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27/02/2008

Blackest Ever Black (4 et fin)

Redécouvrir la polyagogie de la matière abstraite.

Par Robin Mackay (en collaboration avec Russell Haswell et Florian Hecker)

 

 

Tout au long de ses quatre mouvements, Blackest Ever Black est hanté par des lignes fugitives issues du dehors, ainsi que par des foules de personnages sonores. L’auditeur essaie naturellement – mais sans y parvenir – de leur appliquer le test de la récognition : cigales, feux d’artifices hurlants, ondes d’écume, nuages crépitant de larsen, ou machines de guerre sonores. Il arrive parfois que les glissandi et la latitude du son rappellent ces instruments « cosmiques » qui se tiennent en marge des orchestres, et qui pointent d’autres espaces au-delà – les Ondes Martenot, chères à Messiaen (qui font « entendre cette vérité que tous les devenirs sont moléculaires » (60)), le thérémine, l’hydrocrystalophone (harmonica de verre, censé rendre fou), ou le spectre inharmonique du bar chimes. Toutefois, durant les périodes sonores massivement différenciées, l’auditeur a plutôt le sentiment qu’il surprend une transmission codée venue d’une autre planète » (61), qu’il est absorbé dans quelque matériau inconnu en état d’extrême torsion, ou qu’il est le témoin de l’effondrement catastrophique de structures filamentaires microphysiques, d’une décomposition cellulaire ou d’un processus graduel de liquéfaction – c’est souvent un écho de la guerre de Xenakis ; la sinistre plainte des avions de guerre à travers le ciel.

Blackest Ever Black invoque donc un univers d’objets fantômes innommables, qui entrent en collision et en résonance, se raclent et se dévorent les uns les autres, puis qui, soudainement, expirent ou deviennent incandescents. C’est parfois métallique et bourdonnant d’électricité, parfois mobile et animé (et la plupart du temps « insectoïde » – de Messiaen à Xenakis, « c’est comme si l’âge des insectes avait relayé le règne des oiseaux, avec des vibrations, des stridulations, des crissements, des bourdonnements, des claquements, des grattages, des frottements beaucoup plus moléculaires. »  (62)

Selon Xenakis, le temps, la hauteur de note, l’intervalle et l’intensité peuvent être caractérisés comme des nombres réels ; mais, au sein de ce régime mathématique pour lequel « nous sommes tous pythagoriciens » (63), le timbre n’est pas structural et ne peut pas être ordonné ; c’est une question de vagues zones d’indiscernabilité, connectées de manières multiples, et topologiquement imprévisibles » (64) – L’ORGUE RENCONTRE LA FLÛTE SUR LE PLAN DE CONSISTANCE(65). Le système des séries hétérogènes de multiplicités quantitatives donne naissance à une multiplicité qualitative du type des variétés continues de Bergson-Riemann (auteurs évidemment rapprochés par Deleuze). Et dans ce monde sonore fait de « matière de type protoplasmique » (66) (« [l]e matériau, c’est une matière molécularisée » (67)) qui a tant scandalisé les pairs de Xenakis, la continuité est la règle. Les instruments terrestres deviennent des familles d’invariants topologiques (variant selon la taille et l’élasticité des matériaux) ; et en dehors de leur zone multidimensionnelle, infinie mais circonscrite, rôdent des instruments avec lesquels, pourrait dire Leibniz, nous sommes, en droit, incompossibles. « [Etendre] la variation bien au-delà de ses limites formelles » (68) précipite une espèce de régression cosmique vers l’état embryonnaire de la musique – avant que la musique soit née, il y avait le grand et vibrant œuf cosmique, l’orgue-sans-organe. « La vérité de l’embryologie, déjà, c’est qu’il y a des mouvements vitaux systématiques, des glissements, des torsions, que seul l’embryon peut supporter : l’adulte en sortirait déchiré. » (69) Comme Haswell & Hecker le démontrent nettement, la polyagogie d’UPIC replonge doucement le compositeur et le public dans une espèce d’état larvaire, et elle nous permet de traverser et d’habiter toute l’étendue de ce sono-vers, avec « seulement un peu d’ordre » (70) pour survivre à ces transformations dévastatrices. Plutôt que de nous rejeter dans l’infini, la polyagogie, qui comprend une cartographie de l’Idée objective de la musique, nous apprend à nager dans le son. Comme l’écrit Deleuze :
« Apprendre, c’est pénétrer dans l’universel des rapports qui constituent l’Idée, et dans les singularités qui leur correspondent […] Apprendre à nager, c’est conjuguer des points remarquables de notre corps avec les points singuliers de l’Idée objective, pour former un champ problématique. » (71)

La polyagogie comme discipline du devenir : ce que Xenakis dit des interprètes de sa musique peut sûrement s’étendre à son public : « Je prends réellement en compte [leurs] limitations physiques […] mais ce qui est une limitation aujourd’hui peut ne pas en être une demain. » (72) « C’est le privilège du compositeur que de déterminer ses œuvres jusqu’au moindre détail » (73), mais ceci permet aussi de « donner à l’artiste […] la joie du triomphe – un triomphe qu’il peut surpasser grâce à ses propres capacités » (74) dans une rencontre avec un plus haut degré de généralité, qui réunit et reconnecte la musique réellement existante (les « îles » (75)) en une Idée pangéique, cosmique, en variation continue :
« Nous devrions être capables de construire l’édifice musical le plus général, dans lequel les énoncés de Bach, Beethoven ou Schönberg, par exemple, seraient les actualisations singulières d’une virtualité gigantesque. » (76)

Même si Xenakis regrette le « compromis perpétuel » (77) qui l’empêche de devenir un « pur ontologue » comme Parménide, il se rend compte qu’un tel « compromis perpétuel » est aussi une « exploration perpétuelle » (78) de cette virtualité, un empirisme transcendantal. Puisque la musique n’est en fait rien d’autre que ce compromis entre le mathématique et le biologique, entre la structure et la main, entre l’Idée « hors-temps », un plan continu peuplé de « notes sans son » (79), et leur devenir manifeste sous certaines conditions de sélection, celles de la durée que « nous » sommes. On peut remarquer ici la proximité de Xenakis à son contemporain, qui est aussi une inspiration mathématique de Deleuze, Albert Lautman, dont le platonisme révèle une dialectique (qui comprend précisément les couples discret/continu, local/global, unité/multiplicité, qui sous-tendent l’œuvre de Xenakis) qui nous est éternellement inaccessible excepté par le biais d’une contemplation spéculative continue des théories mathématiques qui l’ « incarnent » (80). Les Idées, ou problèmes, sont seulement ces choses qui sont hors d’atteinte, que nous tentons de saisir, et qui rendent la vie à la fois insupportable et supportable. Et la musique rappelle cette lutte.

On peut alors affirmer que la synesthésie est l’anamnèse propre à l’apprentissage polyagogique. Une sensation de ce qui ne peut être ni vu ni entendu, « les couleurs du son » (81), un « usage transcendantal » des facultés et l’effondrement de leurs frontières – c’est une expérience des mathématiques dans leur forme la plus pure, désincarnée du symbolique lui-même. La musique est-elle autre chose ?

De la même manière qu’il reprend à son compte la théorie leibnizienne des petites perceptions, Xenakis lui-même semble aussi personnifier un type de « déduction transcendantale » qui rappelle la théorie hallucinatoire de la perception mise en avant par Deleuze (82). L’héritage de la guerre – acouphènes chroniques, un œil perdu – oblige Xenakis à reconquérir le monde par des principes abstraits, risquant des « généralisations » tel un solitaire de Beckett, ou l’un des animaux de Kafka, depuis « un puits profond […] Et j’y suis toujours, à tel point que je dois penser davantage que si j’étais capable de saisir la réalité de manière immédiate. » (83) Un avantage incontestable puisque, comme l’a montré Bergson, les « données immédiates » ne sont jamais « données » ; et nous avons vu de quelle manière UPIC visait à reproduire ce « devenir-enfant » en forçant le compositeur à se débarrasser de ce qu’il « savait » de la musique. Cette focalisation sur la reconstruction du monde à partir de l’intérieur met Xenakis et Deleuze en opposition à un modèle contemplatif de type zen. De fait, voici ce que Deleuze & Guattari soutiennent dans un passage qui entre en résonance avec la cinglante disqualification de la tentative de Cage de « laisser parler l’univers » (84) en supprimant l’instance du compositeur :
« On prétend ouvrir la musique à tous les événements, à toutes les irruptions, mais, ce qu’on reproduit finalement, c’est le brouillage qui empêche tout événement […] au lieu de produire une machine cosmique, capable de « rendre sonore » (85) »

La contemplation est déjà action, sélection, composition (86), pour autant que cette contemplation prenne la forme exploratoire active d’un empirisme transcendantal : il ne s’agit pas de « laisser être la musique » mais de sonder attentivement son être afin de découvrir son matériau fondamental et sa vie.« En écrivant de la musique électronique vous devez aussi inventer de nouveaux outils. » (87)

Si le plus grand acte de création c’est de créer quelque chose avec quoi l’on puisse créer – à l’imitation de la « physis physeôs (88) – alors on peut dire que UPIC serait, si ce n’est le travail le plus important de Xenakis, du moins la part de son héritage créatif la plus significative à destination des musiciens du futur, même si celle-ci est encore latente. On peut espérer que parmi ces derniers, d’autres relèveront le gant de la « grande célébration de l’univers sonore de Xenakis » (89) qu’est Blackest Ever Black, et remettront en pratique la polyagogie de la matière abstraite, en créant une musique qui « émeut l’âme, la rend ''perplexe'' » (90) ; c’est-à-dire une musique accompagnée d’une philosophie qui, de la même manière, « tend à élaborer un matériau de pensée pour capturer des forces non pensables en elles-mêmes. » (91)


(FIN)



(60) Deleuze & Guattari, Mille plateaux, 379.

