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29/10/2009

Legerdemain

 

« À la vérité, son intention, en général, n'est pas [...] de servir l'intérêt public, et il ne sait même pas jusqu'à quel point il peut être utile à la société. En préférant le succès de l'industrie nationale à celui de l'industrie étrangère, il ne pense qu'à se donner personnellement une plus grande sûreté ; et en dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu'à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d'autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions ; et ce n'est pas toujours ce qu'il y a de plus mal pour la société, que cette fin n'entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y travailler. Je n'ai jamais vu que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses. Il est vrai que cette belle passion n'est pas très commune parmi les marchands, et qu'il ne faudrait pas de longs discours pour les en guérir. » (Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations)

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« Hegel fait remarquer quelque part que, dans l'histoire universelle, les grands faits et les grands personnages se produisent, pour ainsi dire, deux fois. Il a oublié d'ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde comme farce. » (Karl Marx, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte)

 

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En guise de paresseux interlude et de manière certes bien trop lapidaire, amusons-nous à mesurer une certaine évolution du capitalisme américain (et, ceteris paribus, occidental) ainsi qu'à contempler la nature de quelques-unes de ses acrobaties contemporaines les plus manifestes.

 

À cette fin, commençons par comparer deux des ses « doctrines » emblématiques et successives. Il est en effet bien connu que Ford payait les ouvriers qui produisaient ses voitures aux USA suffisamment cher pour qu'ils soient en mesure d'en acheter. La politique de Wal-Mart, quant à elle, consiste en ceci que le salaire des employés qui distribuent ses produits Made in China doivent être suffisamment bas pour leur interdire de facto de faire leurs emplettes ailleurs qu'à Wal-Mart. Il reste cependant à ces salariés la possibilité du crédit bancaire, si bien entendu ils préfèrent payer des intérêts plus élevés que ceux que leur demanderaient les loan sharks.

 

De même, on pourrait ensuite remarquer que depuis la faillite de Lehman Brothers, les banques ont la capacité d'emprunter des liquidités auprès de leur banque centrale à des taux plus bas qu’avant la « crise ». Toutefois, les taux d'intérêts proposés par les banques de détail aux entreprises et aux particuliers (si elles daignent prendre le risque de leur faire crédit) n'ont pas changé en proportion. « Mécaniquement », les marges des banques les plus « saines » augmentent alors, ce qui leur permet à la fois de se recapitaliser et d'afficher, pour l'instant, des bénéfices substantiels. Mais puisque l'on parle d'intérêts, n'oublions pas que les Etats en paient eux aussi — et à des taux moins intéressants que ceux qui sont consentis aux banques par les banques centrales « indépendantes » — lorsqu'ils empruntent sur les marchés financiers, qu'il leur faille en effet boucler leur budget, acquitter les intérêts de leur dette ou même renflouer les banques too big to fail... Un joli circuit où le contribuable fait masse.

 

Pareillement, on pourrait noter que les banques d'investissement qui, telles Goldman Sachs ou JPMorgan Chase, ont bénéficié du trop fameux bailout, ont pu, grâce à cette manne fournie par le contribuable, acquérir, suite au krach, des actifs à bas prix et spéculer sans entraves. En conséquence, avec le concours d'artifices comptables (passage du Mark-to-Market au Mark-to-Model) et la remontée des cours boursiers, ces banques dégagent — « mécaniquement » là encore — des bénéfices record (et, conséquemment, octroient des bonus généreux), puis se retrouvent finalement dans une position encore plus dominante qu’auparavant.

 

Corrélativement, il serait possible de constater que la note (en partie virtuelle certes, le quantitative easing de la Fed transférant une fraction de cette charge sur les détenteurs de dollars étrangers, et, en particulier, la Chine) que devra théoriquement acquitter le contribuable américain est colossale, et que, parallèlement, la capitalisation de son épargne-retraite (les 401(k) et consorts) a parfois fondu de près de moitié. Pour fermer le cercle, ne cachons pas qu'il est de plus en plus fréquent que les employés de Wal-Mart soient largement en âge d'être à la retraite. Mais soyons justes : la prime à la casse (cash for clunkers) a permis aux plus chanceux d'acquérir une Ford flambant neuve. Soyons clairs, aussi : ce sont bien pourtant les impôts des Américains qui, in fine, seront censés financer cette aubaine.

