16/11/2005
Analysis situs
Les éditions Hermann viennent de faire paraître Deleuze épars. Il s'agit d'un recueil de textes écrits par des proches, spécialistes et admirateurs de Deleuze. Cet ouvrage est, grosso modo, comparable au Tombeau de Gilles Deleuze paru en 2000 chez Mille Sources sous la direction de Yannick Beaubatie. Néanmoins, Deleuze épars contient un texte méconnu de Gilles Deleuze. Il s'agit de quelques paragraphes confiés à Jeannette Colombel au lendemain de la mort de Sartre.
Le voici.
« Il semble que la phénoménologie ait eu trois moments : les grandes structures hégéliennes, puis la sémiologie de Husserl, étude du sens et des significations; mais enfin quelque chose de très différent commença avec Sartre. Sartre introduit dans la phénoménologie toute une pragmatique, et la convertit dans cette pragmatique. C'est pourquoi la notion essentielle de la philosophie de Sartre reste celle de situation. La "situation" n'est pas pour Sartre un concept parmi d'autres, mais l'élément pragmatique qui transforme tout, et sans lequel les concepts n'auraient ni sens ni structure. Un concept n'a ni structure ni sens tant qu'il n'est pas mis en situation. La situation, c'est le fonctionnement du concept lui-même. Et la richesse et la nouveauté des concepts sartriens viennent de ceci, qu'ils sont l'énoncé des situations, en même temps que les situations des agencements de concepts.
La même histoire s'est reproduite pour la linguistique. A côté de l'étude des structures du langage, la linguistique a dû aborder tout un domaine sémantique qui ne découlait pas de celles-ci et ne s'en laissaient pas conclure. Mais, de plus en plus, s'affirme l'importance de facteurs pragmatiques, qui ne sont nullement extérieurs au langage, ni secondaires, mais qui constituent des variables internes, agents d'énonciation d'après lesquels les langues changent ou se créent : toute une mise en situation du langage. (L'attitude de Sartre vis-à-vis de la linguistique montrait déjà qu'il refusait de séparer le langage des synthèses pratiques de la conscience de quelqu'un qui parle et qui écoute.)
Une telle pragmatique ne s'ajoute pas du dehors aux concepts, elle les traverse de part en part, elle détermine leurs nouveaux découpages et leurs contenus originaux. C'est par l'étude des situations que Sartre fait surgir les concepts qu'il a créés et imposés. Dès L'Être et le néant, la mauvaise foi sartrienne n'est pas séparable de la mise en scène du garçon de café, pas plus que le regard, du jardin public où il s'exerce. Si bien que ces mises en scène à leur tour n'apparaissent pas comme des réussites littéraires ou théâtrales, surajoutées, mais comme l'élément pragmatique qui unit, au plus profond de la pensée de Sartre, la philosophie, le théâtre, la littérature.
Une situation comprend toutes sortes de déterminations qu'elle fait tenir ensemble, et qui ne tiennent ensemble que par elle : des données ou des séries, opaques, compactes ou brutes ; des trous comme des meurtrières, à travers lesquels peut passer quelque chose ; ce qui passe à travers, projectiles et armes. Construire des séries, creuser des trous et des ruptures, faire fondre à haute température, envoyer une flèche, inventer de nouvelles armes, Sartre le fit de toutes manières, par son style et sa pensée. Et s'il y a eu une évolution de Sartre, ce ne fut pas en raison de circonstances extérieures, ni par simple confrontation avec le marxisme, mais parce que la notion de situation révélait de plus en plus sa teneur collective et politique. » (Gilles Deleuze)
Le voici.
« Il semble que la phénoménologie ait eu trois moments : les grandes structures hégéliennes, puis la sémiologie de Husserl, étude du sens et des significations; mais enfin quelque chose de très différent commença avec Sartre. Sartre introduit dans la phénoménologie toute une pragmatique, et la convertit dans cette pragmatique. C'est pourquoi la notion essentielle de la philosophie de Sartre reste celle de situation. La "situation" n'est pas pour Sartre un concept parmi d'autres, mais l'élément pragmatique qui transforme tout, et sans lequel les concepts n'auraient ni sens ni structure. Un concept n'a ni structure ni sens tant qu'il n'est pas mis en situation. La situation, c'est le fonctionnement du concept lui-même. Et la richesse et la nouveauté des concepts sartriens viennent de ceci, qu'ils sont l'énoncé des situations, en même temps que les situations des agencements de concepts.
La même histoire s'est reproduite pour la linguistique. A côté de l'étude des structures du langage, la linguistique a dû aborder tout un domaine sémantique qui ne découlait pas de celles-ci et ne s'en laissaient pas conclure. Mais, de plus en plus, s'affirme l'importance de facteurs pragmatiques, qui ne sont nullement extérieurs au langage, ni secondaires, mais qui constituent des variables internes, agents d'énonciation d'après lesquels les langues changent ou se créent : toute une mise en situation du langage. (L'attitude de Sartre vis-à-vis de la linguistique montrait déjà qu'il refusait de séparer le langage des synthèses pratiques de la conscience de quelqu'un qui parle et qui écoute.)
Une telle pragmatique ne s'ajoute pas du dehors aux concepts, elle les traverse de part en part, elle détermine leurs nouveaux découpages et leurs contenus originaux. C'est par l'étude des situations que Sartre fait surgir les concepts qu'il a créés et imposés. Dès L'Être et le néant, la mauvaise foi sartrienne n'est pas séparable de la mise en scène du garçon de café, pas plus que le regard, du jardin public où il s'exerce. Si bien que ces mises en scène à leur tour n'apparaissent pas comme des réussites littéraires ou théâtrales, surajoutées, mais comme l'élément pragmatique qui unit, au plus profond de la pensée de Sartre, la philosophie, le théâtre, la littérature.
Une situation comprend toutes sortes de déterminations qu'elle fait tenir ensemble, et qui ne tiennent ensemble que par elle : des données ou des séries, opaques, compactes ou brutes ; des trous comme des meurtrières, à travers lesquels peut passer quelque chose ; ce qui passe à travers, projectiles et armes. Construire des séries, creuser des trous et des ruptures, faire fondre à haute température, envoyer une flèche, inventer de nouvelles armes, Sartre le fit de toutes manières, par son style et sa pensée. Et s'il y a eu une évolution de Sartre, ce ne fut pas en raison de circonstances extérieures, ni par simple confrontation avec le marxisme, mais parce que la notion de situation révélait de plus en plus sa teneur collective et politique. » (Gilles Deleuze)
17:50 | Lien permanent | Commentaires (2)
Commentaires
Des " fentes " comme des meutrières il me semble..
Écrit par : Archet | 16/11/2005
Quelle est la part de Sartre dans le situationnisme ?
Il y a-t-il chez Debord une dénonciation du spectacle comme instance qui exclut l'individu de la création de situation ? Ou alors, dénonciation de l'individu qui, démissionnaire dans le champ complexe des situation, laisse le spectacle envahir la société au point de représenter la société sans l'incarner ?
Écrit par : Fulcanelli | 18/11/2005
Les commentaires sont fermés.