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28/11/2006

Cum grano salis

« Rien ne suffit dans une époque décadente à occuper les pensées d'un grand esprit. » (Lacan)

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« Chacun y va de sa petite ''observation''» (Breton)

 

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C'est rue d'Ulm et à l'American University of Paris que, les 24 et 25 novembre derniers, se tint le colloque intitulé « Autour de Logiques des Mondes », colloque qui fut préparé par un séminaire consacré à la lecture suivie du nouvel opus magnum de Badiou. Phénoménologiquement, « Autour d'Alain Badiou » aurait malgré tout été plus approprié.

 

La notion badiousienne de discontinuité s'étant adoucie, il fallut bien que l'orthodoxie s'adaptât. Ainsi, le Maître, qui nous fit l’honneur de sa Présence, s'attacha-t-il à rectifier. Il se livra donc à la dénonciation du gauchissement auquel cèderait une partie de ses zélotes, trop attachés au concept d'événement à l'œuvre dans le premier volume de L'être et l'événement. En se comparant audacieusement au Kant de la Critique de la raison pratique, Badiou se plaignit d'un tropisme récurrent affectant certains lecteurs, tropisme qui consiste à opposer - et finalement à préférer - l'opus antérieur au postérieur. Il se mit ensuite à envier son propre Maître Platon qui, paradoxalement, ne commit point cette erreur, car qui n'écrivit pas, après le Sophiste, son Philosophe pourtant annoncé (on sait de quel bénéfice fut cette absence, à un autre égard, pour un Mattéi). Bref, il apparut que ses « disciples » avaient généré un autre « moi-même », sorte de Sosie (voir à ce propos le Livre II du Séminaire de Lacan où s’analyse Amphitryon), virtuel celui-ci, mais en tous points semblables à un excessif gardien du temple.

 

Néanmoins, Quentin Meillassoux montra bien dans son intervention brillante que ce à quoi on assiste en réalité dans ce deuxième (second ?) volume (L'être et l'événement II, soit Logiques des Mondes, donc), c'est à une objectivation partielle de l'événement et à l’invocation de sa trace. Notons que l'on échappe toutefois heureusement à la positivation intégrale de l'événement, c'est-à-dire tout simplement à un vulgaire carnapisme, ainsi qu’à l'absorption du générique par le constructible, c'est-à-dire au rabattement de la vérité sur le savoir. Même s'il y a des mondes à la fois logiquement divers et logiquement connectés, ainsi que des événements qui peuvent capoter ou avorter (les exemples récapitulent d'ailleurs ce qui fut nommé « des échecs »), l'évanouissement pur et simple de l'événement dans le plérôme intotalisable de l'être est, in extremis, évité.

 

Fut donc formellement récusée par le Maître la « concentration » quasi romantique de ses concepts de vérité, d'événement et de sujet, à laquelle tendraient censément les tenants « nostalgiques » de L'être et l'événement I. Notons que ce « I » est d'importance puisque Meillassoux a bien rappelé que L'être et l'événement se révèle être l'ensemble constitué par L'être et l'événement et par Logiques des Mondes. Il conviendrait cependant de s'interroger plus avant sur l'auto-appartenance qui en résulte et, conséquemment, sur le caractère événementiel paradoxal (car la philosophie, selon Badiou, ne produit pas par elle-même les vérités, ni donc ne peut, à elle seule, faire advenir de sujet) de L'être et l'événement (I ?) en tant qu'ouvrage. Ce n'est que de là que pourrait (éventuellement, bien entendu) se décider la question de la « fidélité » excessive à l'opus de 1988 et donc celle de la légitimité en tant que telle.

 

La notion de « quasi-sujet » fut alors évoquée, sans que l'on puisse pour autant l'identifier au « sujet larvaire » deleuzien. C'est en fait d'archi-badiousisme dont on pourrait parler en cette occasion, mais il faudrait alors cligner de l'œil. Peut-être est-ce plus seyant que de singer Cratyle, en se contentant de « remuer le doigt ». Mais, laissons, ce ne sont là que des questions d'école.

