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30/07/2007

L'Énigme du Réalisme (4)

par Ray Brassier

 

 

4. LE PRINCIPE DE FACTUALITÉ

 

Meillassoux établit une distinction entre deux variétés de corrélationisme : le corrélationisme faible, qui prétend que nous pouvons penser les noumènes même si nous ne pouvons pas les connaître, et le corrélationisme fort, qui affirme que nous ne pouvons pas même les penser. Le corrélationisme faible, dont Kant est un exemple, insiste sur la finitude de la raison et sur le caractère conditionnel de notre accès à l’être. Les conditions du savoir (les catégories et les formes de l’intuition) s’appliquent seulement au domaine des phénomènes, non pas aux choses en elles-mêmes. Par conséquent, les structures cognitives qui gouvernent le domaine des phénomènes ne sont pas nécessairement caractéristiques des choses en elles-mêmes. Nous ne pouvons pas savoir pourquoi l’espace et le temps sont les deux seules formes de l’intuition ou pourquoi il y a douze et non pas onze ou treize catégories. Il n’existe pas de raison suffisante capable de rendre compte d’un tel fait. En ce sens, et en ce sens seulement, ces structures transcendantales sont contingentes. Mais Hegel montrera que Kant a déjà outrepassé la limite entre le connaissable et l’inconnaissable en supposant savoir que la structure des choses en elles-mêmes diffèrent de celle des phénomènes. Ainsi, Hegel se mettra à réinjecter ce qui est transcendentalement constitutif du « pour nous » dans l’ « en-soi ». Dans l’idéalisme absolu de Hegel la pensée fonde donc une fois de plus son propre accès à l’être et redécouvre son infinitude intrinsèque. Quand le corrélationisme faible de Kant souligne la contingence inévitable qui est inhérente à la corrélation entre la pensée et l’être, l’hégélianisme absolutise la corrélation et donc insiste sur l’isomorphie nécessaire entre la structure de la pensée et celle de l’être. A cet égard, le corrélationisme fort, dont le spectre s’étend de la phénoménologie au pragmatisme, peut être compris comme une réplique critique à l’absolutisation hégélienne de la corrélation. Bien que le corrélationisme fort rejette également la chose-en-soi, il retient le primat kantien de la contingence inéluctable de la corrélation, que Heidegger radicalise sous la célèbre notion de « facticité ». Par conséquent, le corrélationisme fort, dont des figures comme Heidegger et Foucault sont des exemples, soutiennent – contre Hegel – que la contingence de la corrélation ne peut pas être rationalisée ni fondée en raison. C’est la conséquence anti-métaphysique de l’ « histoire de l’être » de Heidegger ou de l’ « archéologie du savoir » de Foucault. Par conséquent, si nous devons rompre avec le corrélationisme, il nous faut relégitimer la possibilité de penser la chose-en-soi, mais le faire sans absolutiser la corrélation ou recourir au principe de raison suffisante.