(61) « Lorsque les astrophysiciens reçoivent des signaux de l’espace par l’intermédiaire des radiotélescopes, il est important que ceux-ci s’interrogent sur leur qualité et leur périodicité, afin d’être en mesure de tirer des conclusions eu égard aux phénomènes spatiaux […] Des messages transmis par des êtres intelligents doivent se différencier de signaux naturels [qui] sont plus ou moins périodiques […] Des messages envoyés par des êtres intelligents arrivent eux aussi sous forme de signaux périodiques, dans une certaine mesure du moins, sinon ce ne serait que du bruit […] [Ce] problème très profond […] se superpose à la question du modèle de la récognition dans le champ de la synthèse du son et celui des modèles mélodiques. » (Xenakis, in Varga, Conversations, 92)

(62) Deleuze & Guattari, Mille plateaux, 379.

(63) Xenakis, Formalized Music, 2002.

(64) « Nous ne pouvons pas dire qu’entre deux timbres un chemin et un seul peut être tracé. » (Xenakis, in Varga, Conversations, 83)

(65) « […] prenez le sol mineur d’un orgue : l’onde sonore est douée d’une certaine complexité. Lorsque vous allez vers de grandes hauteurs de notes, la complexité diminue jusqu’à ce qu’on arrive quasiment à une onde sinusoïdale […] Donc […] plus vous gravitez autour des notes les plus hautes, plus il y a convergence vers le son de la flûte. » (Xenakis, in Lohner, « Interview »)

(66) Xenakis, in Varga, Conversations, 35 (la description faite par le sérialiste Antoine Goléa de la première de Metastaseis à Donaueschingen).

(67) Deleuze & Guattari, Mille plateaux, 422.

(68) Ibid., 379.

(69) Deleuze, Différence et répétition, 155-156.

(70) Deleuze & Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, 189.

(71) Deleuze, Différence et répétition, 214.

(72) Xenakis, in Varga, Conversations, 65.

(73) Ibid., 56.

(74) Ibid., 66.

(75) Xenakis in Varga, Conversations, 51, 59.

(76) Xenakis, Formalized Music, 207.

(77) Xenakis, in Lohner, « Interview », 55.

(78) Ibid., 54.

(79) Lohner, « The UPIC System », 46.

(80) Cf. Lautman, Les mathématiques, les idées et le réel physique.

(81) Xenakis, in Varga, Conversations, 72 ; « C’est la “couleur” du son qui compte de plus en plus. » (Deleuze & Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, 180) Messiaen lui-même soutenait qu’il voyait les couleurs de la musique (« les couleurs des musiciens ne doivent pas être confondues avec les couleurs des peintres ») apparaître toutes à la fois, comme avec les vitraux de la Sainte-Chapelle à Paris, qui fut pour lui une « révélation lumineuse ». Et Xenakis lui-même (in Varga, Conversations, 173) invoquera la « Couleur Intime » qui ne peut pas être prédite, même par un compositeur expérimenté, à partir des groupes de notes individuelles. Cf. Mille plateaux, 429 : « les phénomènes de synesthésie […] ne se réduisent pas à une simple correspondance couleur-son, mais [...] les sons tiennent le rôle-pilote et induisent des couleurs qui se superposent aux couleurs vues, leur communiquant un rythme et un mouvement proprement sonores. »

(82) Cf. Deleuze, Le Pli.

(83) Xenakis in Varga, Conversations.

(84) « Nous rencontrons tous des sons fortuits dans notre vie quotidienne. Ils sont absolument banals et ennuyeux […] Le silence est ennuyeux […] Reproduire des banalités ne m’intéresse pas » (Xenakis, Alloys, 94-95). Néanmoins, Xenakis respectait beaucoup Cage et soutenait son travail depuis le début – Cf. Varga, Conversations, 55-6.

(85) Mille plateaux, 424. Deleuze & Guattari, en fait, continuent et mentionnent Cage.

(86) Cf. A. Villani, « 'I Feel I Am A Pure Metaphysician': The Consequences of Deleuze's Remark», in Collapse volume III.

(87) Xenakis, in Lohner, « Interview », 50.

(88) Cf. A. Villani, « 'I Feel I Am A Pure Metaphysician': The Consequences of Deleuze's Remark», in Collapse volume III.

(89) Roads, « Blackest Ever UPIC ».

(90) Deleuze, Différence et répétition, 182.

(91) Deleuze & Guattari, Mille plateaux, 422.

 

 

Post Scriptum

L'intégralité de ce texte est disponible au format .pdf dans la rubrique Traductions. S'y trouvent de plus les « images » extraites de la partition électronique de Haswell & Hecker.

 

 

22/02/2008

Blackest Ever Black (3)

Redécouvrir la polyagogie de la matière abstraite.

Par Robin Mackay (en collaboration avec Russell Haswell et Florian Hecker)

 

 

« C’est que le moléculaire a la capacité de faire communiquer l’élémentaire et le cosmique : précisément parce qu’il opère une dissolution de la forme qui met en rapport les longitudes et les latitudes les plus diverses, les vitesses et les lenteurs les plus variées, et qui assure un continuum en étendant la variation bien au-delà de ses limites formelles. » (Deleuze & Guattari (35))

 

La captation simultanée du cosmique et de l’élémentaire suppose que l’expérimentation matérielle la plus radicale est aussi une vraie démocratisation des moyens. Contre l’élitisme théorique de l’avant-garde, les lignes de son d’UPIC procurent un medium « plus universel » (36) pour « produire, explorer, et créer de nouveaux mondes musicaux » – « tout le monde peut comprendre une ligne ». Les pratiques - pénétrées de théorie - des avant-gardes opèrent ultimement un nouveau surcodage de la musique qu’elles ont libéré de la tradition classique, et constituent aussitôt une nouvelle caste sacerdotale rompue à des théories très spécifiques. Elles isolent des étendues entières de terres inexplorées, créant, selon les mots mêmes de Xenakis, de nouvelles « îles » (37) musicales. Si la portée musicale est bien un mixte non résolu entre le symbolique et le graphique, le sérialisme tend seulement à exacerber cet état de fait tout en se reterritorialisant sur un modèle construit à partir de structures composites mal analysées (les douze tons et leurs transformations) – comme si on avait démantelé le domaine de la musique uniquement dans le but de le reconstruire en utilisant un nouveau système ésotérique de construction, le rendant finalement inhabitable. Avec UPIC, Xenakis cherche à atteindre le maximum de déterritorialisation grâce à une technologie non médiatisée par des théories, car basée exclusivement sur l’acoustique élémentaire (38). Elle permet au compositeur, par le biais d’une interface graphique, de construire, sensiblement, un nouvel habitus, une reterritorialisation minimale (« seulement un peu d’ordre pour nous protéger du chaos » (39)) : un outil qui opère non avec des points conventionnels surcodés, mais avec des « graphiques » (40), des « arcs sonores » (41).

 

C’est cette double visée d’un maximum de déterritorialisation et d’une exigence d'accessibilité universelle que Xenakis nomme polyagogie (42). Et il est important de remarquer qu’UPIC fut non seulement conçu comme un moyen de rendre la composition expérimentale plus efficace pour le compositeur, mais aussi comme une manière d’en faire littéralement « un jeu d’enfant ». L’engagement de Xenakis consistant à ouvrir à tous ces riches et nouveaux espaces de liberté musicale était explicite dès la fondation du CEMAMu. Celui-ci visait à établir « un autre niveau de savoir conscient » grâce à la reconnaissance, et la mise en pratique, du fait que « chacun est créatif » (43). Il encourageait les enfants et leur permettait de « se développer hors du système tonal qui en général prévaut toujours dans la civilisation occidentale » (44). Ce n’est pas que l’enfant puisse « jouer à » être un compositeur, mais plutôt que le compositeur s'octroie ainsi le statut d’un enfant en relation avec le son, et doit jeter par-dessus bord ce qu’il « sait » de la musique : solfège, harmonie, contrepoint, etc., qui apparaissent être des obstacles sur la voie du devenir-musique (ainsi que Messiaen l’a deviné dans le cas de Xenakis lui-même). L’usage d’un geste manuel crée un couplage direct entre le son et l’esprit (« directement à l’esprit » (45) ; « La main est l’organe du corps qui a le plus de proximité avec le cerveau » (46) – avec UPIC, « nous pouvons résoudre les problèmes de composition directement, avec nos mains » (47). Ce qui compte n’est pas tant tel morceau particulier composé avec UPIC, mais ce devenir dans lequel l’utilisateur apprend une coordination « main-œil-oreille », aussi nouvelle pour le compositeur que pour l’enfant ; une « pédagogie interdisciplinaire à travers le jeu. » (48).

 

Blackest Ever Black renoue avec le pouvoir de cette vision, trente ans après la réalisation du premier modèle opérationnel d’UPIC, et à une époque où les manipulations digitales du son sont devenues banales et répandues. Bien sûr, le projet de Xenakis concernant un marché de masse pour UPIC a échoué (49). En un certain sens, toutefois, ses explorations pionnières sur le son furent les précurseurs des producteurs modernes de pop pour lesquels la « construction du son » est l’objet d’ajustements techniques méticuleux relativement éloignés des préoccupations musicales traditionnelles. Mais également, à l’âge de l’échantillonnage numérique, dans lequel une seconde de l’enregistrement pop le plus banal a été l’objet de plus de manipulations électroniques que l’œuvre entière de Stockhausen, nous pouvons nous demander comment UPIC peut représenter autre chose qu’une relique d’un rêve intellectualiste, dont la sensibilité austère, crispée, et encore trop classique, a été renversée, et ce même si ses buts ont été réalisés au sein la musique populaire ?