 

Ainsi, Logiques des Mondes serait-il presque une Théorie du Sujet revivifiée, et qui traiterait d'un sujet porteur de vérité dont l'identité s’avérerait dorénavant quantifiable (c'est l'apport majeur du nouveau concept de « transcendantal » et de ses subtilités techniques) et - ce qui n'est pas peu - serait cette fois doté d'un corps. Invoquer un surcroît d'engagement n'apparaît alors pas absurde. Nous y reviendrons de biais.

 

Nonobstant, et malgré la récusation susdite de l’aile gauche par le Maître, certains ne manquèrent pas de souligner - soit pour s'en réjouir, soit pour s'en attrister - la troublante proximité, maintes fois repérée,  entre la conception badiousienne de la vérité et celle mise en avant par la religion. Par exemple, l'événement ne serait-il pas, chez Badiou, réciprocable au miracle ? Si la malice de Terray, qui osa ce paradoxe, fut, en définitive et par le jeu des déductions, contrée par la non assimilabilité de Kierkegaard à Clausewitz, cette question, une fois nuancée, n'en subsiste pas moins.

 

A titre liminaire, remarquons que, pour sa part, Balibar porte depuis longtemps une accusation de sartrisme incurable. Et les indices, en effet, semblent convergents. L'indécidable n'est pas indécision mais bien ce qui doit être décidé. Point. Le transcendantal du monde permet de trancher dans le vif de l'infini mélange des identités et différences partielles. 0 ou 1. L’alternative n’est pas danoise et requiert le pur choix. S'agirait-il alors d'un pari ? Et s'il n'est pas non plus pascalien, n'est-il pas nécessairement contingent ? Mais - foin de dialectique - c'est en fait grâce un lacanisme strict (le signifiant précède le signifié) que ces assertions tendancieuses peuvent immédiatement être réfutées. L'argument lumineux de Quentin Meillassoux - formulé par avance - est, à cet égard, imparable et, de plus, a l'avantage certain de réactiver le concept de nomination, ce talon d'Achille du premier volume. Le voici :  « la thèse centrale d’Alain Badiou – en finir avec l’Un-Dieu – dérive d’une modification toute onirique des syllabes de son nom propre […] Alain Badiou […] A bas l’Un-Dieu […] Ironie des choses qui aurait sans doute ravi son Maître Lacan qui revenu des morts tel le Protagoras du Théétète […] aurait pu dire à son disciple frondeur [notons au passage le beau lapsus linguae : « fraudeur »] ses quatre vérités – en l’occurrence ses deux anti-vérités - : ''être un sujet, mon cher Badiou, cela revient toujours au fond à se faire un nom et, deuxièmement, le nom propre de l’être, ce n’est pas le vide, c’est le vôtre.'' » Le Maître précisa quelques temps après qu'en langue occitane - celle dont est issue son patronyme - Dieu se dit « Diou ». CQFD. N’est-il pas ?

 

En coda, disons que le grand absent, sinon le fantôme inaperçu ou même la main invisible, fut bien Louis Althusser dont le procès est à la fois historique et sans sujet. Affirmons qu'il constitua à n’en pas douter (contrairement à Lacan, « l'antiphilosophe » aux cigares tordus) l'inconscient de ce colloque, c'est-à-dire le fil de sa pure logique.

 

 

23/11/2006

La Militarisation de la Paix (1)

 

Cet article de Reza Negarestani, paru en septembre dernier dans la revue anglophone Collapse, propose une approche détaillée de la stratégie des Takfiri. Cette analyse fait notamment voisiner la batterie conceptuelle de Mille plateaux de Deleuze & Guattari, les formalismes mathématiques de la méréotopologie ainsi que divers modèles biologiques. J’en propose ici la traduction française (qui sera publiée en plusieurs parties).

 

Voici l’introduction.

 

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LA MILITARISATION DE LA PAIX.

ABSENCE DE TERREUR OU TERREUR DE L'ABSENCE ?

 

Par Reza Negarestani

 

 

Introduction

 

Cet article traite de la montée d’une nouvelle vague de terrorisme qui exploite sa propre dissolution et utilise comme arme la doctrine de Taqiyya ou (dis)simulation stratégique en démantelant l’aspect théâtral du champ de bataille et en choisissant les civils comme cible privilégiée et « champ de bataille moléculaire ». Cette tendance est une menace non seulement pour la survie globale des civils mais aussi pour l’horizon même de la survie ou de l’existence en général. Elle fait de la survie elle-même un champ d’action pour le terrorisme extrémiste.