Par un tour de force remarquable, Meillassoux montre comment ce qu’il y a de plus puissant dans le corrélationisme fort peut être utilisé pour le vaincre de l’intérieur. Et ce qu’il y a en lui de plus puissant, c’est précisément son insistance sur la facticité de la corrélation. Sur quelle base le corrélationisme fort rejette-t-il la réhabilitation hégélienne du principe de raison suffisante – l’affirmation que la contradiction est le fondement de l’être – et l’isomorphie subséquente entre la pensée et l’être ? Il le fait en soutenant la facticité ou la non nécessité de la corrélation contre son absolutisation hégélienne – l’accès de la pensée à l’être est conditionné de manière extrinsèque par des facteurs non conceptuels, qui ne peuvent pas être rationalisés ou réincorporés dans le concept, pas même sous la forme d’une contradiction dialectique. Ainsi, afin de souligner la primauté de la facticité sur la tentation spéculative d’absolutiser la corrélation, le corrélationisme fort doit soutenir que tout est sans raison – même la corrélation elle-même. Contre l’idéalisme spéculatif de Hegel, qui cherche à montrer comment la corrélation peut démontrer sa propre nécessité en se fondant elle-même, donc en devenant absolument nécessaire ou causa sui, le corrélationisme fort doit maintenir qu’une telle auto-fondation est impossible en montrant que la corrélation ne peut pas se savoir elle-même nécessaire. Même si nous pouvons affirmer qu’un phénomène empirique est nécessaire ou contingent conformément aux principes transcendantaux gouvernant la possibilité du savoir, nous ne pouvons pas savoir si ces principes eux-mêmes sont nécessaires ou contingents, puisque nous n’avons rien à quoi les comparer. Cet argument procède sur la base d’une distinction entre la contingence, qui est sous la juridiction de la connaissance, et la facticité, qui ne l’est pas. La contingence est empirique et se rapporte à notre relation cognitive aux phénomènes : un phénomène est contingent s’il peut venir à l’existence sans violer les principes de la connaissance qui gouverne les phénomènes. La facticité est transcendantale et se rapporte à notre relation cognitive aux phénomènes, et donc aux principes de la connaissance en tant que tels, et à propos desquels il est absurde dire s’ils sont nécessaires ou contingents, puisque nous n’avons pas d’autres principes à quoi les comparer. Contre l’idéalisme absolu, le corrélationisme fort soutient donc qu’affirmer la nécessité de la corrélation revient à contrevenir aux normes de la connaissance. Mais ce faisant, il viole son propre principe : afin de soutenir que la corrélation n’est pas nécessaire, il n’a pas d’autre choix que d’affirmer sa contingence.

En conséquence, le corrélationisme fort est obligé de contrevenir à sa propre distinction entre ce qui connaissable et ce qui ne l’est pas afin de la protéger ; il doit asserter la contingence de la corrélation afin de contredire l’affirmation idéaliste de sa nécessité. Mais affirmer la contingence de la corrélation c’est aussi asserter la nécessité de la facticité et donc outrepasser la frontière entre ce qui peut être connu – la contingence – et ce qui ne peut pas l’être – la facticité – dans le mouvement même qui est supposé réaffirmer son inviolabilité. Afin de maintenir la contingence de la corrélation et écarter l’idéalisme absolu, le corrélationisme fort doit insister sur la nécessité de sa facticité – mais il ne peut pas le faire sans connaître quelque chose que, par lui-même, il n’est pas supposé savoir. Il se trouve donc confronté au dilemme suivant : il ne peut pas désabsolutiser la facticité sans absolutiser la corrélation ; mais il ne peut pas désabsolutiser la corrélation sans absolutiser la facticité. Toutefois, absolutiser la facticité revient à asserter la nécessité inconditionnelle de sa contingence et donc à affirmer qu’il est possible de penser quelque chose qui existe indépendamment de sa relation à la pensée : la contingence en tant que telle. En absolutisant la facticité, le corrélationisme subvertit le partage empirico-transcendantal séparant la contingence connaissable de la facticité inconnaissable même s’il s’efforce de le maintenir ; mais il est donc forcé de reconnaître que ce qu’il a considéré être une caractéristique négative de notre relation aux choses – que nous ne pouvons savoir si les principes de la connaissance sont nécessaires ou contingents – est en réalité une caractéristique positive des choses en elles-mêmes.

Il vaut la peine de marquer ici une pause afin de mettre en évidence la distinction décisive entre les variantes idéaliste et réaliste de la victoire spéculative sur le corrélationisme. L’idéalisme spéculatif affirme que l’en-soi n’est pas quelque objet transcendant se tenant « hors de » la corrélation, mais s’avère plutôt n’être rien d’autre que la corrélation en tant que telle. Il convertit donc la relation per se en une chose en soi ou un absolu : le dialecticien affirme que nous vainquons la réification métaphysique de l’en-soi lorsque nous nous rendons compte que ce que nous avons cru n’être qu’un simple « pour nous » est en fait l’en-soi. La corrélation est absolutisée lorsqu’elle devient en soi et pour soi. Mais ceci implique de transformer la corrélation en une entité métaphysiquement nécessaire ou causa sui. A l’opposé, le matérialisme spéculatif de Meillassoux affirme que le seul moyen de préserver l’en-soi de son incorporation idéaliste dans le pour-nous sans le réifier métaphysiquement est de s’aviser que ce qui est en-soi c’est la contingence du pour-nous, non sa nécessité. Ainsi, lorsque la facticité est absolutisée, c’est la contingence ou l’absence de fondement du pour-nous (la corrélation) qui devient en-soi ou nécessaire précisément dans la mesure où sa contingence n’est pas quelque chose qui est simplement pour-nous. Le matérialisme spéculatif affirme que, afin de maintenir notre ignorance de la nécessité de la corrélation, nous devons savoir que la contingence est nécessaire. En d’autres termes, si nous ne pouvons jamais connaître la nécessité de quoi que ce soit, ce n’est pas parce que la nécessité est inconnaissable, mais parce que nous savons que seule la contingence existe nécessairement. Ce qui est absolu, c’est le fait que tout est nécessairement contingent ou « sans raison ».