 

L’évolution de l’instrumentation électronique nous conduit, à partir d’une machine où les musiciens devaient physiquement connecter les circuits et les oscillateurs, puis de claviers dotés de banques de sons préprogrammés, jusqu’à la technologie de l’échantillonnage, pour laquelle n’importe quel son peut devenir un instrument prêt à l’emploi. Et maintenant, l’enregistrement sur disque dur (HDR), tout comme UPIC, donne un accès direct à la « courbe », ainsi qu’à un matériau sonore fondamental, stratifié de manière transparente et éditable à tous les niveaux. En réalité, il est tout à fait possible pour les musiciens qui utilisent le HDR de « dessiner » des ondulations sur l’écran, de la même façon qu’avec UPIC. Mais l’extrême facilité que procure cette technologie semble ne pas passer le test cher à Xenakis relatif à la puissance de la simplicité (50). Ici, il est tentant de risquer une analogie entre la musique et les jeux vidéos (1978 étant tout à la fois l’année de Mycenae Alpha et de Space Invaders) : là où la technologie rudimentaire des premiers jeux exigeait un vrai devenir-synesthésique entre l’humain et la machine, les jeux contemporains, avec leur capacités représentationnelles immaculées, peuvent (et le font trop souvent) échouer à créer ce lien symbiotique.

 

La clef pour mesurer l’importance toujours actuelle d’UPIC est de le comprendre dans le contexte de la campagne polyagogique destinée à libérer les enfants de l’héritage musical occidental avant qu’ils en soient définitivement prisonniers. Maintenant, il est tout à fait possible qu’en reterritorialisant la matière abstraite du son sur un paysage d’attracteurs d’excitations et de tics rythmiques, les bords externes de la musique pop initient une lente dérive de l’homme vers le plan du son abstrait, par le biais d’une contagion rythmique comparable à cette polyagogie. En fait, cette affinité souterraine se révèle dans les lightshows et les éruptions de sub-basses électroniques des « UPIC diffusion sessions » (se produisant souvent en club), de Haswell & Hecker. Mais la musique électronique populaire a tendance à profiter de l’excitation produite via des aliénations sonores violentes et discordantes. Au contraire, si Blackest Ever Black proclame le choc d’une rencontre inouïe avec le son, cela ne doit pas obscurcir le fait que Xenakis envisageait un processus continu et participatif de rééducation (ou de « déséducation ») sonore, par l’intermédiaire de l’interface main-œil d’UPIC, interface permettant un gracieux « glissando » entre les propensions naturelles de l’oreille humaine et les vastes virtualités du son.

 

UPIC crée un « plan de consistance » entre l’appareil main-œil et la matérialité du son, réalisant ainsi un phylum abstrait qui les recouvre et qui s’avère être le lieu de la synesthésie. En dissimulant les formes et leur production derrière des codes opaques, les pratiques symboliques (telles que le sérialisme) militent contre la synesthésie : la « section » qu’ils choisissent au sein de la possibilité musicale n’est pas assez nette. Bien sûr, la synesthésie n’est pas un but en elle-même, ni pour Xenakis, ni pour l’UPIC, ni pour Haswell & Hecker. Elle semble toutefois jouer le rôle d’un signe indiquant que l’on a accédé à des formes qui n’appartiennent plus à l’organisme humain ou à son système perceptif, mais qui bien plutôt le pénètre depuis le dehors.

 

Au-delà de cette vision d’un « devenir », la polyagogie peut aussi être dite correspondre à certains égards à ce que Deleuze appelait de ses vœux : un programme expérimental d’ « empirisme transcendantal ». Ce dernier initie une rencontre qui dévoile l’audiendum – ce qui ne peut qu’être entendu, et donc qui ne peut pas être entendu comme (re)connaissable (51), c’est-à-dire la conception de la matière sonore comme série d’intensités, ou différence de pression moléculaire – « le phénomène le plus proche du noumène » :

« [Nous sommes] dans une sorte de continuum qui va des objets usuels que nous utilisons en musique jusqu’aux aspects inaudibles de la musique, mais qui produisent ces événements à un niveau supérieur. » (52)

 

Il offre aussi une possibilité théorique pour rendre compte de la manière dont ce matériau est intégré, individué, rassemblé en des formes reconnaissables. Ceci ouvre la voie à un « exercice disjoint, supérieur ou transcendant » de la faculté musicale (53). UPIC réinstitue un lien phylogénétique au continuum nouménal ou à l’en-soi caché de la différence sonore, qui nous permet de rendre sonore ce qui peut n'être (ou n'être pas) qu’entendu. Ensuite, « c’est devenu un problème de consistance ou de consolidation : comment consolider le matériau, le rendre consistant, pour qu’il puisse capter ces forces non sonores, non visibles, non pensables » (54); « élaborer un matériau de [son] pour capturer des forces non pensables en elles-mêmes. » (Xenakis (55))

 

Tout ceci soulève la question de l’expression. Dans Blackest Ever Black, Haswell & Hecker utilisent UPIC en tant qu’appareil sténographique destiné à traduire en sons des images d’événements contemporains, leurs propres croquis, et enfin des dessins surréalistes automatiques en temps réel. Mais bien entendu, il n’est pas question ici d’ « analogie sonore bêtement littérale » (56). UPIC peut « permettre à l’enfant de découvrir ce qu’un poisson, une maison, ou un arbre produisent comme son » (57), de la même manière que Haswell & Hecker nous donne l’opportunité d’ « écouter la forme des feuilles, celles de atrocités terroristes et des kebabs » (58). Ils ne nous invitent toutefois pas à un jeu de récognition, mais plutôt à participer à une dérive polyagogique. De la même manière, la synesthésie, loin d’être une espèce d’harmonie entre des formes reconnaissables, est signe d’une rencontre avec le dehors, à tel point que ce qui est « exprimé » dans le travaux d’UPIC sont ces structures qui nous croisent obliquement. C’est la machine qui nous apprend de quoi les dessins sont des dessins, et nous sommes alors momentanément transportés hors de nous-mêmes ; ce qui nous incite à une enquête polyagogique plus profonde (59).

 

 

(A SUIVRE)

 

 

(35) Mille plateaux , 379.

(36) Xenakis, in Lohner, « Interview », 51.

(37) Xenakis, in Varga, Conversations, 54, 59. Xenakis, plus tard, identifiera mathématiquement les transformations du sérialisme à l’aide du groupe de Klein.

(38) Xenakis, in Lohner, « Interview », 51.

(39) Deleuze & Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, 189.

(40) Xenakis, in Lohner, « Interview », 52.

(41) Lohner, « The UPIC System », 48.

(42) « Polyagogique, selon mon expression – agogie signifie exercice ou introduction relativement à une discipline ; poly veut dire plusieurs. » Xenakis, in Conversations, 121.

(43) Lohner, « The UPIC System », 43.

(44) Ibid.

(45) Xenakis, in Lohner, « Interview », 51.

(46) Ibid.

(47) Xenakis, in Conversations, 120.

(48) Cette dimension a été menée encore plus loin dans les dernières versions d’UPIC qui autorisent une manipulation en temps réel – une possibilité exploitée dans le live de Haswell & Hecker « UPIC Diffusion Sessions ».

(49) Cf. Lohner, « The UPIC system », 44.

(50) Ceci est à noter, et reflète quelque chose du paradoxe de l’héritage de Xenakis. Alors que UPIC vise à une « généralisation » maximale dans toutes les dimensions, Curtis Road remarque que « la palette sonore d’UPIC est complètement singulière » (Roads, « Blackest Ever Black UPIC ») – contrairement à le HDR, UPIC est, à proprement parler, un instrument de musique. Bien qu’utilisé dans un esprit d’obfuscation délibérée, son espace sonore est très caractéristique et possède une intégrité réelle. Bien sûr, cette cohérence doit quelque chose au fait que le but visé par Xenakis avec UPIC, tout comme avec sa composition, n’est jamais de faire exploser ou de détruire, mais d’isoler ce qui fait tenir les choses ensemble : quelle est la cohérence du son ?

(51) Deleuze, Différence et répétition, 182.

(52) In Lohner, « Interview », 53.

(53) Deleuze, Différence et répétition, 185-186.

(54) Deleuze & Guattari, Mille plateaux, 423.

(55) Ibid., 422.

(56) D. Fox, « Seen and Heard », Frize 98 (avril 2006).

(57) Xenakis, in Varga, Conversations, 121.

(58) Roads, «Blackest Ever UPIC».

(59) En relation avec la notion d’expression, il faut noter qu’en 1976, pour la soutenance de sa thèse de doctorat (publiée sous le titre Arts/Sciences. Alliages), Xenakis a choisi Michel Serres comme membre du jury. Serres, avec Le système de Leibniz (Paris, PUF, 1969), proposa de lire Leibniz comme un proto-structuraliste pour lequel les relations découvertes par les différents modes de connaissance sont les expressions d’un ordre structural universel. De ce point de vue, on pourrait rechercher avec profit la relation entre la mathesis universalis de Leibniz, la « morphologie globale » de Xenakis, et l’œuvre de Lautman (récemment republiée : Les mathématiques, les idées et le réel physique, Paris, Vrin, 2006).

  

17/02/2008

Objectiones et Responsiones

 

«  Raison qui finement s'exprime. » (Chénier)

 
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Lors de la parution de Collapse volume II, fut ici brièvement présenté l'ouvrage de Quentin Meillassoux intitulé Après la finitude. Cet essai philosophique contemporain de grande qualité s'en prend notamment au principe de raison suffisante, et s'emploie à démontrer la nécessité de la contingence.

Je proposai ensuite la traduction française de l’article de Ray Brassier (« L'énigme du réalisme »), consacré à une discussion de ce livre et à la critique de l’utilisation du concept d’intuition intellectuelle par Meillassoux.

