Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

07/09/2007

Rumor vicinatis

 
« Après la philosophie, la tragédie grecque. » (Deleuze, « Philosophie de la série noire », Arts et Loisirs, n°18)
 
* * *
podcast
(Badiou, le 27 mai 2006 à l'ENS, « Jean Hyppolite, un style philosophique »)
 
 
4699174f0845f08acd8508783055a6c8.jpg

Jean Hyppolite & Georges Canguilhem  /      Ferdinand Alquié

 

« Jean Hyppolite (1907-1968), philosophe, spécialiste de Hegel, était le professeur de Deleuze en khâgne au lycée Louis-le-Grand ; devenu professeur à la Sorbonne, il dirigea ensuite (avec Georges Canguilhem) le Diplôme d'Etudes Supérieur que Deleuze avait consacré à Hume ; le mémoire devait paraître aux PUF sous le titre Empirisme et Subjectivité, dans la collection « Epiméthée » dirigée par Hyppolite. Deleuze évoque à plusieurs reprises dans les entretiens son admiration d'étudiant pour Hyppolite auquel Empirisme et Subjectivité est d'ailleurs dédié. » (Lapoujade, note d'éditeur in Deleuze, L'île déserte et autres textes)

 
30a12091a4d2f05e6f80fc242d66a44d.jpg
[Dédicace de Empirisme et Subjectivité]
 


« Après le livre si riche de Monsieur Hyppolite, on pourrait se demander ceci : ne peut-on faire une ontologie de la différence qui n'aurait pas à aller jusqu'à la contradiction, parce que la contradiction serait moins que la différence et non plus ? » (Deleuze, « Jean Hyppolite, Logique et existence », Revue Philosophique de la France et de l'étranger, n°7-9, juillet-septembre 1954)

 
c4b47bd12b3242c2c5eb6b25bfb70063.jpg
[Dédicace de La philosophie critique de Kant]
 
 
« Je fus formé par deux professeurs, que j'aimais et admirais beaucoup, Alquié et Hyppolite. Tout a mal tourné. L'un avait de longues mains blanches et un bégaiement dont on ne savait pas s'il venait de l'enfance, ou s'il était là pour cacher, au contraire, un accent natal, et qui se mettait au service des dualismes cartésiens. L'autre avait un visage puissant, aux traits incomplets, et rythmait de son poing les triades hégéliennes, en accrochant les mots. A la Libération, on restait bizarrement coincé dans l'histoire de la philosophie. Simplement on entrait dans Hegel, Husserl et Heidegger ; nous nous précipitions comme de jeunes chiens dans une scolastique pire qu'au Moyen Age. Heureusement, il y avait Sartre. » (Deleuze, Dialogues)
 
9c28e697db37069d1849c979e5e94e6e.jpg
Jean-Paul Sartre


« Tristesse des générations sans « maîtres ». Nos maîtres ne sont pas seulement les professeurs publics, bien que nous ayons grand besoin de professeurs. Au moment où nous arrivons à l'âge d'homme, nos maîtres sont ceux qui nous frappent d'une radicale nouveauté, ceux qui savent inventer une technique artistique ou littéraire et trouver les façons de penser correspondant à notre modernité, c'est-à-dire à nos difficultés comme à nos enthousiasmes diffus. Nous savons qu'il n'y a qu'une valeur d'art, et même de vérité : la « première main », l'authentique nouveauté de ce qu'on dit, la « petite musique » avec laquelle on le dit. Sartre fut cela pour nous (pour la génération de vingt ans à la Libération). Qui, alors, sut dire quelque chose de nouveau, sinon Sartre ? Qui nous apprit de nouvelles façons de penser ? Si brillante et profonde qu'elle fût, l'œuvre de Merleau-Ponty était professorale et dépendait de celle de Sartre à beaucoup d'égards. (Sartre assimilait volontiers l'existence de l'homme au non-être d'un « trou » dans le monde : petits lacs de néant, disait-il. Mais Merleau-Ponty les tenait pour de plis, de simples plis et plissements. Ainsi se distinguaient un existentialisme dur et perçant et un existentialisme plus tendre, plus réservé.) Camus, hélas ! tantôt c'était le vertuisme gonflé, tantôt l'absurdité de seconde main ; Camus se réclamait des penseurs maudits, mais toute se philosophie nous ramenait à Lalande et Meyerson, auteurs déjà bien connus des bacheliers. Les nouveaux thèmes, un certain nouveau style, une nouvelle façon polémique et agressive de poser les problèmes vinrent de Sartre. Dans le désordre et les espoirs de la Libération, on découvrait, on redécouvrait tout : Kafka, le roman américain, Husserl et Heidegger, les mises au point sans fin avec le marxisme, l'élan vers un nouveau roman... Tout passa par Sartre non seulement parce que, philosophe, il avait un génie de la totalisation, mais parce qu'il savait inventer le nouveau. Les premières représentations des Mouches, la parution de l'Être et le néant, la conférence L'existentialisme est un humanisme furent des événements : on y apprenait après de longues nuits l'identité de la pensée et de la liberté.

