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05/12/2006

La Militarisation de la Paix (2)

 

 

Après l'introduction, voici la suite de la traduction du texte de Reza Negarestani.

 

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LA MILITARISATION DE LA PAIX

 

Par  REZA NEGARESTANI


 

LA TERREUR PROFONDE : le déclin de l'ennemi et la montée des alliés obscurs

 


Le manifeste d'Abdu-Salam Faraj, Jihad : l’Obligation Absente – dans lequel la pragmatique politique malveillante et la perversion tactique sont posées soigneusement dans un contexte de justification évangélique et d’apologétique théo-tyrannique – est une étude de ce mode de combat : la Guerre Blanche ou la militarisation de la paix,  dont le moteur principal est un hypercamouflage agressif. 

 
Le but de l’hypercamouflage est de poursuivre - de la manière la plus discrète qui soit - combat et survie aux côtés de l’ennemi. Ami en surface, il est pourtant invariablement ennemi parmi ses ennemis ; on assiste à l’apparition d’un nouveau type d’adversaire. 

 
Dans son livre, Faraj, le terroriste et adepte Takfiri, façonne une forme de Jihad fétichisé qui suggère que la pointe incandescente du Jihad doit être introduite en chacun, dans n’importe quelle entité, où qu’elle soit localisée géographiquement, quelle que soit son ethnie, qu’elle ait ou non un rapport au Jihad, qu’elle soit islamique ou infidèle.  Bref, le Jihad en tant que mouvement universel. Le titre original de ce livre dont la traduction a été simplifiée en Jihad : l’Obligation Absente est Jahad : Fariezato Ghaebata (ou Jihad : Fariezeh Ghaeb). Fariezeh signifie « devoir sacré », mais pas un devoir subjectivement autoritaire tel qu’exigé par la Huda (la tutelle d’Allah), la « totale soumission » (Islam) à Allah. Ghaeb veut dire « absente », mais, dans les textes islamiques et spécialement dans les livres chiites, ce mot possède une immense potentialité herméneutique que le terme « absence » ne peut pas prétendre traduire ; en fait,  plus qu’une simple absence, Ghaeb indique une potentialité latente,  telle que, par exemple, la latence ou période d’inactivité d’un virus. Cette latence doit être distinguée de celle qui est visible et actualisée, et qui est responsable de l’altération et du changement : Imam Mahdi (le 12ème Imam et l’annonciateur de la Qiyamah, l’apocalypse islamique) est absent (Ghaeb) mais affecte l’Islam et ses fidèles plus que quoi ou qui que ce soit de réellement présent. Le Mahdi représente une potentialité qui ne cesse d’avoir des effets. Cependant, dans le livre de Faraj, cette définition, qui est un socle théologique et eschatologique fondamental pour son argumentation, est éclipsée par un message à la fois plus accessible et divergent du sens originel : le Jihad devient une responsabilité sacrée bien qu’elle ne soit pas présente.

              

Le livre de Faraj ajoute une nouvelle torsion à la tactique des extrémistes religieux hérétiques tels les adeptes Takfiri : la déformation et l’altération de la fonction originaire pieuse et défensive de la « Taqiyya » (Taghieh) à l’aube de l’Islam. Plus qu’une (dis)simulation stratégique – comme le déguisement justifié des vraies croyances dans les situations où les blessures ou la mort seraient inévitables si les vraies croyances étaient proclamées (1) (le sens le plus large de Taqiyya est « éviter tout type de danger ») – son sens est réinterprété et dévié vers une infiltration militaire fluide et silencieuse, une série d’actions qui forme l’un des composants élémentaires du Jihadisme fétichisé.

               