 

Semblablement, faut-il douter que la « croissance verte » (qui est pour l'instant ironiquement surtout celle du nombre de dollars créés ex nihilo — comme dirait Allais, l'économiste —, dollars qui pénalisent opportunément les créanciers des américains ainsi que les exportations européennes) puisse amortir l'un de ces chocs à venir qu'est celui de l'immobilier commercial US (cet imposant successeur des subprimes) et faire baisser un chômage galopant ? Ce serait sans doute là faire preuve de mauvais esprit, mais en tous cas pas de celui, encore foncièrement « optimiste », du peuple américain.

 

Finalement, la moralité de l’histoire est, comme toujours, banale et attendue : du point de vue délaissé de l'intérêt général, les limites du lobbying sont atteintes lorsque les lobbyistes — il suffit de consulter chaque curriculum vitae — sont de facto au pouvoir. Le très sérieux Simon Johnson, ancien du FMI, va même jusqu'à parler crûment d'oligarchie, tandis que Ron Paul, libertarien notoire, veut mettre le nez dans les bilans secrets de la Fed. S’il est vrai que cette « crise » et ses conséquences n’amélioreront certes pas le coefficient de Gini des USA, ces déclarations dénotent très probablement chez Johnson et Paul une certaine insensibilité à cet art pourtant méritoire qu'est la prestidigitation la plus classique.

 

 

18/10/2009

Les paradoxes du voyage dans le temps (II)

par David K. Lewis


(Suite)



Plus nous étendons l’assignation du temps personnel des phases du voyageur temporel aux événements environnants, plus de tels événements acquerront des positions multiples. Il peut également arriver, ainsi que nous l’avons vu précédemment, qu’aux événements qui ne sont pas simultanés dans le temps externe soient assignés la même position dans le temps personnel – ou plutôt, qu’au moins une des positions de l’un soit la même qu’au moins une de l’autre. Cette extension ne doit donc pas être poussée trop loin, de peur que la position des événements dans le temps personnel perde son utilité en tant que moyen pour garder un suivi de leurs rôles dans l’histoire du voyageur temporel.

Un voyageur temporel qui se parle à lui-même, au téléphone par exemple, ressemble, aux yeux de tous, à deux personnes différentes en train de se parler. Il n’est pas tout à fait exact de dire qu’il est intégralement à deux endroits à la fois, puisqu’aucune des deux phases impliquées dans la conversation n’est intégralement lui, ou même intégralement la partie de lui qui se trouve à l’instant (du temps externe) de la conversation. Ce qui est vrai c’est qu’il possède, contrairement à nous, deux phases complètes et différentes situées en même temps à deux endroits différents. Pour quelle raison, alors, le considérer comme une seule personne et non pas deux ? Qu’est-ce qui unifie ses phases, y compris les simultanées, en une personne unique ? Le problème de l’identité personnelle se pose de façon particulièrement aiguë s’il est ce genre de voyageur temporel dont les voyages sont instantanés, c’est-à-dire une ligne discontinue consistant en plusieurs segments non connectés. La manière naturelle de le considérer comme plus d’une seule personne est alors de prendre chaque segment comme une personne différente. Aucun d’eux n’est un voyageur temporel et la particularité de la situation se résume à ceci : toutes ces personnes exceptée une s’évanouissent dans l’air, toutes sauf une autre qui se matérialise instantanément, et il y a des ressemblances notables entre l’une lors de sa disparition et l’autre lors de son apparition. Pourquoi ceci n’est-il pas une description au moins aussi bonne que celle que j’ai donnée, à savoir celle de plusieurs segments qui sont tous des parties d’un seul voyageur temporel ?

Je répondrai que ce qui unifie les phases (ou segments) d’un voyageur temporel est le même genre de continuité et de connexité mentales, ou surtout mentales, qui unifie tout un chacun. La seule différence réside en ceci que tandis qu’une personne ordinaire est connexe et continue relativement au temps externe, le voyageur temporel est connexe et continu seulement eu égard à son propre temps personnel. Si l’on prend les phases dans l’ordre, le changement mental (et corporel) est essentiellement graduel plutôt que soudain, et à aucun moment n’y a-t-il de changement soudain quant à trop d’aspects différents à la fois. (Nous pouvons inclure la position dans le temps externe parmi les aspects dont nous faisons le suivi si nous le souhaitons. Elle pourra changer de manière discontinue relativement au temps personnel si trop de choses ne changent pas à la fois). De nombreux traits et de nombreuses traces durent toute une vie. Enfin, la connexité et la continuité ne sont pas accidentelles. Elles sont explicables ; et elles sont en outre expliquées grâce au fait que les propriétés de chaque phase dépendent causalement de celles des phases immédiatement précédentes dans le temps personnel, la dépendance étant telle qu’elle tend à garder les choses inchangées (4).