Les « penseurs privés », d'une certaine manière, s'opposent aux « professeurs publics ». Même la Sorbonne a besoin d'une anti-Sorbonne, et les étudiants n'écoutent bien leurs professeurs que quand ils ont aussi d'autres maîtres. Nietzsche en son temps avait cessé d'être professeur pour devenir penseur privé : Sartre le fit aussi, dans un autre contexte, avec une autre issue. Les penseurs privés ont deux caractères : une espèce de solitude qui reste la leur en toutes circonstances ; mais aussi une certaine agitation, un certain désordre du monde où ils surgissent et dans lequel ils parlent. [...] Dès le début Sartre a conçu l'écrivain sous la forme d'un homme comme les autres, s'adressant aux autres du seul point de vue de leur liberté. » (Deleuze, « Il a été mon maître », Arts, 28 novembre 1964)
 
c543461c6a78a0d89056a664d8c2883e.jpg
 
Louis Althusser / Jacques Lacan

« Il y a les maîtres immédiats, ceux qu'on rencontre à l'école, et puis les maîtres philosophes. Pendant la période décisive de la formation, j'en ai eu trois : Sartre, Lacan et Althusser. Ils ne furent pas les maîtres de la même chose.

Ce que Sartre m'a appris, je dirais que c'est tout simplement, quasiment en un sens naïf, l'existentialisme. Mais que veut dire existentialisme ? Cela veut dire la maintenance d'une connexion, d'un lien toujours restituable, entre le concept d'un côté, et de l'autre l'instance existentielle du choix, l'instance de la décision vitale. La conviction que le concept philosophique ne vaut pas une heure de peine si, fût-ce par des médiations d'une grande complexité, il ne renvoie, éclaire et ordonne l'instance du choix, de la décision vitale. Et qu'en ce sens le concept doit être, aussi et toujours, une affaire d'existence. Cela, c'est ce que Sartre m'a appris.

Lacan, lui, m'a appris la connexion, le lien nécessaire entre une théorie des sujets et une théorie des formes. Il m'a appris comment et pourquoi la pensée des sujets elle-même, qu'on avait si souvent opposée à la théorie des formes, n'était en réalité intelligible que dans le cadre de cette théorie. Il m'a appris que le sujet est une question qui n'est pas du tout de caractère psychologique ou phénoménologique, mais que c'est une question axiomatique et formelle. Plus que toute autre question !

Althusser m'a appris deux choses : qu'il n'y avait pas d'objet propre de la philosophie - c'est une de ses grandes thèses -, mais qu'il y avait des orientations de pensée, des lignes de partage. Et, comme l'avait déjà dit Kant, une sorte de combat perpétuel, de combat toujours recommencé, dans des conditions renouvelées. Il m'a appris par conséquent le sens de la délimitation, de ce qu'il appelait la démarcation. En particulier la conviction que la philosophie, ça n'est pas le discours vague de la totalité, ou l'interprétation générale de ce qu'il y a. Que la philosophie doit être délimitée, qu'elle doit se délimiter de ce qui n'est pas elle. La politique et la philosophie sont deux choses distinctes, l'art et la philosophie sont deux choses distinctes, la science et la philosophie sont deux choses distinctes.