Ainsi, lorsqu’il est forcé à aller au bout des conséquences de ses propres prémisses, le corrélationisme est-il obligé de transformer notre ignorance à propos de la nécessité ou de la contingence de notre connaissance des phénomènes en une propriété pensable des choses en elles-mêmes. Finalement, comme le dit Meillassoux, « [l]'absolu est l'absolue impossibilité d'un étant nécessaire » (Après la finitude, p. 82). C’est le « principe de factualité » de Meillassoux qui, bien qu’il puisse paraître extrêmement maigre, a des implications qui sont loin d’être triviales. Il impose en effet des contraintes significatives à la pensée. Si un être nécessaire est conceptuellement impossible, alors le seul absolu c’est la possibilité réelle d’une transformation complètement arbitraire et radicalement imprévisible de toutes choses d’un moment à l’autre. Il importe de ne pas confondre ceci avec le classique panégyrique héraclitéen ou nietzschéen de l’absolu devenir, car celui-ci substitue simplement la nécessité métaphysique de la différence perpétuelle à la nécessité métaphysique de l’identité perpétuelle. Affirmer la primauté métaphysique du devenir revient à affirmer qu’il est impossible aux choses de changer ; impossible aux choses de rester les mêmes ; et donc à affirmer qu’il est nécessaire que les choses ne cessent de changer. Le flux de l’incessant devenir est donc conçu comme aussi inéluctable et métaphysiquement nécessaire qu’une stase immobile. Mais la nécessité métaphysique, qu’elle soit celle d’un flux perpétuel ou d’une fixité permanente, est précisément celle que le principe d’absolue contingence exclut. La nécessité de la contingence, telle que Meillassoux la soutient, implique un « temps absolu » capable d’interrompre le flux du devenir par un caprice arbitraire, ou de mettre à mal la fixité de l’être. Le temps absolu équivaut à un « hyper-chaos » auquel rien n’est impossible, si ce n’est la production d’un être nécessaire. C’est une contingence qui usurpe tout ordre, y compris l’ordre du désordre ou la consistance de l’inconsistance. Il est tout-puissant ; mais c'est une puissance absolue qui est « non-normée, aveugle, extraite des autres perfections divines [...] Une puissance sans bonté ni sagesse [...] un Temps capable de détruire jusqu'au devenir lui-même en faisant advenir, peut-être pour toujours, le Fixe, le Statique et le Mort. » (Après la finitude, p. 88)

 

 

(A SUIVRE : 5. LE PARADOXE DE L'ABSOLUE CONTINGENCE)

 

 

22/07/2007

Integri status

« La question de savoir si Nixon aurait pu ne pas être un être humain est un bon exemple de question qui ne relève pas de la théorie de la connaissance. Supposons que Nixon se révèle être un robot. Cela pourrait arriver. Nous pourrions avoir à déterminer si Nixon est un être humain ou un robot. Mais c'est là une question au sujet de notre connaissance. Par contre, la question de savoir si Nixon aurait pu ne pas être un être humain, étant donné qu'il en est un, cette question ne concerne pas notre connaissance, qu'il s'agisse de notre connaissance a posteriori ou de notre connaissance a priori. Elle concerne la façon dont les choses auraient pu se passer si elles ne se passaient pas comme elles se passent. » (Kripke, La logique des noms propres)

 

