soi-même, ce monde mystérieux des voluptés doubles... qui donc a l’esprit assez lucide pour le contempler sans désirer être aveugle ? » (Nietzsche, Fragments posthumes)

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Le 3 janvier 1889, sur la piazza Carlo Alberto de Turin, Nietzsche éclate en sanglots et se jette au cou d'un cheval battu. Son ami Overbeck le rejoint rapidement et le trouve égaré, surexcité et visiblement aliéné. Avant de rentrer définitivement chez sa mère où sa soeur, revenue des "phalanstères" paraguayens, les rejoindra, Nietzsche traverse plusieurs cliniques psychatriques. Ecce homo :

Dr Baumann, clinique de Turin :

"Forte constitution, aucune déformation physique ou maladie constitutionnelle. Dons intellectuels extraordinaires, excellente éducation, succès remarquables dans ses études. Nature rêveuse. Extravagant en ce qui concerne le régime alimentaire et la religion. Les premiers symptômes de la maladie remontent peut-être assez loin, mais n'existent en toute certitude que depuis le 3 janvier 1889. Avant cette date a souffert durant des mois de violents maux de tête accompagnés de vomissements. De 1873 à 1877, déjà, fréquentes interruptions dans son professorat à cause de violents mots de tête. Situation pécuniaire très modeste. Le désordre mental actuel est le premier de la vie du malade. Causes provoquant ces désordres : plaisir ou déplaisir excessif. Symptômes de la maladie actuelle : mégalomanie, faiblesse intellectuelle, diminuation de la mémoire et de l'activité cérébrale. Selles régulières. Urine fortement sédimenteuse. Le patient est habituellement agité, mange beaucoup, réclame continuellement à manger, n'est cependant pas capable de fournir un effort et de pourvoir à ses besoins ; prétend être un homme illustre, ne cesse de réclamer des femmes. Diagnostic : faiblesse du cerveau."

Pr Wille, clinique de Bâle :

"Le malade arrive à la clinique accompagné de M. le Professeur Overbeck et de M. Miescher. Se laisse conduire sans résistance dans sa section ; en chemin, il regrette que le temps soit aussi mauvais et dit : "Mes braves gens, je vais vous faire demain le temps le plus splendide." Il prend avec grand appétit son petit déjeuner. Le malade va également volontiers au bain ; il est d'ailleurs en toute occasion affable et obéissant.
Status praesens. Homme de bonne mine, bien proportionné, d'une musculature et d'une ossature assez forte ; thorax profond. Rien d'anormal à la percussion des poumons ni à l'auscultation.
Sonorité obtenue à la percussion, à l'endroit du coeur, normale ; bruits du coeur faible, nets. 70 pulsations régulières. Asymétrie des pupilles, la droite plus grande que la gauche et réagissant très paresseusement. Strabisme convergent. Myopie prononcée. Langue très chargée ; ni déviation, ni tremblement. Innervation faciale peu troublée ; pli nasolabial un peu moins marqué à droite. Réflexes patellaires accentués, réflexes de la plante du pied normaux. Urine claire, ne contenant ni sucre ni albumine.
Le malade se laisse examiner de bon gré, ne cesse de parler pendant l'examen. Aucune véritable conscience de sa maladie, ressent une sensation d'euphorie. Déclare qu'il est malade depuis huit jours et qu'il a fréquemment souffert de violents maux de tête. Dit avoir été sujet à quelques accès pendant lesquels il ressentait une impression extraordinaire de bien-être et de bonne humeur ; il aurait aimé alors à serrer dans les bras et à embrasser tous les gens dans la rue et à grimper jusqu'en haut des maisons. Il est difficile de fixer l'attention du malade, il ne répond que partiellement, incomplètement ou pas du tout aux questions qu'on lui pose et sans interrompre ses discours embrouillés. Du point de vue sensoriel assez fortement amoindri.
Le malade reste toute la journée au lit. Mange de fort bon appétit ; il est très reconnaissant pour tout ce qu'on lui donne. Dans l'après-midi, la malade parle continuellement à tort et à travers, chante et crie souvent très haut. Sa conversation, très décousue, n'est qu'un mélange de souvenir d'autrefois ; une idée chasse l'autre sans aucun rapport logique. Prétend qu'il s'est infecté spécifiquement deux fois.
11 janvier 1889. Le malade n'a pas dormi de toute la nuit, ne cessant de parler, s'est aussi levé plusieurs fois pour se rincer la bouche, se laver etc. Se trouve le matin dans un état de torpeur assez prononcé, prend avec un grand appétit son petit déjeuner. Reste couché jusqu'à midi. Passe l'après-midi dehors dans une continuelle agitation sensitivo-motrice ; jette son chapeau par terre, se couche parfois lui-même sur le sol. Parle de façon confuse, se reproche parfois d'avoir précipité différentes personnes dans le malheur.
12 janvier. Après absorption de sulfonal a dormi environ quatre à cinq heures avec de nombreuses interruptions. Sulfonal 2,0. Plus calme au début de la matinée. Interrogé sur son état de santé répond "qu'il se sent si extraordinairement bien qu'il ne peut l'exprimer qu'en musique et encore..."
13 janvier. Nuit meilleure, a dormi pendant six à sept heures. Montre un énorme appétit, réclame sans cesse de la nourriture. Dans l'après-midi se promène dans le jardin, chantant et criant. Enlève parfois veston et gilet et se couche par terre. Au retour de sa promenade le malade reste dans sa chambre.
14 janvier. A dormi quatre à cinq heures ; le reste du temps n'a fait que parler et chanter. A reçu aujourd'hui la visite de sa mère.
"Déclaration de la mère". Père mort à trente-cinq ans et demi d'un ramollissement du cerveau à la suite d'une chute dans un escalier.
La mère donne l'impression d'une femme bornée. Le malade a d'abord étudié la théologie, puis la philologie et enfin la philosophie à Bâle ; il a été en rapports excessivement étroits avec Wagner et sa musique. Ses grands-parents sont morts très âgés.
Une soeur du malade vit au Paraguay et est en bonne santé. Un frère de sa mère est mort dans une clinique pour les maladies nerveuses. Les soeurs de son père étaient hystériques et quelque peu excentriques. Grossesse et accouchement très normaux.
Dans son enfance, le malade était plutôt calme et suivait facilement les classes à l'école. Appelé à l'âge de vingt-quatre ans comme professeur de philosophie à Bâle où il enseigna pendant neuf ans. Déjà, pendant cette période à notre université, souffrait de beaucoup de maux de tête et d'yeux qui l'obligèrent, à la fin, à quitter le professorat pour se reposer. Dans ses lettres à sa mère le malade écrivait déjà d'une manière exubérante, éprouvait en dernier temps une sensation d'euphorie profonde et de bonne humeur, parlait de Turin, où il séjourna trois mois, comme de la plus belle et de la plus admirable des villes ; de plus il écrivait qu'il n'avait jamais autant produit que depuis qu'il habitait Turin. Ces lettres datent des mois de novembre et de décembre 1888.
La visite de sa mère réjouit visiblement le malade ; à son entrée, il va à sa rencontre, l'embrasse tendrement et s'exclame : "Oh ! ma chère et bonne mère, que je suis heureux de te voir."
Il s'entretient un bon moment avec elle des affaires de la famille et cela d'une manière très sensée, puis il s'écrie tout à coup : "Vois en moi le tyran de Turin !" Après cette exclamation il recommence à divaguer, de sorte qu'il faut interrompre la visite."

 

 

 

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