 

Quand la militarisation cesse et d’être un processus exclusivement lié au temps de guerre et de n’appartenir qu’aux seuls champs de bataille, alors, même la paix – le vide temporaire, le spatium entre les machines de guerre et la survie collective – peut être militarisé. Ceci ne veut pas dire que l’on utilise la paix en tant que suspension temporaire qui peut être exploitée, ou bien que l’on en profite comme d’un temps de répit nécessaire à la militarisation en vue de guerres futures (qui concentre le plus des forces lorsque tous les autres se reposent ?) D’une manière plus significative, cela signifie plutôt l’endo-militarisation de la paix elle-même ; la paix est directement utilisée comme une arme, exploitée comme un nouveau plan d’invasion, d’insurrection, et pour des frappes offensives contre les bases ennemies et/ou leurs réseaux de soutien.

 

De nouveaux modes de terrorisme menacent la survie au sens large en créant un état de terreur généralisé dans lequel la mort se solidarise de tout instant vécu, et, conséquemment, le contrôle. Une telle nécrocratie,  c’est le but poursuivi par des agences islamistes hérétiques et terroristes telles que Jama’at-e Takfir et ses agents, les Takfiri (1) – un mouvement djihadiste militant croyant en la nécessité de l’excommunication absolue des infidèles (le premier sens de ‘Takfir’ est « excommunication »). Ces agences ont inspiré une nouvelle vague d’extrémistes religieux militants ainsi que d’autres groupes terroristes obscurs qui exploitent l’endo-militarisation de la paix comme un nouveau moyen de combat. Il a pour particularité que les lignes tactiques n’y sont pas alignées sur (ou ne sont pas configurées par) le plan du conflit et les opérations militaires visibles (champs de bataille, terrains de guérilla, combats de rue, etc.). Ses lignes tactiques ne sont pas localisées et ce, contrairement à ce qui est la condition sine qua non des conflits directs et des déploiements militaires. Elles ne sont pas positionnées pour couper, bloquer ni se remplacer les unes les autres selon leurs différentes tendances, trans-orientations et alignements. Ses opérations ont une relation oblique intégrale à l’incompatibilité dynamique qui fournit la base et la matrice d’un engagement conflictuel militarisé.

 

Un Takfiri s’engage comme un terroriste de l’ombre dans la Guerre Blanche. On peut parler d’endo-militarisation de la paix, d’un état d’hypercamouflage (mieux défini comme chevauchement complet et donc symétrique entre deux entités sur un plan méréotopologique (2) ). Jamais, dans cette guerre, la couverture du camouflage ne peut être pénétrée ou perturbée, et l’emploi défensif du camouflage (mieux défini comme chevauchement partiel entre deux entités ou plus sur un plan logique) est remplacé par un déploiement hautement offensif, l’espace de l’hypercamouflage. Le mode de combat choisi par les Takfiri revient à programmer un nouveau type de ligne tactique qui se mélange totalement avec celles de l’ennemi en formant une configuration telle que s’amorce une instabilité radicale et, finalement, se produisent des fissions violentes provenant du sein même du système. Tout arrive de telle sorte que, non seulement le rétablissement est impossible, mais, bien plus, que toute initiative correctrice ou réparatrice se transforme inéluctablement en subversion militaire. Ceci est comparable à une chimiothérapie qui tourne mal, ou à une cicatrisation excessive dans laquelle la guérison et le processus d’épithélialisation, en l’absence de blessure, corrodent l’organe par le biais d’une fibroprolifération (un processus de cicatrisation qui transforme une blessure locale en une métastase cicatricielle) finissant par provoquer une lyse et une décomposition. En tentant de se défendre, l’ennemi ne peut que se nécroser et se dissoudre.

 

 

 

(1)  Jama’at-e Takfir (La Société de l’Excommunication) influencée par la Confrérie musulmane Qutb a émergé en Egypte comme groupe fondamentaliste dans les années 1960 avec l’islamisme radical et militant (le précédent étant similaire au Salafisme extrémiste) impliqué dans des réseaux d’opérations furtives et décentralisées. Ce groupe est partisan de tous types d’actions militaires (batailles rangées ou non) contre les Juifs, les Chrétiens, les Musulmans apostats ou modérés, qui permettraient d’en revenir à l’unité originelle de l’ordre du monde islamique.

