27/03/2007
Bis
« La nécessité dont parle Nietzsche ne signifie pas que le réel présente un sens ou un ordre, mais que son caractère chaotique et fortuit n’en est pas moins marqué du sceau de l’inéluctable. Présence inéluctable du réel, qui suffit à en faire une nécessité, encore que celle-ci ne repose sur aucun fondement de nécessité compris en termes d’ordre ou de loi. » (Rosset)
Le deuxième numéro de la revue anglophone Collapse réunit diverses contributions autour du « réalisme spéculatif ». Ce syntagme fait notamment référence aux travaux de Quentin Meillassoux, et à son ouvrage Après la finitude, paru en janvier 2006. Ce jeune philosophe (auquel nous avons déjà fait brièvement référence ici et là), avec une force argumentative peu commune, reprend à nouveaux frais le problème de Hume et aboutit non pas au scepticisme, ni même au criticisme, mais à un rationalisme purifié et à la thèse selon laquelle les lois naturelles ne sont pas nécessaires, mais contingentes, nécessairement. « La découverte de Hume, telle que nous l’interprétons, est ainsi qu’un monde pleinement rationnel serait par là même pleinement chaotique : un tel monde est celui dont on a extirpé la croyance irrationnelle en la nécessité des lois, parce que celle-ci est opposée en son contenu même à ce qui se fait l’essence de la rationalité. » C’est grâce à l’abandon du principe de raison suffisante que l’on parvient à dissiper l’énigme de l’induction. C’est le principe de raison qui est irrationnel ; le véritable rationalisme n’a besoin que du principe de non-contradiction. Surgit alors un Temps-Chaos, plus profond, qui dispose des hommes, des dieux et des lois de la nature. Dans son article, Potentiality and virtuality, Meillassoux reformule quelques-unes de ses thèses principales, et, se fondant sur la détotalisation du possible – conséquence des découvertes de Cantor –, distingue, dans une optique deleuzienne, la virtualité, créatrice, de la simple potentialité, qui n’est qu’advenue de possibles préexistants.
L’article de Ray Brassier, The Enigma of Realism, constitue la suite du « dossier » consacré aux thèses d’Après la finitude. D’une manière très claire, il les présente avec finesse et les analyse avec rigueur, mais les soumet aussi à la question. En particulier, Ray Brassier souligne les problèmes que soulève l’intuition intellectuelle chez Meillassoux. Sous le vocable de corrélationisme, ce dernier stigmatise en effet les philosophies qui, depuis Kant et le rejet de la métaphysique pour cause de dogmatisme, ont renoncé à la saisie de l’absolu, au profit d’un « pour nous ». Pour Meillassoux au contraire, dans le sillage de l’ontologie mathématique de Badiou, on peut non seulement penser, mais aussi connaître l’en-soi. Outre l’abandon de l’absolu aux divers types de croyances et de fanatismes auquel il conduit, il s’agit donc de s’interroger sur les conséquences épistémologiques du corrélationisme. Meillassoux demande : comment les philosophies du corrélat (dont, en particulier, la phénoménologie et ses avatars heideggeriens) pourraient-elles bien rendre compte du caractère pleinement réel des phénomènes astrophysiques ancestraux, antérieurs à l’humanité, à la Vie, à la Terre même ? Car si tout phénomène n’a, en tant que tel, de réalité et de sens que pour nous, que peut bien alors signifier le phénomène archifossile, qui est phénomène sans nous, attesté pourtant par l'investigation scientifique ? Décidément, le corrélationisme n'est qu'un humanisme.
C’est là qu’intervient l’entretien de l’équipe de Collapse avec le cosmologiste d’Oxford Roberto Trotta. Ce spécialiste de la question de la matière et de l’énergie noires (candidates pour jouer le rôle de masse manquante de l'univers, celle qui complèterait la matière atomique pour expliquer la stabilité des structures galactiques), outre une discussion sur les positions philosophiques de Meillassoux et le principe anthropique (essentiel dans la question de l’archifossile), présente en détail les théories en présence et les problèmes conceptuels qui se posent à l’astrophysicien, ainsi qu’un panorama passionnant des notions astrophysiques et des modèles cosmologiques subséquents. Le principe de l’entretien (illustré de schémas et d'images) s'avère particulièrement adapté. Dans un langage clair mais qui ne cède en rien sur les difficultés inhérentes à sa discipline, Trotta nous fait partager la vie intellectuelle d’un cosmologiste théoricien at work.