Avant d'évoquer ultérieurement la teneur de la réponse de ce dernier, qui intervint lors du colloque Speculative realism de 2007 (intégralement retranscrit dans Collapse volume III), je remets à l’honneur un long échange que j’eus ici même (lors de la publication de l'article de Brassier) avec un objecteur anonyme et habile, fort incisif à l’endroit des thèses de Meillassoux. Ses objections ont l'intérêt d'illustrer bon nombre des difficultés et des interprétations qu'Après la finitude peut susciter chez certains lecteurs.

Je précise que ma réponse, principiellement neutre, tente de faire valoir les spécificités de l'argumentation de Meillassoux, face à un raisonnement qui vise avant tout à la réfutation des thèses elles-mêmes, bien plus qu'à celle de leur démonstration, et ce alors même que l'essentiel de cette attaque est déjà contrecarrée in nuce.

Mais pour autant, l'examen et la réflexion restent, bien entendu, ouverts. En effet, à ma connaissance, s'il est clair que le réalisme spéculatif de Meillassoux accule le raisonnement corrélationiste à une position intenable (paradoxe de l'archifossile, etc.), aucune contradiction rationnelle n'a pour l'instant été apportée à ce nouveau type de réalisme. Alors, peut-on se demander, sur quoi une telle réfutation devrait-elle se focaliser pour parvenir à ses fins ? Nous verrons ce qu'il en est après avoir étudié la question de l' « intuition intellectuelle » selon Meillassoux.

Mais passons hic et nunc à l'objection et à la réponse.

 

 

Objection anonyme :

« Nous voulons pointer ici l’inconsistance de la thèse de Meillassoux, qui ne peut, dès lors qu’il est entré dans le dit « cercle corrélationnel », en sortir en y creusant une faille de l’intérieur, au moyen des armes qui ont servi à tracer ce cercle. En effet, il s’agit précisément pour Meillassoux d’une « conversion du regard » qui doit voir autre chose que ce qu’on voit habituellement dans la facticité : non, négativement, les limites de la pensée, mais positivement un savoir de l’absolu nécessité de la contingence, de la nécessité qu’il y a pour l’être de n’être qu’un fait, et un fait sans raison aucune, c’est-à-dire un savoir certain de ce que la facticité, qui chaque fois n’est constatée que de fait, ne soit pas elle-même factuelle, i.e ne puisse pas ne pas être. Ce savoir, donné par une intuition intellectuelle, moyennant une conversion du regard, est nécessaire pour ensuite en faire dériver les conditions et conséquences non quelconques. Cet accès à l’être nécessite comme condition de possibilité une activité de la pensée. Nous ne sortons donc pas du corrélationisme, et ainsi de la pensée pour entrer dans la pure présence d’un en-soi.

Mais Meillassoux a bien conscience de n’accomplir que la dernière étape qui achève le même mouvement originaire qu’est le corrélationisme, et avec lequel il ne pourrait être dit ainsi en totale rupture puisqu’il s’agit de partir de ses prémisses pour déceler un savoir positif au sein même de ce qui se donnait comme un constat d’ignorance. Il s’agit de prolonger le mouvement de pensée qui constate : la facticité des choses eu égard au fait que l’être est toujours déjà un être-donné facticiel à la pensée qui le pense ; et le double fait : que le Tout Autre est pensable ; que nous ne sommes pas en possession d’une connaissance certaine d’une raison suffisante de l’être tel qu’il nous est donné (par conséquent que toutes les théories explicatives du monde, ou assertant d’une raison ultime de l’être, peuvent être vraies, ou plutôt qu’aucune n’a les moyen de prouver a priori la vérité qu’elle asserte). Ainsi, si nous ne pouvons légitimement affirmer la nécessité réelle du monde en vertu de ce que nous ne possédons pas de savoir d’une raison nécessitante qui rendrait compte de ce que les choses sont ce qu’elles sont, refusant toute preuve ontologique a priori, il nous faut prolonger ce mouvement de constat pour ne pas voir simplement qu’un fait – l’état d’ignorance dans lequel nous nous trouvons toujours-déjà –, mais bel et bien la nécessité pour la pensée de penser l’absolument Autre comme possible réel et donc l’ouverture d’un champ absolu de possibles dits réels en ce sens que rien ne peut s’opposer à ce qu’ils reçoivent l’existence. Le Tout-autre, parce que pensable, est aussi absolument possible, et dans cette possibilité assertée, parce que pensable, de l’absolument autre, réside quelque chose d’absolu comme la nécessité pour la contingence d’être, i.e. l’absoluité de la contingence. Il est nécessaire que les choses puissent ou non être ou ne pas être, être ou non différentes de ce qu’elles sont dès qu’elles sont. Il ne pourrait pas ne pas être que les choses puissent être autres qu’elles ne sont.

Cela présuppose donc que c’est à partir de la pensée seulement, en vertu de son activité, que quelque chose comme une nécessité de la contingence peut être décelée et ainsi posée, puisqu’il faut pour cela une instance reconnaissant l’absolue facticité de la situation qui est la sienne. En effet, cet en soi, pour être, a besoin de l’intuition intellectuelle qui voit dans le fait de la facticité, une nécessité du fait, qui voit dans la pensabilité du tout autre, la possibilité du tout autre, qui voit dans les possibles d’ignorance qu’elle décèle par ignorance des raisons nécessitantes, des possibles réels, qui voit donc la possibilité réelle pour tout possible de se substituer à ce qui est, et ce, sans raison. Sauf que Meillassoux entend bel et bien penser à cet endroit un absolu, c’est à dire une structure de l’être en-soi, subsistant tel que déterminé par la pensée indépendamment de la pensée qui le pense et pour laquelle pourtant seulement peut-il faire sens. Il s’agit, au moyen de ce qu’il nomme une intuition intellectuelle, de penser un en soi indépendant de la pensée pour être tel que perçu. Il y a donc bien décision outrancière, eu égard aux capacités réelles de la raison -capacités que nous déterminons au moyen de l’examen de ce qui est susceptible d’être prouvé ou non a priori conceptuellement-, d’assentir à un en-soi qui, hypostasié, ne serait rien d’autre que le rien capable de tout, l’absence absolue de raison pouvant donner raison de tout à tout moment et sans raisons.

Comprenons que cette absolutisation qui consiste pour l’auteur en une « conversion du regard » est en fait logiquement contradictoire, que la conséquence dernière et valide de tout corrélationisme est un corrélationisme fort devant se borner à constater le fait de la non-possession pour tout esprit fini de la connaissance certaine - a priori - de quelque raison suffisante et nécessitante du réel, du réel tel qu’il est et peut continuer d’être. Ainsi, tous les possibles pensables doivent être affirmés en effet seulement possibles, mais non pas « réellement » possibles, c’est-à-dire que nous ne pouvons savoir a priori si le possible - qui n’est rien d’autre que le concept général par lequel nous subsumons tout ce qui est quelque peu pensable, même difficilement (la sainte Trinité, mon pouvoir-être-tout-autre dans la mort,…) mais dont nous ignorons si cela est, peut être ou sera -, est réellement possible ou s’avère impossible. Le possible est simplement possible, ou encore il est seulement possible que le possible soit possible. La contingence du monde est possible au même titre qu’il est possible que les choses soient nécessaires. Rien ne nous permet de tirer de la possibilité du possible – de tous les possibles et donc du possible Tout-autre – la nécessité de la contingence. Le possible est précisément ce que nous nommons à l’endroit où nous prenons conscience de notre ignorance de la nécessité. Le possible ne peut donc qu’être, par essence, possible. La notion même de « possible réel » est impensable dès lors qu’est décrétée impensable toute nécessité réelle. Tout possible est un possible idéal et idéel, n’a de subsistance, c’est-à-dire de mode d’être, de réalité, que par et pour une pensée qui a cette capacité de voir qu’elle ne peut tout embrasser par son regard, que le champ total indéfini de tout ce qui peut être dit être lui est inaccessible en sa totalité. C’est donc sur une non-affirmation ou encore une énumération non exhaustive de possibles pensables (même ceux qui dérogeraient aux lois de notre monde dont on constate factuellement la durabilité – la vérité ontologique du principe de non-contradiction s’appliquant à la chose en soi n’ayant pu être conquise par Meillassoux qu’une fois avoir démontré anhypothétiquement celle du principe de factualité dont on refuse l’absoluité –) que doit s’achever tout mouvement de pensée reconnaissant le double primat de la corrélation et de la facticité. L’inconsistance de la thèse étudiée consiste ainsi à conclure du fait que toute chose ne peut toujours être donnée que comme un fait dont on ne sait précisément pas s’il est ou non nécessaire, qu’il est nécessaire que le fait soit, et ce, sans raison, que toute chose ne soit donnée que comme un fait, qu’ainsi le devenir-absolument-tout-autre-sans-raison peut à tout moment frapper le devenir de ce qui est déjà sans raison. La conversion du regard permettant de déceler l’absolutisation de la contingence intrinsèque à toute reconnaissance de la facticité, et ainsi de poser l’absolu comme l’absolue impossibilité de la nécessité en-soi, n’est autre que le mouvement qui consiste à hypostasier notre non-possession de fait de raison suffisante du fait, en une absence de raison en soi, qui de rien d’étant qu’elle est, n’en est pas moins capable de produire à tout moment sans raison une infinité intotalisable de possibles. Si bien que la supercherie fait de l’absence de raison pour nous une absence de raison en soi qui se fait raison de qui est- en soi et pour nous- sans raison, tout en proclamant haut et fort s’être extrait complètement du joug du principe de raison qui gouverna toute l’histoire de la métaphysique. Le principe d’irraison posant que nous ne connaissons pas de raison nécessaire est ainsi à tort absolutisé en un principe de factualité posant l’absence de raison en soi. Car de ce que nous pouvons penser la possibilité absolue pour l’en-soi d’être autre que le pour-nous, nous ne pouvons affirmer a priori que l’en-soi est effectivement le possible-devenir-tout-autre. Il pourrait en effet s’avérer qu’il soit impossible que l’en soi soit autre que le pour-nous, simplement nous n’en connaîtrions pas la raison.