 

(2)  Cf. Barry Smith « Mereotopology : a theory of parts and boundaries » in Data & Knowledge Engineering, Volume 20, Issue 3 (November 1996), Elsevier Science Publishers, pp. 287-303.

  

 

 

(A SUIVRE)

 

 

 

 

12/11/2006

Acumen intuitionis

« Tout comme Jakobson définit un phonème zéro qui ne possède aucune valeur phonétique déterminée, mais qui s'oppose à l'absence de phonème et non pas au phonème, de même le non-sens ne possède aucun sens particulier, mais s'oppose à l'absence de sens, et non pas au sens qu'il produit en excès, sans jamais entretenir avec son produit le rapport simple d'exclusion auquel on voudrait les ramener. Le non-sens est à la fois ce qui n'a pas de sens, mais qui, comme tel, s'oppose à l'absence de sens en opérant la donation de sens. » (Deleuze)

 

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« Les vérités éternelles qui donnent un sens aux existences n'ont pas elles-mêmes de sens, mais c'est parce qu'elles sont elles-mêmes le sens lui-même : elles ne sont pas porteuses d'un sens reçu d'ailleurs, elles sont tout entières le sens, le sens se prêtant lui-même à ce qui peut n'en pas avoir. L'origine radicale du sens, elle, n'a pas de sens parce qu'elle n'est même pas le sens, parce qu'elle est absolument autre que le sens ; et encore qu'elle ne soit pas positivement insensée ni substantiellement absurde, la source de tout sens ici-bas peut littéralement être appelée non-sens ; elle ne se confère pas elle-même en tant que préexistante, subsistante et consistante, à quelque chose d'autre, mais elle est la pure inexistence et la pure inconsistance qui, créant la vérité des vérités, se retire de ces vérités dès qu'on les pense, - car ce qui fait qu'on pense ne peut être qu'impensable. » (Jankélévitch)

 

 

08/11/2006

Error communis facit jus

« Il ne s'agit pas pour chacun de choisir les visages qui, autant qu'il peut en juger, sont réellement les plus jolis, ni même ceux que l'opinion moyenne considérera réellement tels. Au troisième degré où nous sommes déjà arrivés, on emploie ses facultés à découvrir l'idée que l'opinion moyenne se fera à l'avance de son propre jugement. Et il y a des personnes, croyons-nous, qui vont jusqu'au quatrième ou au cinquième degré, ou plus loin encore. » (Keynes)  

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« [...] accepterez-vous de considérer que la valeur que vous accordez aux oeuvres vocales d'Arvo Pärt puisse se transférer en unités de valeur éprouvées par votre voisin pour les pièces lyriques de Richard Wagner ? » (Giraud)

 

 

05/11/2006

Contraria contrariis curantur

« si je supprime le sujet en même temps que le prédicat, il ne surgit aucune contradiction ; car il n'y a plus rien avec quoi intervenir une contradiction. » (Kant)

  

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« Socrate, au début, ne déclare rien qui soit positif. Il se contente d'interroger, de demander à ceux qui discutent avec lui ce qu'ils veulent dire exactement et s'ils sont vraiment capables de légitimer les avis qu'ils donnent, en général, avec beaucoup de suffisance. Et, bientôt, l'inconsistance de leurs discours, les contradictions que ceux-ci, maladroitement, cachent, les distorsions qu'ils s'imposent, les lacunes que leurs fausses plénitudes recèlent deviennent évidentes. Ironiquement, Socrate renvoie ses interlocuteurs à un nouvel examen ; en fait, il les condamne à ne plus parler ; à ne plus parler avant de savoir ce que parler veut dire. Il les enferme dans une alternative simple : ou bien ils reconnaissent que les opinions dont ils se prévalent expriment, avec plus ou moins d'habileté, leurs passions et leurs intérêts ; ou bien ils avouent que le langage a un autre sens et que, jusqu'ici, ils n'ont rien dit qui vaille. Dans le premier cas – c'est l'éventualité qu'accepte courageusement Calliclès – ils choisissent de tenir la force pour juge en dernier ressort ; dans le second, ils ne nient plus qu'une autre éducation est nécessaire, qu'une discipline nouvelle s'impose, celles que définit le philosophe.» (Châtelet)