Pour comprendre l’objectif de mon réquisit final de continuité causale, voyons comment il exclut un cas de contrefaçon de voyage temporel. Fred a été créé ex nihilo, tel quel au beau milieu de sa vie ; il a vécu un moment puis il est mort. Il a été créé par un démon, et le démon a choisi au hasard à quoi ressemblerait Fred au moment de sa création. Bien plus tard, quelqu’un d’autre, à savoir Sam, a fini par ressembler à Fred lorsqu’il fut d’abord créé. Au moment même où la ressemblance est devenue parfaite, le démon a détruit Sam. Fred et Sam sont tous deux presque comme une seule personne : un voyageur temporel dont le temps personnel commence à la naissance de Sam, se poursuit jusqu’à la destruction de Sam et la création de Fred, et de là continue jusqu’à la mort de Fred. Prises dans cet ordre, les phases de Fred-avec-Sam possèdent la bonne connexité et la bonne continuité. Mais elles manquent de continuité causale, et par conséquent Fred-avec-Sam n’est ni une même personne ni un voyageur temporel. Le fait qu’étaient strictement semblables Fred à sa création et Sam à sa destruction relevait peut-être d’une pure coïncidence ; la connexité et la continuité de Fred-avec-Sam de part et d’autre du point crucial sont alors accidentelles. Au lieu de cela, le démon s’est peut-être souvenu de ce à quoi Fred ressemblait, a guidé Sam vers une ressemblance parfaite, a observé ses progrès, et l’a détruit au bon moment. La connexité et la continuité de Fred-avec-Sam ont alors une explication causale, mais d’un genre erroné. En aucune façon, les premières phases de Fred ne dépendent causalement quant à leurs propriétés des dernières phases de Sam. Le cas de Fred et de Sam est donc à bon droit disqualifié : il ne s’agit ni d’un cas d’identité personnelle et ni d’un cas de voyage dans le temps.

Nous pourrions nous attendre à ce que lorsqu’un voyageur temporel visite le passé se produise une inversion de la causalité. Vous pourriez le frapper au visage avant qu’il ne parte, lui causant ainsi un œil au beurre noir des siècles plus tôt. En fait, le voyage dans le passé implique nécessairement une causalité inversée. Le voyage dans le temps nécessite l’identité personnelle ; celui qui part doit être la même personne que celui qui arrive. Ceci exige la continuité causale, causalité qui se produit dans le sens qui va des phases antérieures vers les postérieures, selon l’ordre du temps personnel. L’ordre du temps personnel et celui du temps externe en arrivent toutefois à une discordance, et se produit une relation de causalité entre les phases postérieures et les phases antérieures selon l’ordre du temps externe. J’ai donné ailleurs une analyse de la causalité en termes de chaînes de dépendance contrefactuelle, et j’ai pris soin que mon analyse n’exclue pas a priori l’inversion causale (5). Je pense que je peux soutenir (mais pas ici) que sous mon analyse la direction de la dépendance contrefactuelle et de la causalité est gouvernée par la direction d’autres asymétries de facto du temps. Ceci étant admis, la causalité inversée et le voyage dans le temps ne sont pas tous les deux exclus, mais peuvent se produire seulement là où l’on a affaire à des exceptions à ces asymétries. Comme je l’ai dit au début, le monde du voyageur temporel serait un monde des plus étranges.