Ainsi, lorsque Meillassoux écrit, p. 79 : « Lorsque vous pensez [que] ces trois options sont « possibles »- comment accédez-vous à cette possibilité ? Comment parvenez-vous à penser ce « possible d’ignorance » qui laisse ouvertes vos trois options ? A la vérité, vous ne parvenez à penser ce possible d’ignorance que parce que vous parvenez effectivement à penser l’absoluité de ce possible, son caractère non-corrélationnel. Comprenez-moi bien, nous touchons ici au point fondamental : si vous affirmez que votre scepticisme envers toute connaissance de l’absolu repose sur un argument, et non sur une simple croyance ou opinion- alors vous devez admettre que le nerf d’un tel argument est pensable. Or le nerf de votre argumentation c’est que nous pouvons accéder au pouvoir-ne-pas-être /pouvoir-être-autre de toute chose, y compris de nous-mêmes et du monde. Mais dire qu’on peut penser cela, encore une fois, c’est dire qu’on peut penser l’absoluité du possible de toute chose. […] Votre expérience de pensée tire ainsi sa force redoutable de la vérité profonde qui s’y trouve impliquée : vous avez « touché » rien de moins qu’un absolu, le seul véritable, et à l’aide de celui-ci, vous avez détruit tous les faux absolus de la métaphysique- qu’ils soient ceux du réalisme ou de l’idéalisme. », il feint de ne pas comprendre que c’est en raison de notre ignorance que nous décelons des possibles d’ignorance comme s’offrant à notre pensée, et non parce que nous nous trouvons être confrontés à la pure présence d’un absolu, c’est-à-dire d’un étant ou d’une entité qui serait le corrélat subsistant de l’idéalité du jugement qui s’y réfère, ainsi délié de toute condition de possibilité pour subsister en soi tel que pensé. C’est par notre prise de conscience de notre incapacité à décider avec certitude de la nécessité de l’une ou l’autre hypothèse, donc de leur possibilité réelle, puisqu’ avant que d’être nécessaires en vertu d’une raison fondatrice, elles doivent être réellement possibles- ce que nous ne pouvons déterminer a priori –, que nous parvenons à penser ces possibles d’ignorance qui dessinent en fait une ouverture à tous les possibles. Nous ne parvenons par là à penser aucune sorte d’absoluité : aucune chose ne nous apparaît dans sa détermination de manière absolue, aucune chose ne nous est donnée à voir telle qu’elle serait, en toutes ses déterminations, inconditionnée et déliée de toute raison extérieure qui la fonderait en nécessité, ce qui seul ferait d’elle ce que l’on pourrait nommer proprement un absolu. En effet, quoique nous pensions, cela n’est et ne sera jamais délié d’au moins deux conditions : - de nous-mêmes en tant que nous le pensons ; - de la facticité même de la corrélation entre la pensée et l’être dont on ne peut savoir a priori s’il y a une raison nécessaire qui en fonde la nécessité. Le constat de la possibilité des possibles n’est possible qu’au prix de la reconnaissance de notre incapacité à penser tout absolu. L’absolutisation des possibles, s’il faut la nommer telle, ne se pense qu’à derechef refuser toute pensabilité de la nécessité réelle, et donc celle de la contingence. Car de ce que nous pouvons penser que le tout-autre soit, et soit donc possiblement possible, nous ne pouvons jamais conclure a priori qu’il est nécessairement vrai qu’il soit possible. La pensabilité du tout-autre, via l’impensabilité de son impossibilité qu’implique tout corrélationisme, n’est rien d’autre que l’impensabilité de la certitude. Aussi l’affaire devient douloureuse lorsque l’auteur de la thèse de la nécessité de la contingence écrit : « La nécessité est donc prouvé [à tort] par ce fait de stabilité infiniment improbable qu’est la durabilité des lois de la nature, et l’envers subjectif de cette durabilité qu’est la conscience d’un sujet capable de science. Telle est la logique de l’argument nécessitariste, et plus spécialement de l’inférence fréquentialiste qui le supporte ». Car il veut affirmer par là, contre Hume (qui, bien que refusant notre accès à une raison rendant compte de la nécessité de la connexion causale, accepte comme une énigme la réalité d’une raison nécessaire des connexions universelles) et contre Kant (qui admet comme une réalité la nécessité des lois de la nature, via la stabilité de fait de la cohérence de nos rerésentations), l’impensabilité, outre l’inconnaissabilité, de toute nécessité réelle, i.e de toute nécessité des étants comme du monde. Alors qu’il faudrait, pour ne pas tomber sous le coup de la critique de la thèse implicitement probabiliste (qui implique, sans que nous sachions si cela est possible ou réel, une totalisation clôturée des possibles qu’exclut l’axiomatique pensable de la théorie cantorienne des ensembles) s’arrêter sur la non-affirmation : je ne sais pas s’il y a nécessité à ce que le monde soit, et soit tel qu’il est, l’auteur s’évertue pourtant à penser la nécessité pour le monde et les choses de ne pas être nécessaires. Ainsi, en fin de compte, il apparaît que la nécessité désigne un mode d’être des choses qui nécessairement relève du droit, que ce vocable renvoie à une réalité –celle du mode d’être des choses- qui, si elle préexiste à l’esprit qui croit la découvrir, ne peut être dite ou pensée que comme étant en droit, c’est-à-dire hors fait, même si elle se dit de lui. Si donc, par réalité, nous entendons ce qui ne peut être que factuel, le concept de « nécessité réelle » ne peut être qu’un concept contradictoire: la nécessité n’étant jamais un fait mais ce qui se dit du fait, et l’esprit étant nécessairement prisonnier du fait, ne pouvant toucher ce qui de droit est a-factuel et nécessairement subsistant éternellement identique à soi, rien ne peut donc être dit légitimement nécessaire, pas même la contingence prise absolument. Affirmer la nécessité de la contingence est ainsi acte de décision qui nécessairement outrepasse les capacités réelles de la raison. L’auteur a donc beau jeu de faire valoir le rasoir d’Ockham en l’appliquant à la nécessité réelle, celle-ci devenant « une « entité » inutile pour expliquer le monde » (p.148), car l’économie visée ici par l’auteur ne consiste pas à expliquer le maximum d’effets par le moins possible de raisons, mais à ne plus rien expliquer du tout (ce à quoi se borne raisonnablement le corrélationisme), tout en expliquant ceci – qu’il ne faut plus rien chercher à expliquer – non par le fait que le prix à payer de toute raison nécessaire excède nécessairement les pouvoirs de la raison, mais par la nécessité, décelée par l’intuition intellectuelle, pour le fait d’être un fait sans raison.

Par ailleurs, un autre point d’inconsistance de la pensée de Meillassoux réside dans l’utilisation qu’il fait de la théorie logico-mathématique dite des ensembles. Soit l’auteur reconnaît avec la théorie cantorienne standard des ensembles qu’il est logiquement contradictoire de penser une totalité des possibles concevables qui soit quantifiable, d’une grandeur déterminée, et alors dans ce cas il lui faut pouvoir affirmer avec certitude que l’ensemble des mondes possibles est une multiplicité pure, c’est-à-dire infinie et indénombrable, donc inconcevable. S’ensuit alors qu’une totalité clôturée des possibles doit être dite a priori ne pas être, puisque l’auteur a prétendu démontrer, à partir du principe de factualité, la portée ontologique de la vérité du principe de non-contradiction devant ainsi s’appliquer à la chose en soi. (En effet Meillassoux affirme démontrer ce que Kant se contentait simplement d’admettre, à savoir que le principe de non-contradiction ne recouvre pas seulement le pensable, mais aussi le possible, l’être en-soi, car si l’être contradictoire était, il serait aussi éternellement identique à lui même en ce sens qu’il est toujours-dejà tout ce qu’il n’est pas, par conséquent un tel être contradictoire serait exclut de tout devenir, et donc de la puissance souveraine de l’hyper-Chaos, démontrée indirectement par le principe anhypothétique de factualité, qui à tout moment peut faire de ceci, cela.) Et alors dans ce cas, l’intotalisation des possibles n’est pas seulement un possible au même titre que le serait la totalisation clôturée des possibles, comme le maintient l’auteur, mais la seule réalité nécessaire puisqu’étant non contradictoire, et que sa négation, seule autre éventualité explicative de l’univers est, elle, non seulement impensable mais contradictoire, ce qui la rend impossible. Soit l’auteur reconnaît qu’est possible, parce que non contradictoire, la totalisation clôturée des possibles, n’adhérant ainsi pas aux conséquences logiques de l’axiomatique standard de la théorie des ensembles. Et alors dans ce cas, il ne peut plus se servir de celle-ci -en ce que son contenu aurait pour référent une réalité dont on saurait a priori qu’elle est possible réellement -, pour disqualifier a priori ce qu’il appelle « l’implication fréquentialiste » inhérente à l’inférence nécessitariste, quoiqu’il ne puisse non plus pas l’affirmer. Ne pouvant ni l’infirmer, ni l’affirmer, l’auteur doit ainsi tenir pour possible l’idée que les choses soient nécessairement telles qu’elles sont, ce que nous autorise à penser une totalité clôturée de possibles qui rendrait incompatible la stabilité des lois constatée avec une contingence absolue de ces invariants factuels. Réciproquement, l’intotalisation du multiple pur qu’incline à penser l’outrepassement quantitatif de l’ensemble des groupements de parties d’un ensemble par rapport à cet ensemble lui même, si elle donne lieu à quelque chose comme un objet de pensée non contradictoire, peut seulement être dit être un possible d’ignorance. Rien ne nous permet de dire a priori qu’est réellement possible – effectif – l’intotalisation des possibles. Rien ne nous permet de conférer une portée ontologique à ce qui se donne comme objet de pensée logico-mathématique. Il est peut être impossible que soit une non-totalité, une totalité in-clôturable, une multiplicité pure, prolifération infinie de quantités. Après la finitude donc, l’indéfinitude. Aussi pouvons-nous demander avec Descartes « quelle raison de juger si un infini peut être plus grand que l’autre ou non ? Vu qu’il cesserait d’être infini si nous pouvions le comprendre » (Lettre à Mersenne, 15 avril 1630)

