02/07/2007
L'Énigme du Réalisme (3)
par Ray Brassier
3. ANCESTRALITÉ ET CHRONOLOGIE
Les réponses de Meillassoux à ses critiques corrélationistes sont incisives et ingénieuses, et constituent indubitablement un ajout significatif au dossier à charge contre le corrélationisme. Toutefois, elles appellent aussi un certain nombre d’observations critiques. D’abord, on ne voit pas très clairement comment la distinction que fait Meillassoux entre ancestralité et distance spatio-temporelle peut être rendue compatible avec ce que la physique du XXème siècle nous a appris concernant l’indissociabilité fondamentale du temps et de l’espace, indissociabilité impliquée par l’espace-temps à quatre dimensions d’Einstein-Minkowski. « Antérieur » et « postérieur » sont des termes intrinsèquement relationnels qui ne peuvent être rendus intelligibles qu’à l’intérieur d’un cadre spatio-temporel de référence. Dans cette optique, l’insistance de Meillassoux sur la disjonction irréconciliable entre une lacune dans la manifestation et une lacune de la manifestation continue à reposer sur un appel à une incommensurabilité scalaire entre le temps anthropomorphique, privilégié par le corrélationisme, et le temps cosmologique au sein duquel il s’enchâsse. Cette incommensurabilité est attribuée à une asymétrie fondamentale entre les temps cosmologique et anthropomorphique : alors que le premier est présumé englober le début et la fin du second, l’inverse est supposé ne pas être vrai. Néanmoins, Meillassoux mène sa charge contre le corrélationisme d’une manière plus logique qu’empirique – en fait, nous verrons plus loin comment ceci le mène à remettre à l’honneur le dualisme de la pensée et de l’étendue – même si l’asymétrie à laquelle il en appelle ici est précisément fonction d’un fait empirique, et ainsi que le reconnaît Meillassoux (1), il n’y a pas de raison a priori à ce que l’existence de l’esprit, et donc celle de la corrélation, ne soit pas coextensive à l’existence de l’univers. Il s’agit précisément là, d’ailleurs, de l’affirmation de l’hégélianisme, qui conçoit l’esprit ou Geist comme une négativité autonome déjà à l’œuvre dans la réalité matérielle. Par consquent, la transcendance que Meillassoux impute au temps ancestral, en tant qu’il existe indépendamment de la corrélation, continue à se fonder sur un appel à la chronologie : c’est le fait (empirique) que le temps cosmologique précède le temps anthropomorphique, et qu’il lui succédera probablement, qui est invoqué dans l’explication de l’asymétrie entre les deux. A la lumière de l’appel implicite à la chronologie dans l’affirmation de Meillassoux selon laquelle l’archifossile indexe l’absence de manifestation, plutôt qu’un quelconque hiatus en son sein, il est difficile de voir comment l’antériorité temporelle qu’il attribue au domaine ancestral pourrait jamais être comprise intégralement dans le cadre spatio-temporel dans les mêmes termes que ceux de la cosmologie, coordonnant les relations entre les événements passés, présents et futurs. Un simple changement dans le cadre qui détermine la chronologie suffirait à dissoudre la prétendue incommensurabilité entre les temps ancestral et anthropomorphique, comblant ainsi l’abîme conceptuel qui est supposé séparer l’antériorité de la distance spatio-temporelle.
La conclusion à tirer est la suivante : aussi longtemps que l’autonomie de l’en-soi est comprise en termes d’un décalage purement chronologique entre les temps cosmologique et anthropomorphique, il sera toujours possible pour le corrélationiste de convertir l’antériorité supposée absolue qui est attribuée au domaine ancestral en une antériorité qui est simplement « pour nous », et pas « en soi ». En faisant dépendre son défi au corrélationisme du cadre spatio-temporel privilégié par la cosmologie contemporaine, Meillassoux gage l’autonomie de l’en-soi sur la chronologie. Le seul espoir pour assurer l’indépendance non équivoque de l’ « an sich » réside dans le fait de ne le faire dépendre ni de la chronologie ni de la phénoménologie. Ce qui entraînerait une conception de la chronologie qui exclurait autant la relation chronologique que l’intentionnalité phénoménologique. Les relations spatio-temporelles devraient être conçues comme une fonction de la réalité objective, plutôt que la réalité objective pensée comme une fonction des relations temporelles. En insistant pour enfoncer un coin entre le temps ancestral et la distance spatio-temporelle, Meillassoux redonne par mégarde une primauté au temps aux dépens de l’espace, ce qui est symptomatique de l’idéalisme, et qui avalise involontairement l’assertion de ses opposants selon laquelle toute réalité non ancestrale peut être expliquée de manière non problématique par la corrélation. La force de la réplique de Meillassoux masque donc une concession significative au corrélationisme. Il est en tous cas certain que ce n’est pas seulement le phénomène ancestral qui défie ce dernier, mais tout simplement la réalité telle qu’elle est décrite par les sciences naturelles modernes. Selon celles-ci, nous sommes entourés par des processus qui ont lieu le plus souvent indépendamment de quelque relation que nous pourrions avoir avec eux : ainsi les plaques tectoniques, la fusion thermonucléaire, et l’expansion galactique (sans mentionner les réserves de pétroles non découvertes ou les espèces d’insectes inconnues), sont-elles des réalités indépendantes de l’homme aussi autonomes que l’est l’accrétion de la Terre. Le fait que ces processus soient contemporains de l’existence de la conscience, tandis que l’accrétion de la Terre l’a précédée, n’a rien de pertinent. Maintenir le contraire, et insister sur le fait que c’est seulement la dimension ancestrale qui transcende la constitution corrélationnelle, revient à impliquer que l’émergence de la conscience marque une sorte de rupture ontologique fondamentale, bouleversant l’autonomie et la consistance de la réalité, à tel point qu’une fois que la conscience est entrée en scène, rien ne peut plus poursuivre une existence indépendante. Le risque, c’est qu’à privilégier l’archifossile comme seul paradigme d’une réalité indépendante de l’esprit, Meillassoux cède trop de terrain au corrélationisme qu’il désire détruire (2).
(1) Cf. Après la finitude, 161.
(2) Concernant tous ces points critiques, je suis redevable à Graham Harman, Robin Mackay, et Damian Veal.
(A SUIVRE : 4. LE PRINCIPE DE FACTUALITÉ)
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