Ce serait un monde encore plus étrange s’il y existait des inversions causales locales (mais seulement locales) et donc aussi des boucles causales : des chaînes causales fermées dans lesquelles quelques liens causaux seraient normaux quant à leur direction, alors que d’autres seraient inversés. (Peut-être y a-t-il nécessairement des boucles s’il y a inversion ; je n’en suis pas certain). Chaque événement sur la boucle a une explication causale, étant causé par des événements situés ailleurs sur la boucle. Ceci ne signifie pas que la boucle comme telle soit causée ou explicable. Elle peut ne pas l’être. Son caractère inexplicable est particulièrement notable si elle est composée de ce genre de processus causaux qui transmettent l’information. Souvenons-nous du voyageur temporel qui se parle à lui-même. Il se parlait à lui-même du voyage dans le temps, et au cours de la conversation son moi plus âgé a expliqué à son moi plus jeune comment construire une machine à voyager dans le temps. Cette information n’était disponible d’aucune autre manière. Son moi plus âgé connaissait comment faire parce que son moi plus jeune avait été renseigné et que l’information a été préservée par les processus causaux que constituent l’enregistrement, le stockage, et la récupération des traces mémorielles. Son moi plus jeune sut, après la conversation, parce que son moi plus âgé avait su, et que l’information a été préservée par les processus causaux que constitue le fait de dire. Mais d’où provient d’abord l’information ? Pourquoi toute l’affaire s’est-elle produite ? Il n’y a tout simplement pas de réponse. Les parties de la boucle sont explicables, mais la boucle elle-même ne l’est pas. Etrange ! Mais pas impossible, et pas trop différent de choses inexplicables auxquelles nous sommes habitués. Presque tout le monde s’accorde sur le fait que Dieu, ou le Big Bang, ou tout le passé infini, ou la désintégration d’un atome de tritium, sont non causés et inexplicables. Si ces choses-là sont possibles, pourquoi pas alors les boucles causales inexplicables qui surgissent dans le voyage temporel ?

 

[L'intégralité (et donc la suite et la fin) de ce texte peut se trouver ici, au format .pdf]


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(4) Je discute plus longuement la relation entre identité personnelle et connexité mentale et continuité dans “Survival and Identity” in The Identity of Persons, éd. Amelie Rorty (à paraître [NDT : Berkeley, University of California Press, 1976]).


(5) “Causation”, The Journal of Philosophy, vol. 70 (1973), pp. 556-567 ; l’analyse repose sur l’analyse des contrefactuels donnée dans mon Counterfactuals (Oxford, 1973).

 

 

11/10/2009

Les paradoxes du voyage dans le temps

 

« Si le dieu ajoute un lendemain, recevons-le avec joie. » (Sénèque, Lettres à Lucilius, XII)

 

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Voici la première partie de notre traduction de l'article de David K. Lewis (The Paradoxes of Time Travel) paru en avril 1976 dans American Philosophical Quarterly.

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Les paradoxes du voyage dans le temps

Par David Kellogg Lewis


Je soutiens que le voyage dans le temps est possible. Les paradoxes du voyage dans le temps sont des bizarreries, pas des impossibilités. Ils ne prouvent que ce dont peu auraient douté, à savoir qu’un monde possible dans lequel il y aurait voyage dans le temps serait un monde très étrange, fondamentalement différent du monde que nous pensons être le nôtre.

Je me préoccuperai ici de ce genre de voyage dans le temps qui est raconté par la science-fiction. Les écrivains de science-fiction n’ont bien entendu pas tous les idées claires, et l’on a souvent écrit des histoires de voyage dans le temps incohérentes. Toutefois, quelques auteurs ont fait le tour du problème avec beaucoup de soin, et leurs histoires sont parfaitement cohérentes (1).

Si je suis en mesure de justifier la cohérence de certaines histoires de voyage dans le temps de la science-fiction, alors je suppose que des justifications parallèles peuvent être données relativement à certaines hypothèses physiques controversées, telles que l’hypothèse selon laquelle le temps est circulaire ou l’hypothèse qu’il existe des particules qui voyagent plus vite que la lumière. Je n’explorerai cependant pas ces parallèles ici.

Qu’est-ce que le voyage dans le temps ? Il implique inévitablement une discordance entre temps et temps. Tout voyageur part puis arrive à sa destination ; le temps écoulé entre le départ et l’arrivée (positif, ou peut-être égal à zéro) est la durée du voyage. Mais s’il est un voyageur temporel, l’intervalle temporel entre le départ et l’arrivée n’est pas égal à la durée du voyage. Il part ; il voyage pendant une heure, par exemple ; puis il arrive. Le temps auquel il arrive n’est pas le temps correspondant à une heure après son départ. Il est plus tard, s’il a voyagé vers le futur ; plus tôt, s’il a voyagé vers le passé. S’il a voyagé loin vers le passé, il est même plus tôt qu’à son départ. Comment est-il possible que les deux mêmes événements, son départ et son arrivée, soient séparés par deux laps de temps inégaux ?