De sorte que si le corrélationisme « ne soutient de lui même aucune position a-rationnelle, religieuse ou poétique, ne prononce aucun discours positif sur l’absolu, se contente de penser les limites de la pensée et ne fonde donc pas positivement une croyance religieuse déterminée, mais sape effectivement toute prétention de la raison à délégitimer une croyance au nom de l’impensabilité de son contenu » (Après la finitude,  p.57), il ne légitime pas pour autant toute forme de croyance ou de pensée dogmatique visant à rendre compte de raisons nécessaires. Ne se situant jamais sur le terrain de la croyance, le corrélationisme pense simplement la possibilité que soit effective la réalité affirmée par le contenu des croyances proposées, puisqu’en effet rien n’interdit a priori que l’impensable soit possible. Parce qu’ « il est impensable que l’impensable soit impossible », il est faux de dire que « le scepticisme envers l’absolu métaphysique légitime ainsi de jure la croyance en n’importe quelle forme de croyance en un absolu, la meilleure comme la pire » (p.64) : ce n’est pas la croyance en elle même en tant qu’acte de la conscience consistant à endosser un contenu affirmatif de quelque raison nécessaire qui est légitimé ici, mais plutôt est-il simplement affirmé qu’il est légitime de penser que soit effectivement possible la réalité décrite et affirmée par le jugement que profère tout acte de croyance. Le corrélationiste, s’il est conséquent, se garde bien lui-même de croire ni même n’encourage l’acte de croire, qui ne peut être qu’aventureux eu égard à la possible impossibilité de ce que nous pensons possiblement possible. Il peut au mieux choisir deux solutions : - ne pouvant légitimer aucune forme de croyance particulière, il faudrait conclure en dernière instance que croire est risqué et donc illégitime en l’état actuel de nos connaissance, qui se trouve de fait indépassable. Il faudrait par conséquent s’interdire de croire en quoique ce soit, en raison de ce qu’un risque est encouru de ne pas être dans le vrai ; - ne pouvant disqualifier aucune forme déterminée de croyance, toutes peuvent être endossées sans qu’il soit légitime de vouloir les imposer, de les proclamer pour soi ou pour autrui objets d’une connaissance certaine, c’est-à-dire rationnellement validée par la pensée. Or, il est difficile de concevoir celui qui accepte, en pleine lucidité, d’endosser un contenu de pensée affirmant la subsistance d’une réalité sans que ce jugement évaluatif soit adossé à aucune autre raison nécessitante que ce pur acte de croyance lui-même. Tout croyant a ainsi toujours, consciemment ou non, de bonnes raisons de croire ce qu’il croit, raisons que tout corrélationiste rigoureux ne peut tenir pour telles. Le sentiment et la Révélation ne peuvent être joués contre la raison sans que l’acte de croire soit encore et toujours motivé par ce qu’il tient pour raison. Le corrélationiste, s’il est sceptique, n’est donc pas fidéiste, même s’il n’exerce sa pensée qu’en restant fidèle au versant gnoséologique du principe de raison, et qui constitue la seule éthique légitime de la pensée: ne rien tenir pour vrai qui ne soit indubitablement et a priori démontré comme tel dans le dévoilement de sa raison nécessaire. »



Réponse :

Votre tentative, ambitieuse, fait toutefois l'économie commode de la réfutation des arguments mêmes de Meillassoux. Aussi, ne nous apparaît-il pas que votre critique soit allée au cœur du problème. Elle semble en fait plus proche d'une simple discussion de ses thèses, mais comme si elles avaient été énoncées ex cathedra et non pas argumentées précisément. Cela, je ne vous le cache pas, limite nettement la portée de votre intervention, et l'apparente plus à une polémique, mais qui, partant, use immodérément de procédés contestables, dont la pétition de principe.

Commençons toutefois par préciser d'emblée que la pensée de Meillassoux n'est pas la nôtre, et que nous nous contentons ici, à la faveur d'articles comme celui de Brassier, de donner la possibilité d'en examiner l'architecture, ainsi que les éventuelles failles, par exemple logiques. Bref, que ses thèses soient valides ou non, son inventivité argumentative est indéniable, et mérite en soi un examen attentif ; elle ne doit pas, selon moi, être prise à la légère, ou encore moins passée sous silence. Celles-ci constituent bel et bien un nouvel et intéressant paradigme en philosophie : le réalisme spéculatif. Car ce qui importe, notamment, ce n'est pas de contredire Meillassoux en répétant une vulgate kantienne, c'est de voir en quoi il constitue une « critique de la Critique » (erronée ou non) et comment la manière dont il définit le néologisme (de sa création) de « corrélationisme » peut lui permettre de le faire.

Ainsi donc, contrairement à Brassier, pour sa part clair partisan d'une sortie du corrélationisme, vous semblez bien en accepter la définition et vouloir le maintenir, c'est-à-dire, insister sur les « limites de la raison » et donc, par là, soutenir une sorte de para-kantisme comme socle fondamental de la pensée philosophique. La Critique resterait en ce sens, pour vous, un horizon. Mais, quoi qu'il en soit de cette hypothèse, il est clair que vous ne prenez pas en compte les paradoxes de cette position corrélationiste, paradoxes (dont celui de l'archifossile) mis en lumière par Meillassoux, et qui lui permettent d'affirmer, en particulier, qu'elle laisse en définitive le champ libre aux fidéismes. Ceci, vous le contestez dans votre conclusion, tout en indiquant qu'elle prend acte de la possibilité de ce qu’affirment les croyances, sans les encourager. Mais en matière de croyances, cela revient à leur laisser tout bonnement le champ libre. Nous y reviendrons. Je ne tenterai donc principalement ici que de rétablir un certain équilibre, c’est-à-dire d'exposer brièvement quelques séquences de la logique du raisonnement de Meillassoux, sans prétendre, pour ma part, dans un tel format, en couvrir sérieusement l’intégralité ; une espèce d’exercice de ventriloquisme, donc.

Puisque donc vous commencez par asserter que « Meillassoux [...] ne peut, dès lors qu’il est entré dans le dit « cercle corrélationnel », en sortir en y creusant une faille de l’intérieur, au moyen des armes qui ont servi à tracer ce cercle », il me faut donc d'abord rappeler la manière dont Meillassoux conduit cette démonstration. En effet, il apparaît que cette rupture du cercle corrélationnel se fait grâce aux assomptions implicites du corrélationisme, corrélationisme qui s’avère finalement ici inconsistant. C’est ce sur quoi vous faites l'impasse, déclarant, en particulier : « le corrélationisme [...] avec lequel il ne pourrait être dit ainsi en totale rupture puisqu’il s’agit de partir de ses prémisses pour déceler un savoir positif au sein même de ce qui se donnait comme un constat d’ignorance ». Mais ce qui caractérise le corrélationisme, c'est justement de conclure faussement à partir de ces « prémisses ». Car pour considérer comme fausse une conclusion, il faut bien partir de ses prémisses… Plus sérieusement, comme le dit en effet Meillassoux p.74, « le cercle corrélationnel - et ce qui en constitue le nerf, à savoir la distinction de l'en-soi et du pour-nous - présuppose lui-même, pour être pensable, qu'on ait admis implicitement l'absoluité de la contingence ». Et une mise en scène de la réfutation des dogmatismes par le corrélationiste permet de le faire apparaître. Car ce dernier ne peut s'opposer et au dogmatique qui affirme l'existence d'une vie après la mort, et à celui qui proclame que, une fois morts, nous ne sommes que pur néant, qu'en montrant qu'ils sont contradictoires à discourir de ce qui est, dès lors que je ne suis plus dans le monde, c'est-à-dire alors que je suis tout autre, en Dieu ou anéanti. Bref, le réaliste est contrecarré car il néglige le pour-nous. Mais le corrélationiste, à cet instant, doit ensuite réfuter l'idéaliste subjectif. Celui-ci s'oppose en effet au corrélationiste agnostique, non pas cette fois en oubliant le pour-nous, mais en rejetant l'en-soi, dont la postulation d'existence est commune à la fois aux dogmatiques, mais aussi au corrélationiste qui en admet la pensée en l'ouvrant à tous les possibles. Car pour l'idéaliste subjectif, c’est l'en-soi qui est impensable, puisqu'il est impossible de se penser n'étant pas, et, par conséquent, je ne peux que me penser comme immortel, existant à l'identique. Pour récuser cette option, il faut donc au corrélationiste admettre maintenant les trois possibilités comme pensables. Elles ne sont pensables non pas parce que je pourrais me penser par exemple comme néant, mais parce qu'aucune « raison », aucune cause ne l'interdit a priori. Toutefois, si l'impensable n'est pas pensable, il demeure possible, mais, notons-le, non pas nécessaire à l’instar de ces absolus que le corrélationiste réfute. Pourtant, c’est le point, cette opération revient à recourir à la facticité, à l'irraison du réel. C'est là que se trouve la prise pour le penseur spéculatif : le corrélationiste agnostique a montré qu'il est possible de se penser comme absolument autre. C'est un point capital que tout contempteur du réaliste spéculatif se devra d'affronter de face, s'il ne veut pas être lui-même réduit aux positions pré-corrélationistes elles-mêmes. Oui, comment, sinon, réfuter à la fois les thèses de réalistes dogmatiques et celles des idéalistes subjectifs ? Il semble bien que nous ne puissions les récuser qu'en prenant acte de notre absence de raison d'être, facticité qui rend possible les diverses éventualités prétendues, à tort, nécessaires.