Avec la contribution Graham Harman, On vicarious causation, nous sommes introduits à un réalisme métaphysique que l’auteur appelle lui-même un « réalisme bizarre » (a weird realism). Comme dans le problème de Hume, il est encore ici question de causalité, mais, cette fois, de la causalité en elle-même. Si l’entreprise de Meillassoux peut être qualifiée de néo-rationaliste, celle de Harman peut être dite néo-phénoménologique. Malgré une critique du corrélationisme, ce dernier se situe en effet dans une perspective post-heideggerienne. C’est le même monde « manifeste » que les différentes sciences atteignent différemment. Il ne s’agit plus de méditer l’oubli de l’Être mais de se focaliser sur les phénomènes dans un monde où les objets, réels, sont absolument disjoints. C’est leur relation que Graham Harman tente de conceptualiser d’une manière nouvelle.
L’un des corrélats (ici entre le sujet et l’objet) les plus répandus parmi les philosophies corrélationistes est sans conteste la conscience. C’est elle qui subit les attaques du philosophe – ou plutôt neurophilosophe – Paul Churchland. Celui-ci est en effet l’un des plus éminents représentants de l’éliminativisme, courant pour lequel la conscience n’est qu’un fantôme dans la machine. « Le matérialisme éliminatif est la thèse selon laquelle la conception du sens commun quant aux phénomènes psychologiques constitue une théorie radicalement fausse » (Churchland, 1981). Dans un entretien accordé à Sophia Efstathiou, le neurophilosophe parcourt tout le spectre des concepts des neurosciences et expose les origines et perspectives de sa philosophie. Demons Get Out !
Si ce numéro est émaillé des belles photographies méditatives de Robin Mackay qui rappellent l’esthétique de Baudrillard, il comprend aussi une série de photogrammes somptueux extraits de Nevertheless Empire, un court-métrage de Clémentine Duzer et Laura Gozlan, déjà évoqué ici.
Elysian Space in the Middle East, par Kristen Alvanson, – qui est également accompagné d’une iconographie fort soignée – traite avec une grande originalité de l’ontothéologie des cimetières du Moyen Orient. Les schèmes d'inhumation ouvrent un espace de pensée complémentaire à l’habiter théorisé par Heidegger.
Après La Militarisation de la Paix (traduit ici même), Reza Negarestani poursuit, avec Islamic Exoterism : Apocalypse in the Wake of Refractory Impossibility, son analyse radicale de la théologie islamique. Il montre de quelle manière l’extériorité absolue d’Allah conduit à une apocalypse immanente qui diffère totalement de la judéo-chrétienne. « Dans le même temps, L’Islam pose une apocalypse qui n’est ni crainte, espérée ou attendue, mais qui, dans l’idéal de la soumission pure, est habitée par le fidèle en tant que pure impossibilité. » L’apocalypse, dans ce contexte, ne peut se réduire à un événement de la chronologie ou à une possibilité d’unification. La radicale extériorité d’Allah mène à une conception différente du temps, où l’on pourrait peut-être discerner un écho lointain du Temps-Chaos de Meillassoux. Quoi qu’il en soit, Negarestani montre avec brio qu’il est possible d’utiliser sans complexe l’appareil conceptuel de la théologie pour penser l’extériorité radicale, ce qu’on peut bien nommer aussi, le Grand Dehors.
Nous ne pouvons malheureusement pas faire justice à la richesse et à la complexité de chacun des articles de ce numéro de Collapse, ni aux multiples résonances qui tissent un réseau conceptuel serré, implicite et explicite, entre les articles des différents contributeurs. Sachez donc qu’à Paris, Collapse est disponible chez Vrin (Place de la Sorbonne) et, en ligne, ici.