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« Un homme qu'un sentiment moral échauffe davantage qu'un principe, dans des proportions dont les autres n'ont pas idée, étant donnée la fadeur, et dans la plupart des cas, le manque de noblesse de leur sentiment, celui-là, ils se le représentent comme un fantasque. J'imagine Aristide chez les usuriers, Epictète parmi les gens de cour, et Jean-Jacques Rousseau au milieu des docteurs de la Sorbonne. J'entends d'ici retentir leurs rires moqueurs. » (Kant, Essai sur les maladies de la tête

 

 

19/07/2007

Tertium quid

« [L]e phallus est l’élément imaginaire qui symbolise l’opération par laquelle le réel de la vie est sacrifié à l’Autre du langage » (Lacan)

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« Réfléchissons... » (Mallarmé) 
 
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 « La vérité de la théologie est la pornographie » (Klossowski) 

 

 

07/07/2007

Ratio legis

 

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« Loi d'Identité: (2) x est identique à x [...] La plupart des logiciens [...] interprète (2) comme l'affirmation de la réflexivité de la relation d'identité : toute chose supporte avec elle-même cette relation, habituellement symbolisée par le signe "=". Cependant, certains philosophes sont très irrités à l'idée même que "=" puisse être une relation. "Comment pouvons-nous saisir la signification d'une relation autrement que comme étant quelque chose qui puisse être soutenu par une chose avec une autre chose ? ", demandent-ils. Et comme aucune chose ne peut soutenir l'identité avec une chose différente, ils en concluent que, quel que soit ce que "=" peut bien représenter, ce n'est pas une relation. » (Putnam, Philosophie de la logique

 

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« Platon rêvait beaucoup, et on n'a pas moins rêvé depuis. Il avait songé que la nature humaine, était autrefois double, et qu'en punition des fautes elle fut divisée en mâles et femelles. » (Voltaire, Le songe de Platon)
 
 
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  « La vérité, la vérité… » (Maeterlinck, Pelléas et Mélisande

 

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02/07/2007

L'Énigme du Réalisme (3)

par Ray Brassier

 

 

3. ANCESTRALITÉ ET CHRONOLOGIE


Les réponses de Meillassoux à ses critiques corrélationistes sont incisives et ingénieuses, et constituent indubitablement un ajout significatif au dossier à charge contre le corrélationisme. Toutefois, elles appellent aussi un certain nombre d’observations critiques. D’abord, on ne voit pas très clairement comment la distinction que fait Meillassoux entre ancestralité et distance spatio-temporelle peut être rendue compatible avec ce que la physique du XXème siècle nous a appris concernant l’indissociabilité fondamentale du temps et de l’espace, indissociabilité impliquée par l’espace-temps à quatre dimensions d’Einstein-Minkowski. « Antérieur » et « postérieur » sont des termes intrinsèquement relationnels qui ne peuvent être rendus intelligibles qu’à l’intérieur d’un cadre spatio-temporel de référence. Dans cette optique, l’insistance de Meillassoux sur la disjonction irréconciliable entre une lacune dans la manifestation et une lacune de la manifestation continue à reposer sur un appel à une incommensurabilité scalaire entre le temps anthropomorphique, privilégié par le corrélationisme, et le temps cosmologique au sein duquel il s’enchâsse. Cette incommensurabilité est attribuée à une asymétrie fondamentale entre les temps cosmologique et anthropomorphique : alors que le premier est présumé englober le début et la fin du second, l’inverse est supposé ne pas être vrai. Néanmoins, Meillassoux mène sa charge contre le corrélationisme d’une manière plus logique qu’empirique – en fait, nous verrons plus loin comment ceci le mène à remettre à l’honneur le dualisme de la pensée et de l’étendue – même si l’asymétrie à laquelle il en appelle ici est précisément fonction d’un fait empirique, et ainsi que le reconnaît Meillassoux (1), il n’y a pas de raison a priori à ce que l’existence de l’esprit, et donc celle de la corrélation, ne soit pas coextensive à l’existence de l’univers. Il s’agit précisément là, d’ailleurs, de l’affirmation de l’hégélianisme, qui conçoit l’esprit ou Geist comme une négativité autonome déjà à l’œuvre dans la réalité matérielle. Par consquent, la transcendance que Meillassoux impute au temps ancestral, en tant qu’il existe indépendamment de la corrélation, continue à se fonder sur un appel à la chronologie : c’est le fait (empirique) que le temps cosmologique précède le temps anthropomorphique, et qu’il lui succédera probablement, qui est invoqué dans l’explication de l’asymétrie entre les deux. A la lumière de l’appel implicite à la chronologie dans l’affirmation de Meillassoux selon laquelle l’archifossile indexe l’absence de manifestation, plutôt qu’un quelconque hiatus en son sein, il est difficile de voir comment  l’antériorité temporelle qu’il attribue au domaine ancestral pourrait jamais être comprise intégralement dans le cadre spatio-temporel dans les mêmes termes que ceux de la cosmologie, coordonnant les relations entre les événements passés, présents et futurs.  Un simple changement dans le cadre qui détermine la chronologie suffirait à dissoudre la prétendue incommensurabilité entre les temps ancestral et anthropomorphique, comblant ainsi l’abîme conceptuel qui est supposé séparer l’antériorité de la distance spatio-temporelle.