La manière dont Faraj considère la Taqiyya est tout à fait différente de cette tendance protectrice ou défensive – tactique d’évasion –  qu’elle était au tout début de l’Islam. Dans l’Obligation Absente, la Taqiyya est remodelée comme un type de simulation ou de dissimulation stratégique, au nom d’une politique hostile. Néanmoins, que ce soit dans sa forme traditionnelle ou dans sa nouvelle version armée, la Taqiyya est fortement reliée à la notion de survie. Au sens traditionnel, il en est ainsi simplement parce qu’en suivant la Taqiyya, le croyant survit dans des circonstances difficiles. Mais dans la Taqiyya militarisée, la survie s’apparente à une sorte d’endurance hautement parasitique qui est une menace pour la catalyse de tous ceux pour qui la survie est affaire plus facile. Celle-ci devient aussi risquée et contagieuse qu’une maladie mortelle. Faraj insiste sur l’impossibilité de séparer Jihad de Taqiyya. Tandis que les croisades transgressent les frontières pour reconquérir les terres saintes, dans la tradition islamique le Jihad ne peut pas en soi être transgressif ; il doit seulement défendre les terres saintes et les possessions islamiques (lesquelles ne sont pas nécessairement associées à des instances géopolitiques).  Mais comme des figures du Renouveau de l’Islam telles que Sayyid Qutb (2) et Shukri Ahmad Mustafa ont détourné tout le paysage de la pensée islamique, la défense hérétique des « possessions » de l‘Islam est devenue une « défense » universelle englobant des vagues massives d’assauts épars et une subversion militaire ayant tendance à exclure tous les êtres à l’exception de la terre monopolisée par le divin (le désert). « La terre elle-même va vers Allah en se soumettant à la Volonté ‘’extérieure’’ d’Allah ; ou, autrement dit, la Terre n’est-elle pas une partie et une propriété de l’Islam (soumission totale à Allah) qui doit être défendue ? » : Qutb retourne le problème puisque toute pensée théologique se fait ravager par la dictature monopolistique et la monomanie. La Terre elle-même devient un élément de la politique défensive du Jihad (3). Ahmad Mustafa, qui est un des théoriciens du culte Takfiri originel, suggère également que « Nous sommes en train de retourner à l’Islam », et que ce Grand Retour demande une soumission au Désert du Divin : il ne s’agit pas d’une réponse réactionnaire faite aux infidèles, insiste-t-il, mais seulement de la voie vers l’Islam qui est violemment condamnée par le reste du monde – un monde dont l’horizon tout entier, d’ailleurs, est déjà en fait un élément de l’Islam. Le discours de Mustafa part d’un monothéisme déviant et le mêle de manière hérétique aux fondations de l’Islam – créant un mouvement rétrograde vers un fantasme auto-déceptif et romantisé de l’Islam originel. A cette notion de Jihad qui tente de considérer la Terre comme une partie de l’Islam (la Terre comme partie de l’univers est sur le chemin de la soumission totaleIslam – à Allah) Faraj ajoute subtilement la politique de la Taqqiya. Ainsi que Faraj le confesse lui-même, cette (re)prise de la Terre n’est pas une tâche facile ; d’où la nécessité d’être armé de la Taqqiya et de son potentiel d’insinuation et de diffusion à l’intérieur des systèmes et des peuples des pays non islamiques.

 

 

 

(1)  « Que les croyants ne prennent pas, pour alliés, des infidèles, au lieu de croyants. Quiconque le fait contredit la religion d'Allah, à moins que vous ne cherchiez à vous protéger d'eux. Allah vous met en garde à l'égard de Lui-même. Allah est la destinée ultime. » (Coran, 3, 28)

(2)    Sayyid Qutb (1906-1966) : un des principaux théoriciens du Renouveau de l’Islam et une inspiration pour des extrémistes ultérieurs comme Faraj ; son Ma’alim fi-l-Tariq (Repères sur le chemin) est peut-être le premier ouvrage théorique de l’Islam extrémiste moderne et mêle des exhortations pragmatiques à des doctrines politico-religieuses autocentrées. Sur Qutb, voir l’analyse de Paul Berman sur le terrorisme inspiré par le militarisme caliph et le Renouveau de l’Islam hérétique : BERMAN, P. (2004) Terror and liberalism, WW Norton & Company.

(3)  La civilisation islamique peut prendre diverses formes quant à sa structure matérielle et organisationnelle, mais les principes et les valeurs sur lesquelles elle se fonde sont éternels et immuables. Il s’agit de : le culte de Dieu seul, la fondation des relations humaines sur la croyance en l’Unicité de Dieu, la supériorité de l’humanité de l’homme sur les choses matérielles, le développement des valeurs humaines et le contrôle des désirs animaux, le respect de la famille, l’assomption du co-règne de Dieu sur Terre selon Sa tutelle et Son instruction et dans toutes les affaires de ce co-règne la règle de la loi de Dieu (Chari’a) et le mode de vie prescrit par Lui… (Sayyid Qutb, Ma’alim fi-l-Tariq ; voir QUTB (1991) Milestones, American Trust Publications, p. 286)

 

 

 

 (A SUIVRE)