Voici le tour de force : c'est cette irraison même qui permet de prendre à revers le corrélationiste et de sortir du cercle. Car que fait le corrélationiste ? Il se sert implicitement et sans vouloir le reconnaître, d'un absolu : « le pouvoir être autre lui-même » (p.77). Et c'est l'assomption de cet absolu qui permettra à Meillassoux de parler de la nécessité de la contingence, et de l'abandon du principe de raison suffisante. Le cercle corrélationiste est-il brisé ? Oui, car « ce pouvoir-être-autre ne saurait être pensé comme un corrélat de la pensée, puisque précisément il contient la possibilité de notre propre non-être. » (p.77) Toutefois, fidèle à sa stratégie, le corrélationiste peut répondre que la position spéculative, impliquant la possibilité réelle de toutes les options métaphysiques, bien qu'également pensable, n'est pas plus certaine que ces dernières. Pour lui, il n'y a pas davantage de raison pour donner la supériorité à l'option spéculative. Toutes sont possibles, mais, selon lui, possibles d'un possible d'ignorance. Qu'est-ce à dire ? Le corrélationiste n'affirme pas que telle ou telle option métaphysique (e.g. M1 ou M2) n'est pas nécessaire en soi, il asserte « que nous ignorons laquelle de ces trois options - 1 : la nécessité de M1, 2 : nécessité de M2, 3 : possibilité réelle de M1 et M2 - est la vraie [...] nous avons affaire à trois possibles d'ignorance (1, 2, 3), et non à deux possibles réels (M1, M2). » Sinon, ce serait là, selon votre expression, une « décision outrancière, eu égard aux capacités réelles de la raison ». Mais comment, alors, distinguer l'en-soi du pour-nous ? Pour ce faire, il convient de s'aviser que, ce que refuse l'idéaliste subjectif, i.e. la pensée de l'en-soi, c'est la réalité du pouvoir-être-autre du pour-nous. Or, le sans-nous, c'est bien l'en-soi. Comme le dit Meillassoux (que vous coupez, dans votre citation de la page p.79, avec une objectivité douteuse vous permettant avantageusement d'éviter son argument, et donc autorise vos développements ultérieurs sur le possible, qui en deviennent donc malheureusement non pertinents), « [l]'idée même de la différence entre l'en-soi et le pour-nous n'aurait jamais germé en vous, si vous n'aviez éprouvé la puissance peut-être la plus étonnante de la pensée humaine : être capable d'accéder à son possible non-être - se savoir mortel. » Le corrélationiste, qui a donc réfuté l'idéaliste subjectif, s'il veut être cohérent, se sait mortel, qu’il y ait ou nous une vie après la mort. Il est donc contraint de reconnaître qu'il existe au moins un possible réel, absolu. Et force est de constater que son caractère non corrélationnel est patent. Bref, le corrélationiste, lorsqu'il désire contrer l'idéaliste, désabsolutise le corrélat (« tout pensé doit être corrélé à un acte de pensée ») et absolutise la facticité. Inversement, lorsqu'il s'agit de récuser le penseur spéculatif, il désabsolutise la facticité et absolutise le corrélat, puisque mon pouvoir-être-autre ne peut plus être pensé s'il n'est que le corrélat d'une pensée. Ce que je regrette, c'est que, dans votre commentaire, vous ne vous soyez pas confronté à la question de ce tour de passe-passe corrélationiste, qui consiste donc à imposer à l'un ce qu'il refuse à l'autre, et vice versa ; cet étrange « double primat de la corrélation et de la facticité » ressemble fort à une contradiction, et le corrélationiste qui ne s'explique pas à ce sujet, à un croyant.

Toujours est-il que le philosophe spéculatif, refusant l'absolutisation du corrélat qui est la voie idéaliste de la nécessité réelle, est en mesure de découvrir un absolu dans la facticité. Mais, vous, mué en idéaliste, du moins apparent, affirmez : « Le possible est précisément ce que nous nommons à l’endroit où nous prenons conscience de notre ignorance de la nécessité. [...] La notion même de « possible réel » est impensable dès lors qu’est décrétée impensable toute nécessité réelle. » Permettez-moi d'en douter. D'abord, Meillassoux ne considère pas que la nécessité réelle soit impensable, le ferait-il d'ailleurs, qu'on devrait encore la considérer comme possible. Il ne fait que tirer les conséquences de la disqualification de la preuve ontologique. De plus, en quoi l'absence d'un étant nécessaire, c'est-à-dire ne pouvant pas être autre, fait-elle obstacle à la possibilité réelle ? Autrement dit pourquoi faudrait-il postuler un étant nécessaire pour concevoir que tout étant pourrait ne pas être ? Nous pourrions tout aussi bien dire le contraire : la nécessité réelle est la négation de la possibilité réelle. C'est nier le pouvoir-être-autre d'une chose qui conduit à la pensée de la nécessité réelle. C'est nier le caractère destructible d'un étant que de le poser comme indestructible. Bref, on a affaire, dans ce dernier cas, à une tournure d'esprit idéaliste qui consiste à refuser son propre pouvoir-être-autre et, en particulier, son propre pouvoir-ne-pas-être. Ainsi, plutôt que de parler du possible comme « ignorance de la nécessité », le corrélationiste conséquent devrait dire : ce qu'on ignore, ce n'est pas seulement la nécessité réelle, c'est aussi s'il y a de la nécessité réelle ou pas. Il pourrait donc ne pas y en avoir, puisque cette option est pensable. Et à ce point, l'absolutisation du possible semble ici imparable, puisque ce qu'on affirme, c'est tout simplement la possibilité de contingence de la nécessité réelle. De même, lorsque vous employez les syntagmes « possiblement possible » ou même « la possibilité des possibles n'est possible », vous entrez dans une régression à l'infini qui n'abolira jamais le fait que vous parlez de la possibilité, par essence possible. Or ce qui est nécessaire, c'est ce qui ne peut pas être autre. Or il n'y a rien qui ne puisse pas être pensé comme pouvant-être-autre ou n'être pas, excepté ce pouvoir-être-autre lui-même. Donc, ce qui est nécessaire, ce n'est pas tel ou tel étant, telle ou telle connexion causale, mais c'est la contingence en tant que telle. Par exemple, que les lois de la nature soient contingentes n'empêche pas qu'elles impliquent de liaisons nécessaires pour les entités qui lui sont soumises. Simplement, ces lois peuvent à chaque instant devenir autres, et leur stabilité de fait n'y change rien. Avant de vous citer de nouveau, j'en profite pour rappeler, une fois de plus, qu'il est ruineux de confondre les plans ontique et ontologique. Vous dites : « L’auteur a donc beau jeu de faire valoir le rasoir d’Ockham en l’appliquant à la nécessité réelle, celle-ci devenant « une « entité » inutile pour expliquer le monde » (p.148), car l’économie visée ici par l’auteur ne consiste pas à expliquer le maximum d’effets par le moins possible de raisons, mais à ne plus rien expliquer du tout (ce à quoi se borne raisonnablement le corrélationisme), tout en expliquant ceci – qu’il ne faut plus rien chercher à expliquer – non par le fait que le prix à payer de toute raison nécessaire excède nécessairement les pouvoirs de la raison, mais par la nécessité, décelée par l’intuition intellectuelle, pour le fait d’être un fait sans raison. » Ceci est abusif puisqu’il s’agit pour Meillassoux, selon ses mots mêmes, d’éviter la solution corrélationiste qui est en réalité une dissolution des problèmes métaphysiques, afin de les maintenir, mais dans un nouveau cadre. Car, effectivement, c’est le principe de raison suffisante qui est exorbitant, s’il sort du domaine ontique. Il ne s’agit pas du tout de ne plus rien expliquer, mais de ne pas extrapoler et de ne pas poser arbitrairement la nécessité réelle. Un fait scientifique, mathématisable, est, dans cette optique, tout à fait intelligible et son occurrence parfaitement prédictible au sein d’un modèle idoine, à condition de préciser, une fois de plus, que la légalité du réseau causal auquel il appartient est dénué de nécessité réelle.

En ce qui concerne votre passage relatif à la théorie cantorienne des ensembles, vous ne mentionnez pas que Meillassoux précise que seule la thèse de l’intotalisation a une portée ontologique. Car bien que pensables, les axiomatiques faisant droit au tout posent, avec la nécessité réelle, une entité injustifiable. Car votre glorieuse maxime selon laquelle le « principe de raison, […] qui constitue la seule éthique légitime de la pensée: ne rien tenir pour vrai qui ne soit indubitablement et a priori démontré comme tel dans le dévoilement de sa raison nécessaire », n’est-elle pas finalement la croyance du sceptique, sa profession de foi en quelque sorte ? Il semble que ce soit bien le cas lorsqu’on égale le « réellement possible » à l’ « effectif ». Et si l’on veut rester cohérent, et donc tenir le principe de non-contradiction, et ne pas rester dans la croyance ou la simple opinion, qu’est-ce qui pourrait bien être dit, en ce sens, une raison indubitablement nécessaire, qui ne pourrait pas être autre, si ce n’est ce pouvoir-être-autre lui-même ? N’y a t-il pas alors, à invoquer le principe de raison suffisante, une pétition de principe intenable ? On ne peut s’empêcher de penser à Rosset prenant pour exergue humoristique cette citation de Jules Verne : « Je n’ai rien vu, pourtant il y a quelque chose ! » C’est bien à vous qu’on pourrait opposer ce « rien qui serait tout », comme une inconsistance de votre raisonnement. De plus, on peut à ce stade considérer que l’énoncé cartésien que vous citez est, en l’espèce, faux, car la définition cantorienne de l’infini permet une complète intelligibilité mathématique de l’infini, ainsi que de la distinction des différents infinis. En effet, les raisons théologiques qui réservaient l'infini à Dieu n'ont plus cours. Voulez-vous y revenir ? Toujours est-il qu'en tant que pensable, « la multiplicité pure » est parfaitement compatible avec le principe de factualité. A ce stade, le corrélationiste, inconsistant puisque il en use en le niant, ne peut plus prétendre réfuter la portée ontologique de l’intotalisation.