La conclusion à tirer est la suivante : aussi longtemps que l’autonomie de l’en-soi est comprise en termes d’un décalage purement chronologique entre les temps cosmologique et anthropomorphique, il sera toujours possible pour le corrélationiste de convertir l’antériorité supposée absolue qui est attribuée au domaine ancestral en une antériorité qui est simplement « pour nous », et pas « en soi ». En faisant dépendre son défi au corrélationisme du cadre spatio-temporel privilégié par la cosmologie contemporaine, Meillassoux gage l’autonomie de l’en-soi sur la chronologie. Le seul espoir pour assurer l’indépendance non équivoque de l’ « an sich » réside dans le fait de ne le faire dépendre ni de la chronologie ni de la phénoménologie. Ce qui entraînerait une conception de la chronologie qui exclurait autant la relation chronologique que l’intentionnalité phénoménologique. Les relations spatio-temporelles devraient être conçues comme une fonction de la réalité objective, plutôt que la réalité objective pensée comme une fonction des relations temporelles. En insistant pour enfoncer un coin entre le temps ancestral et la distance spatio-temporelle, Meillassoux redonne par mégarde une primauté au temps aux dépens de l’espace, ce qui est symptomatique de l’idéalisme, et qui avalise involontairement l’assertion de ses opposants selon laquelle toute réalité non ancestrale peut être expliquée de manière non problématique par la corrélation. La force de la réplique de Meillassoux masque donc une concession significative au corrélationisme. Il est en tous cas certain que ce n’est pas seulement le phénomène ancestral qui défie ce dernier, mais tout simplement la réalité telle qu’elle est décrite par les sciences naturelles modernes. Selon celles-ci, nous sommes entourés par des processus qui ont lieu le plus souvent indépendamment de quelque relation que nous pourrions avoir avec eux : ainsi les plaques tectoniques, la fusion thermonucléaire, et l’expansion galactique (sans mentionner les réserves de pétroles non découvertes ou les espèces d’insectes inconnues), sont-elles des réalités indépendantes de l’homme aussi autonomes que l’est l’accrétion de la Terre. Le fait que ces processus soient contemporains de l’existence de la conscience, tandis que l’accrétion de la Terre l’a précédée, n’a rien de pertinent. Maintenir le contraire, et insister sur le fait que c’est seulement la dimension ancestrale qui transcende la constitution corrélationnelle, revient à impliquer que l’émergence de la conscience marque une sorte de rupture ontologique fondamentale, bouleversant l’autonomie et la consistance de la réalité, à tel point qu’une fois que la conscience est entrée en scène, rien ne peut plus poursuivre une existence indépendante. Le risque, c’est qu’à privilégier l’archifossile comme seul paradigme d’une réalité indépendante de l’esprit, Meillassoux cède trop de terrain au corrélationisme qu’il désire détruire (2).

 



(1) Cf. Après la finitude, 161.

(2) Concernant tous ces points critiques, je suis redevable à Graham Harman, Robin Mackay, et Damian Veal.

 

 

(A SUIVRE : 4. LE PRINCIPE DE FACTUALITÉ