Il est tentant de répondre qu’il doit exister deux dimensions temporelles indépendantes ; pour que le voyage dans le temps soit possible, le temps ne doit pas être une ligne mais un plan (2). Deux événements peuvent alors être séparés par des intervalles inégaux s’ils sont plus éloignés dans une des dimensions temporelles que dans l’autre. Les vies des gens ordinaires suivent une ligne droite diagonale à travers le plan temporel, ligne dotée d’une pente d’exactement une heure de temps1 par heure de temps2. La vie du voyageur temporel suit un chemin courbe, de pente variable.

Examinée de plus près, cependant, cette description semble ne pas nous restituer le voyage dans le temps tel que nous le connaissons d’après les histoires de science-fiction. Lorsque le voyageur temporel visite à nouveau les jours de son enfance, ses compagnons de jeux seront-ils là ? Non ; il n’a pas atteint la partie du plan temporel où ils se trouvent. Il n’est plus séparé d’eux le long de l’une des deux dimensions temporelles, mais il est toujours séparé d’eux le long de l’autre. Je ne dis pas que le temps bidimensionnel est impossible, ou qu’il n’y a aucune manière de le rendre compatible avec la conception habituelle de ce à quoi ressemblerait un voyage dans le temps. Néanmoins, je ne dirai rien de plus du temps bidimensionnel. Laissons-le de côté, et voyons comment le voyage temporel est possible même dans un temps unidimensionnel.

Le monde – le monde du voyageur temporel, ou le nôtre – est une multiplicité quadridimensionnelle d’événements. Le temps est l’une des quatre dimensions, tout comme le sont les dimensions spatiales, sauf que les lois de la nature en vigueur distinguent entre le temps et les autres dimensions – ou plutôt, peut-être, entre diverses dimensions de type temporel et diverses dimensions de type spatial. (Le temps demeure unidimensionnel puisque l’on n’a pas affaire à deux dimensions orthogonales de type temporel). Les choses qui durent sont des lignes de type temporel : des touts composés de parties temporelles, ou phases, situées en divers temps et lieux. Le changement est une différence qualitative entre différentes phases – différentes parties temporelles – d’une chose qui dure, tout comme un « changement » de panorama de l’est à l’ouest est une différence qualitative entre les parties spatiales orientales et occidentales du paysage. Si vous deviez changer d’avis concernant la possibilité du voyage dans le temps grâce à cet article, il y aurait une différence d’opinion entre deux différentes parties temporelles de vous-même, la phase qui commence à lire et la phase ultérieure qui a fini la lecture.

Si le changement est une différence qualitative entre les parties temporelles de quelque chose, alors ce qui ne possède pas de parties temporelles ne peut pas changer. Les nombres, par exemple, ne peuvent pas changer, ni ne le peuvent les événements à un instant donné du temps, puisqu’ils ne peuvent pas être subdivisés en parties temporelles dissimilaires. (Nous avons laissé de côté le temps bidimensionnel, et par conséquent la possibilité qu’un événement puisse être instantané le long d’une dimension temporelle mais divisible le long de l’autre). Il est essentiel de distinguer entre le changement et le « changement de Cambridge » (*) qui peut arriver à n’importe quoi. Même un nombre est susceptible de « changer » s’il était, mais n’est plus, le taux de change entre Livre Sterling et Dollar. Même un événement instantané est en mesure de « changer » puisque d’un jour à l’autre, son âge peut passer d’un an à un an et un jour, ou bien il peut être oublié la veille, et remémoré le lendemain. Mais il ne s’agit pas là de changements authentiques. Il ne suffit pas d’une bonne vieille inversion de la valeur de vérité d’une proposition relative au temps et portant sur quelque chose pour produire un changement dans la chose elle-même.

Un voyageur temporel est, comme tout le monde, une ligne à travers la multiplicité de l’espace-temps, un tout composé de phases situées en divers temps et lieux. Il n’est cependant pas une ligne comme les autres. S’il voyage vers le passé, il est une ligne en zigzag, revenant sur elle-même. S’il voyage vers le futur, il est une ligne étirée. Et si, quelle que soit la direction dans le temps, il voyage instantanément, de telle manière qu’il n’y ait pas de phases intermédiaires entre la phase qui part et celle qui arrive et que son voyage ait une durée nulle, il est alors une ligne discontinue.