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Commentaires
Justice semble rendue à ce brillant professeur "coincé" dans la répétitivité agrégative ulmienne. Je me suis beaucoup demandé si l'intuition rossétienne (et nietzschéenne avant tout) n'avait pas mis Meillassoux mal à l'aise. Il a eu l'occasion de faire un cours sur l'artifice à partir de l'Anti nature de Rosset. Il est frappant de constater des affinités aussi profondes entre des philosophes aussi distants par leur fonds, leur rigueur et leurs ambitions. J'attends avec hâte la publication de l'Inexistence divine. Et peut-être irai-je même jeter un oeil à Collapse 2 (je n'ai pas ouvert, ou je n'ai qu'ouvert sans le lire, Collapse 1). Jamais je n'ai osé conseiller à Rosset de lire Meillassoux. Il a déjà du mal à se remettre de sa (re)découverte de Bergson, chez lequel il a (re)trouvé les mêmes intuitions que les siennes (cf. Le possible et le réel, in La pensée et le mouvant).
On retrouve dans Le monde et ses remèdes de Rosset (1964) une analyse du réel en tant qu'alliance paradoxale de la contingence et de la nécessité. Oùl'on voit que l'absence totale de rigueur scientifique n'a guère à être boudée par l'admirable avant-garde que Meillassoux incarne.
Écrit par : nicolas | 27/03/2007
http://clementrosset.blogspot.com/2006/10/rien-nest-possible.html
Écrit par : nicolas | 27/03/2007
contribution:
Etre
L'Apparence Est
Matière
Conscience
Mouvement.
La conscience est
Sensation,croissance,
Perception,déplacement,
Apparition,communication.
Conscient est.
Écrit par : patrick hubert | 27/03/2007
Puis-je passer commande d'une traduction du texte de Ray Brassier stp, ça a l'air top — c'est pas que je veux pas investir dans le papier, mais je ne connais de l'anglais que les lyrics de Iron Maiden ?
Écrit par : sk†ns | 27/03/2007
Il faut croire que la réalité simple du chaos nous était invivable...Sommes-nous réels au fait?
Écrit par : Orlali | 30/03/2007
En effet, Nicolas, ce rapprochement me semble intéressant. Cependant, le réalisme de Meillassoux, contrairement à celui de Rosset, distingue nettement enquêtes spéculatives et éthiques, même si celles-là fondent celles-ci. C'est une différence de styles, peut-être inconciliables, mais doués d'une même rigueur. En attendant la publication de la thèse de Meillassoux, on peut lire son article paru l'année dernière dans le n°704-705 de la revue 'Critique' (janvier-février 2006).
Cher sk†ns, je reconnais bien là ton flair philosophique puisque l'article de Ray Brassier est justement celui que j'ai décidé de traduire. Toutefois, je t'enjoins encore une fois de lire 'Après la finitude' dont ledit article expose l'argumentaire et tente la critique. Mais je sais le charme qu'ont pour toi les désinences en '-itude'.
Écrit par : Anaximandrake | 03/04/2007
Plus prosaïquement, je confesse que je fais régulièrement des rondes à Gibert pour le Meillassoux.
La dernière fois, je suis reparti comme un grand avec mon premier Houellebecq et un… Rosset (thanx to u, deer) !
Écrit par : sk†ns | 03/04/2007
Bon, d'accord, ce sera pour ton birthday... Alors, Rosset ?
Écrit par : Anaximandrake | 04/04/2007
Le Rosset ? je ne l'ai pas encore fessé !
Écrit par : sk†ns | 09/04/2007
Ainsi que je le disais chez toi :
http://www.dailymotion.com/video/x2xcp_la-dialectique
Écrit par : Anaximandrake | 11/04/2007
Encore un qui ne vit que par l'action.
« (…) Sinon je vous envoie mes sociologues » : j'en tremble d'avance !
Écrit par : sk†ns | 12/04/2007
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