Ces trois maîtres se sont donnés à moi dans des modalités très différentes. C'est toujours important de savoir non pas seulement qui a été votre maître, mais dans quelles conditions, dans quels schèmes de maîtrise, vous l'avez rencontré.

Sartre, c'était une dévorante passion adolescente, la passion du livre, la passion de l'existence. Ce n'était pas une personne visible. Je ne l'ai que très peu rencontré. C'était la toute-puissance d'une injonction des livres, la manière dont le livre peut être dévoré, non pas seulement comme un livre, mais comme plus qu'un livre, comme quelque chose qui est une éclaircie et un impératif.

Lacan, c'était pour moi une prose ; j'ai très peu suivi les séminaires. C'était une prose théorique, un style qui combinait, justement dans la prose même, les ressources du formalisme et les ressources de mon seul vrai maître en matière de poème, qui était Mallarmé. Cette conjonction dans la prose, cette possibilité, dans la prose, de la conjonction du formalisme d'un côté (le mathème) et de l'autre de la sinuosité mallarméenne, m'a convaincu que l'on pouvait, en matière de théorie du sujet, circuler en effet entre le poème et la formalisation, donc être avec la plus grande vélocité le lièvre à huit pattes de Bouveresse.

Quant à Althusser, c'est encore une autre figure de maître, car il était, lui, dans l'institution. Il était l'homme caché à l'Ecole Normale Supérieure, il était comme le portier discret et courtois de cette école. Avec lui j'ai appris quelque chose comme une distance, une élégance de la distance. J'en ai tiré, pour la philosophie, qu'elle porte des obligations complexes, qu'elle ne comporte pas un impératif simple mais des obligations enchevêtrées. J'ai toujours mené des activités disparates dans la conviction de la complexité des obligations, subjectives et discursives.

Finalement, j'ai donc pu garder tous mes maîtres. J'ai gardé Sartre contre l'oubli dont il fut longtemps l'objet. J'ai gardé Lacan contre ce qu'il faut bien appeler le caractère terrible de ses disciples. Et j'ai gardé Althusser contre les dures divergences politiques qui, à partir de Mai 68, m'ont opposé à lui. Traversant la possibilité de l'oubli, la dissémination des disciples et le conflit politique, j'ai réussi à conserver la fidélité à trois maîtres disparates. » (Badiou, L'aveu du philosophe)
 

* * *

Nota Bene :

 

Si l'on désire vraiment approfondir cette « enquête », à la fois cousue de fil blanc et fort peu humienne, on pourra se référer utilement aux mémoires de Maurice de Gandillac intitulées Le siècle traversé, ce philosophe et grand spécialiste de la Renaissance, reçu la même année que Sartre à l'agrégation de philosophie, qui fut l'ami et le directeur de thèse de Deleuze, et avec lequel il collabora à l'édition des œuvres complètes de Nietzsche chez Gallimard.

 

Nota Bene 2 :

L'intégralité de l'intervention de Badiou – et donc des anecdotes... –  peut se télécharger ici.

 

Nota Bene 3 :

La "solution" de l'énigme proposée par Badiou en incipit ci-dessus se trouve ici.

 

 

 

Commentaires

Pourquoi tant de mépris pour Camus ?

Écrit par : Fr. | 07/09/2007

Un grand merci pour ce précieux éclairage. J'ai découvert, grâce à vous, messieurs Alquié et Hyppolite. J'aimerai connaître votre avis sur les travaux de Frédéric Worms que j'ai entendu à plusieurs reprises sur France Culture.

Écrit par : Blog-trotter | 14/09/2007

Merci à vous, cher Blog-trotter.

Pour répondre a votre question, Frédéric Worms est un bergsonien émérite qui dirige à ma connaissance fort honorablement le CIEPFC et se trouve être l'un des rares vrais connaisseurs de Jean Wahl, auteur que je relis actuellement. En ce qui concerne ses travaux plus "personnels", je ne peux malheureusement vous en dire davantage, ne le connaissant surtout que par ses remarquables études bergsoniennes, et ses interventions lors de colloques "à propos de".

Écrit par : Anaximandrake | 18/09/2007

Les commentaires sont fermés.