J’ai demandé comment il est possible que les deux mêmes événements soit séparés par deux durées inégales, et j’ai laissé de côté la réponse selon laquelle le temps pourrait avoir deux dimensions indépendantes. Au lieu de cela, j’ai répondu en distinguant le temps lui-même, que j’appellerai temps externe, du temps personnel d’un voyageur temporel particulier : grosso modo ce qui est mesuré par sa montre. Disons que son voyage prend une heure de son temps personnel ; sa montre indique une heure de plus à son arrivée qu’à son départ. Mais, dans le temps externe, son arrivée a lieu plus d’une heure après son départ s’il voyage vers le futur ; ou l’arrivée a lieu avant son départ dans le temps externe (ou moins d’une heure après), s’il voyage vers le passé.

Tout ceci est sommaire. Je ne souhaite pas définir le temps personnel de manière opérationnelle, en rendant les montres infaillibles par définition. Ce qui est mesuré par ma propre montre est souvent en désaccord avec le temps externe, et pourtant je ne suis pas un voyageur temporel ; ce que mesure ma montre mal réglée n’est ni le temps lui-même ni mon temps personnel. Au lieu d’une définition opérationnelle, nous avons besoin d’une définition fonctionnelle du temps personnel : il s’agit de ce qui tient un certain rôle dans la figure des événements qui comprennent la vie du voyageur temporel. Si vous considérez les phases d’une personne ordinaire, elles manifestent certaines régularités quant au temps externe. Pour la plupart, les propriétés changent de manière continue et familière, au fur et à mesure. D’abord viennent les phases infantiles et, à la fin, les séniles. Les souvenirs s’accumulent. La nourriture est digérée. Les cheveux poussent. Les aiguilles de la montre se déplacent. Si vous considérez plutôt les phases d’un voyageur temporel, elles ne manifestent pas les régularités habituelles relativement au temps. Il existe toutefois une manière d’assigner des coordonnées aux phases du voyageur temporel, et une manière seulement (excepté le choix arbitraire d’un point zéro), de telle sorte que les régularités qui se produisent, eu égard à cette assignation, correspondent à celles qui se produisent habituellement relativement au temps externe. Relativement à l’assignation correcte, les propriétés, pour la plupart, changent de manière continue et familière, au fur et à mesure. D’abord viennent les phases infantiles et, à la fin, les séniles. Les souvenirs s’accumulent. La nourriture est digérée. Les cheveux poussent. Les aiguilles de la montre se déplacent. L’assignation des coordonnées qui donne cette correspondance, c’est le temps personnel du voyageur temporel. S’il ne s’agit pas réellement du temps, le temps personnel joue toutefois le même rôle dans sa vie que le temps joue dans la vie des gens ordinaires. Il est suffisamment similaire au temps pour que nous puissions – avec la prudence nécessaire – transplanter notre vocabulaire temporel dans celui-ci afin de discuter des événements qui le concernent. Tandis que le voyageur temporel s’apprête à se mettre en route, nous pouvons dire sans contradiction : «Bientôt il sera dans le passé ». Nous voulons dire qu’une phase de lui-même se trouve légèrement plus tard dans son temps personnel mais cependant bien plus tôt dans le temps externe que la phase de lui-même qui est présente au moment où nous prononçons la phrase.

Nous pouvons assigner des positions dans le temps personnel du voyageur temporel non seulement aux phases elles-mêmes, mais aussi aux événements qui se produisent autour de lui. Il y a longtemps, César va mourir bientôt ; c’est-à-dire, une phase légèrement postérieure à sa phase présente dans le temps personnel du voyageur temporel, mais loin dans le temps externe, est simultanée à la mort de César. Nous pourrions même étendre l’assignation du temps personnel aux événements qui ne font pas partie de la vie du voyageur temporel, et qui ne sont simultanés à aucune de ses phases. Si ses funérailles dans l’Egypte Antique sont séparées de sa mort de trois jours de temps externe et que sa mort est séparée de soixante dix années de son temps personnel, alors nous pouvons additionner les deux intervalles et dire que ses funérailles suivent sa naissance de soixante dix ans et trois jours de temps personnel étendu. De même, un spectateur pourrait dire avec vérité, trois années après le dernier départ d’un autre voyageur temporel célèbre, que « il pourrait en ce moment même – si je puis utiliser cette expression – être en train de se promener sur des barrières de corail oolithiques pleine de plésiosaures, ou près des solitaires mers salées du Trias » (3). Si le voyageur dans le temps se promène vraiment sur une barrière de corail oolithique trois ans après son départ dans son temps personnel, alors il est vrai de dire, eu égard à son temps personnel étendu, que la promenade a lieu « en ce moment même ».