Quant aux conséquences éthiques, on ne peut pas vous suivre, car dès lors que le corrélationisme « sape effectivement toute prétention de la raison à délégitimer une croyance au nom de l’impensabilité de son contenu » (p.57), il est clair qu’il les légitime de leur point de vue qui est celui de la croyance. En effet, si le corrélationisme déclare qu’il n’existe pas d’absolu rationnel, il n’en conclut pas moins que les croyances ne sont ni rationnelles ni irrationnelles en soi. Du point de vue de la raison corrélationiste, croire est peut-être « risqué », mais rien n’empêche néanmoins dans cette optique qu’elles soient légitimement souveraines dans leur prétention à un absolu de foi qui s’autorise d’une révélation prétendument supérieure à la rationalité (Cf. p.64 sq.). A ce propos, souvenons-nous, à titre d’indication, des remarques nietzschéennes au sujet des conséquences du kantisme. Ainsi, c’est bien pourquoi si « le sentiment et la Révélation ne peuvent être joués contre la raison sans que l’acte de croire soit encore et toujours motivé par ce qu’il tient pour raison », c’est simplement reconnaître à bon droit la possibilité de l’erreur, mais, le faire en corrélationiste, c’est se priver de se donner les moyens de la réfuter, en rationaliste.

Encore une fois, il n’est pas question ici de trancher définitivement entre les différents corrélationistes (le sont-ils tous vraiment ?) et le réaliste spéculatif, mais de faire droit à l’examen rationnel des différents raisonnements dans leur spécificité. Et, en l’espèce, votre intervention, esquivant la majorité des arguments originaux appuyant les thèses de Meillassoux (archifossile, dialectique corrélationiste entre corrélat et facticité, en-soi et pour-nous, nouvelle approche du problème de Hume, etc .), ne peut, en l’état, me convaincre de la considérer comme une réfutation, puisque ne prenant pas de front l'argumentation de l'adversaire, et en particulier, ses critiques précises contre le corrélationisme et les paradoxes intenables que ce dernier engendre. 

 

 

13/02/2008

Dare rem pro re

« L'Etat totalitaire n'est pas un maximum d'Etat, mais bien plutôt, suivant la formule de Virilio, l'Etat minimum de l'anarcho-capitalisme » (Deleuze & Guattari, Mille Plateaux)

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« L’homme est posé d’emblée comme propriétaire privé, c’est-à-dire comme possesseur exclusif qui affirme sa personnalité, se distingue d’autrui et se rapporte à autrui à travers cette possession exclusive : la propriété privée est son mode d’existence personnel, distinctif, donc sa vie essentielle. » (Marx, Manuscrits parisiens

 

 

04/02/2008

Blackest Ever Black (2)

Redécouvrir la polyagogie de la matière abstraite.

Par Robin Mackay (en collaboration avec Russell Haswell et Florian Hecker)

 

 

Lorsque Boulez dénonça la musique de Xenakis comme « trop simple », ce dernier répondit que « si la musique atteint un niveau où elle devient trop complexe, l’on a besoin d’un nouveau type de simplicité. La complexité n’est pas synonyme d’intérêt esthétique. » (20) En particulier, le fait que UPIC était considéré comme preuve d’un manque de sophistication par les détracteurs de Xenakis montre leur échec à comprendre le principe à l’œuvre : un « maximum de sobriété calculé par rapport aux disparates ou aux paramètres » est nécessaire afin de « s’ouvrir à du cosmique » ; « un geste sobre, un acte de consistance, de capture ou d’extraction qui travaillera dans un matériau non pas sommaire, mais prodigieusement simplifié, créativement limité, sélectionné. » (21)

Avec UPIC, Xenakis réalisa le programme (conçu pendant le temps passé avec le pionnier de la musique concrète Pierre Schaeffer, au début des années 1960 (22)) consistant à étendre au niveau moléculaire du son les théories qui avaient déjà été appliquées aux agrégats statistiques molaires au niveau macrocompositionnel, par l’exploration des problèmes de continuité et d’individuation des masses sonores. A l’aide des ordinateurs, « le cercle se ferma, non seulement dans le champ de la macroforme, mais aussi dans celui de la synthèse du son. » (23)

Cependant, à l’intérieur de ce même domaine, Xenakis identifia immédiatement – et se mit au travail en s’en séparant – une croyance conventionnelle : à l’époque, la synthèse électronique du son était exclusivement fondée sur la démonstration de Fourier selon laquelle toute onde complexe peut être analysée en une série d’ondes sinusoïdales simples (24). Plutôt que d’assembler le son à partir de notions « naturelles » toutes faites (oscillateur harmonique virtuel), l’approche du CEMAMu fut de « prendre comme point de départ la pression contre la courbe du temps – c’est-à-dire : ce que nous entendons » – une série continue d’intensités (différence de pression) d’une complexité arbitraire : « au lieu de faire marche arrière, nous commençons avec la courbe » dit Xenakis (25) ; « Je voulais m’emparer du son d’une manière plus consciente et exhaustive - de la substance du son »(26).

Mais si la « crise du sérialisme » et le voyage à travers le son concret contribua à sa sortie hors de la portée musicale – renforçant ce fait que « le son lui-même est beaucoup plus général que la hauteur des notes » (27) et qu’il « est important […] d’aller au-delà des limites de la hauteur des notes et du domaine du temps » (28) – Xenakis était déjà instinctivement attiré par les sons « impurs », les tons « les plus rugueux », « les plus riches » rendus possibles par l’usage non conventionnel des instruments acoustiques, précisément parce qu’ils produisaient des effets qui sortaient hors de « la hauteur traditionnelle des notes ainsi que de la relation avec le temps et l’idée musicale qui lui est liée » (29) . C’est pourquoi, lorsqu’il vint travailler avec Schaeffer, Xenakis comprit aisément la raison pour laquelle celui-ci « méprisait les ondes sinusoïdales » et se mit travailler plutôt « avec les sons concrets parce qu’ils sont réellement vivants » (30), puis obtint bientôt la technologie nécessaire à la « biologie » électronique expérimentale de sa vie sonore. Dans le sillage de Metastaseis, dont la gigantesque partition est dessinée à la main, et toujours enthousiaste à l’idée d’une « généralisation » des méthodes et des techniques de l’automatisation, Xenakis (pour qui l’orchestre est « une machine […] qui crée des sons » (31)) commença à la fin des années soixante à travailler à ce qui deviendra UPIC, un système permettant au compositeur d’expérimenter d’une manière interactive, à l’aide d’expressions graphiques, « la substance du son ».

De la même façon que le sérialisme exigeait un savoir et des codes de spécialiste, les systèmes musicaux des premiers ordinateurs requerraient des connaissances techniques précises. Répétons-le, le projet UPIC cherchait à rompre avec tout ceci de manière décisive, c’est-à-dire à n’utiliser qu’un simple crayon et une tablette-interface, afin de pouvoir concentrer toute son attention sur l’acte de composition. On donnait au compositeur l’outil le plus simple et le moins intrusif pour réaliser ses idées musicales, ce qui, dans le même temps, participait à la mise en lumière par Xenakis de l’alliance entre structure mathématique, physique du son, et psychologie de la perception musicale entre structures abstraites, synthèse matérielle, et composition artistique.

UPIC donne au compositeur le contrôle de chaque niveau de ce qui est présenté comme une hiérarchie minimale de composition – de la création de forme d’ondes qui détermineront le timbre, le volume et l’intensité des sons qui seront utilisés, à l’ « orchestration » de ces voix en « pages » de partition, et au mélange et à la stratification des pages en un enregistrement final. Il est important de souligner que l’achèvement d’aucun niveau de la hiérarchie n’est jamais une condition nécessaire pour que le compositeur puisse travailler sur le niveau suivant (32) ; on pourrait alors décrire ce système comme une « stratification transparente », rendant clairs et ouverts à l’expérimentation les différents niveaux d’organisation toujours à l’œuvre dans n’importe quel morceau de musique. De plus, l’utilisateur d’UPIC décide comment, selon les termes de Xenakis, mettre les pages « hors-temps » de la partition en « en-temps » : à une page de musique peut être assignée, dans la première version de UPIC, une durée qui va de 0,2 secondes à 30 minutes (33), et dans les dernières versions, de 6 millisecondes à 2 heures (34). Cette élasticité sans précédent du temps musical encouragée par UPIC est présente en tant que principe d'ordre dans Blackest ever Black, où Haswell et Hecker se servent d'éléments dont les ressemblances familières sont à peine reconnaissables de manière consciente ; ils passent en effet au travers de transformations extrêmes, de l'instantané au hautement attenué.

 

(A SUIVRE) 


(20) Xenakis, in Varga, Conversations, 29.

(21) Deleuze & Guattari, Mille plateaux, Minuit, pp.424-425

(22) Xenakis, in Varga, Conversations, 42-4.

(23) Ibid., 43.

(24) Ibid., 43-4.

(25) Xenakis, in Varga, Conversations, 119.

(26) Ibid., 44. Nous soulignons.

(27) Ibid., 67.

(28) Ibid.

(29) Ibid.

(30) Ibid., 44

(31) Ibid., 67

(32) Lohner, « The UPIC System », 46.

(33) Ibid., 48.

(34) Roads, « Blackest ever UPIC ».