Nous pourrions comparer des intervalles de temps externes à des distances à vol d’oiseau, et des intervalles de temps personnel à des distances le long d’un chemin sinueux. La vie du voyageur temporel est comme un chemin de fer de montagne. Le lieu à trois kilomètres à l’est d’ici peut aussi se situer à douze kilomètres à l’ouest, si l’on se trouve sur la ligne. Nous n’avons manifestement pas affaire à deux dimensions indépendantes. Tout comme la distance le long du chemin de fer n’est pas une quatrième dimension spatiale, le temps personnel du voyageur temporel n’est pas une deuxième dimension temporelle. La distance par rapport au bas de la ligne à laquelle se trouve un lieu dépend de sa position dans un espace tridimensionnel, et, de même, la position des événements dans le temps personnel dépend de leur position dans un temps externe unidimensionnel.

A huit kilomètres d’ici, vers le bas de la ligne, se trouve un lieu où la ligne passe sous le chevalet d’un pont ; trois kilomètres plus loin, se trouve un lieu où la ligne passe au-dessus du chevalet d’un pont ; il s’agit là d’un seul et même lieu. Le chevalet de pont où la ligne se croise elle-même se situe à deux positions différentes le long de la ligne, à huit kilomètres d’ici et à onze. De la même manière, un événement de la vie d’un voyageur temporel peut avoir plus d’une position dans son temps personnel. S’il revient vers le passé, mais pas trop loin, il sera en mesure de se parler à lui-même. La conversation implique deux phases, séparées dans son temps personnel mais simultanées dans le temps externe. La position de la conversation dans le temps personnel devrait être la position de la phase qui y est impliquée. Mais il existe deux phases de ce type ; pour que la conversation partage les positions des deux phases, on doit lui assigner deux positions différentes dans le temps personnel.

 

(A SUIVRE)


(1) J’ai en particulier à l’esprit deux des histoires de voyage dans le temps de Robert A. Heinlein : “By His Bootstraps” in R.A. Heinlein, The Menace from Earth (Hicksville, N.Y., 1959) [NDT : « Un self made man » (traduction de J.-P. Pugi) ; in Le livre d'or : Robert HEINLEIN, Pocket, Le Livre d'Or n° 5102, 1981] et “—All You Zombies—”, in R.A. Heinlein, The Unpleasant Profession of Jonathan Hoag (Hicksville, N.Y., 1959) [NDT : « La mère célibataire », in 1962/11 OPTA, Coll. Fiction (revue) n°108 ; traduit par M. Deutsch].


(2) Une description du voyage temporel au sein d’un temps bidimensionnel peut se trouver dans : Jack W. Meiland, “A Two-Dimensional Passage Model of Time for Time Travel”, Philosophical Studies, vol. 26 (1974), pp. 153-173 ; et dans les chapitres initiaux de : Isaac Asimov, The End of Eternity (Garden City, N.Y., 1955) [NDT : La fin de l’éternité, Denoël, Présence du futur, 105, 1967]. Le dénouement d’Asimov, toutefois, semble nécessiter une conception différente du voyage dans le temps.


(*) Expression de Peter Geach (1969, 71-2) en l’honneur des philosophes de Cambridge Russell et McTaggart. Par exemple, si Théétète grandit et devient plus grand que Socrate sans que ce dernier ne change de taille, il ne s’agit pas d’un changement « réel » quant à Socrate. Ce changement qui affecte Socrate est appelé changement de Cambridge. (NdT)


(3) H.G. Wells, The Time Machine, An Invention (London, 1895), épilogue [NdT : La Machine à explorer le temps, Mercure de France, 1895, traduction de H.D. Davray]. Le passage est critiqué comme étant contradictoire dans l’article de Donald C. Williams, “The Myth of Passage”, The Journal of Philosophy, vol. 48 (1951), p. 463.