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29/11/2005

Copyright opera mundi

« N’écoute les conseils de personne, sinon du vent qui passe et nous raconte les histoires du monde. » (Debussy)

 

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Comment expliquer la genèse de l’ego ?

 

Prenons, comme représentation d’un individu-ego, une surface plane déformable. L'ego est le centre de gravité qui impose sa position à tout le reste du champ psychique. Mais, on le constate tous les jours, l’individu-ego est conscient du fait qu’il diffère de son image et c’est ce qui explique d’ailleurs son comportement. Dans cette modélisation, le « moi-histoire » (compression du passé et de l’expérience propre), se trouve dans l’orbite la plus proche de l’ego autour duquel il gravite. Le moi-histoire impose aussi une force de déformation à la surface plane (le champ intensif) mais il s'agit d'une déformation de déformation car la surface n’est plus plane dès lors que le moi-histoire la déforme. En effet, elle est déjà déformée par l’ego. Le moi-histoire subit donc la force de gravité de l’ego et voudrait être en son lieu pour coïncider avec son image. Ce qui est impossible. En effet, l’ego n’a pas de contenu mais n’est qu’une force de déformation. L’illusion et le piège sont précisément ici. Il n’y a pas d’image déployée au lieu de l’ego mais simplement une force. Car ce qu’on croit être substantiel dans ce lieu s'avère en fait situé dans un autre plan, parallèle. Imaginons un miroir au lieu de l’ego. Il ne fait pas face au moi-histoire mais est incliné et reflète un contenu situé sur l’autre plan. Qu’est-ce que cet autre plan ? Il a les mêmes caractéristiques que le premier ; il modélise également un individu-ego. Le reflet sur le miroir incliné du plan 1 est celui du moi-histoire du plan 2. Donc le moi-histoire du plan 1 prend comme contenu de son ego le moi-histoire du plan 2. De même, il y a un autre plan parallèle au plan 2 qui n’est pas le plan 1 mais un plan 3. Ce processus est prolongeable à l’infini. Reflet de reflet de reflet … Pur reflet donc. Sans rien à refléter.

 

L’image est donc fortuite, contingente, et n’a d’autre intérêt que de permettre de connaître les autres plans connexes. Le moi-histoire ne peut se référer à son ego comme miroir puisque celui-ci est incliné par nature. La fonction référentielle traverse tous les plans mais elle est vide, totalement. Pourquoi invoquer le Socius ? Car celui-ci est présent en chaque individu mais ne l’est tout entier en aucun. L’ego est donc le lieu du Socius en tant que trancendant à chacun. C’est pourquoi on attribuera au Surmoi l’illusion de l’ego ; c’est en effet le plan 2 de notre exemple qui joue le rôle de Surmoi parce qu’il crée et est créé par l’illusion de l’ego substantiel.

 

Conçu ainsi, il est possible de définir une nouvelle organisation des plans, mais il faudrait dire du plan. En effet, on a vu que l’ego n’était image que par la distinction des plans qui autorise le reflet. Considérons maintenant qu’il n’y a qu’un plan. Nommons-le P. L’ego est le même dans tous les cas en tant que force de transformation. Notons malgré tout que son coefficient de déformation diffère à chaque fois mais ne le fait que par la distinction des plans et donc par les reflets des différents moi-histoire. L’ego en tant que force de transformation pure s'avère identique dans les plans 1, 2 etc. Y a-t-il une information perdue si l’on considère qu’il n’y a que P au sein duquel il y a l'ego pur ? Non, puisque la force de gravitation de l’ego au sein des plans 1, 2 etc. était suffisante. En effet, elle relayait celle du moi-histoire de l’autre plan. Elle n’était que cela. L’ego s’avère donc une pure fonction de réflexion. Qu’est-ce que cela signifie ? L’ego n’est plus que miroitement, fonction miroir, qui allie les fonctions de réflexivité et d’unification. Nommons-le dans ce cas R/U. Ce qui est réfléchi dans R/U trouve une unité mais il est réfléchi au sens de transformé ; ce n’est pas une image qui y est vue.

 

Qu’est-ce donc ? Pour répondre à cette question, il convient de déterminer d’abord « ce qui est réfléchi ». Il s’agit d’un moi-histoire auto-référentiel instantané. Par R/U, il est transformé en un autre moi-histoire. Ce qui est vu dans le pseudo-miroir que constitue R/U est un troisième moi-histoire. Il apparaît donc évident que R/U joue précisément le rôle d'un temps pur, non chronologique. Si l’on se place du point de vue du moi-histoire qui se réfléchit, ce qui est réfléchi dans le pseudo-miroir se situe chronologiquement entre le moi-histoire qui se réfléchit et le moi-histoire réfléchi par R/U. Mais qu’est-ce que R/U ? C’est un autre moi-histoire qui opère comme réflecteur, transformateur, différenciant. Du point de vue de ce moi-histoire 2, la chronologie est différente puisqu’il s’est lui même réfléchi, transformé par le moi-histoire qui se transformait en lui. Ce qui est premier pour le moi-histoire 2 est second pour le moi-histoire 1 et réciproquement. Seul le moi histoire 3 est considéré comme simultané par les moi-histoire 1 et 2. Mais ce moi-histoire 3 lui-même est double. Il a une partie de lui-même dans le moi-histoire 1 et une autre dans le 2 et perçoit conséquemment une autre chronologie. Les autres moi-histoires ont évidemment la même structure. Le 3 n’en reste pas moins un ou plus exactement unique car il ne peut pas se totaliser ; c’est une singularité. Il s’agit donc de concevoir P comme un champ d’intensités. Chaque zone d’intensité au sein de ce champ peut être conçu comme une partie d’un moi-histoire. S’il est éclaté c’est parce qu’il est constitué de différentes intensités, et donc de différents instants c'est-à-dire que celles-ci sont le matériau d’autres moi-histoires. Mais P n’appartient à aucun d’entre eux, contrairement à ce que croient les individus-egos. L’impression de chronologie vient du fait qu'entre l’intensité I1 et l’intensité I2, il doit y avoir continuité, c’est-à-dire une intensité i1 et une intensité i2 contiguës l’une à I1 l’autre à I2 etc.. Et ce, pour être simplement conçue, c’est-à-dire pour que I1 et I2 « tiennent » ensemble. Mais, en réalité, on a affaire à une harmonique d’éternité qui s’exprime selon un mode particulier.

 

Beaucoup de choses changent dès lors que l’on conçoit les individus ainsi.

 

 

 

27/11/2005

Genus irritabile vatum

« Ma théorie serait celle-ci : que la volonté de puissance est la forme primitive de l'affect, tous les autres affects n'en étant que les élaborations. » (Nietzsche)

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« Il n'appartient qu'aux grands hommes d'avoir de grands défauts. » (La Rochefoucauld)

 

 

 

25/11/2005

Morituri (ikisme aigu)

« il n'y a qu'ici, il n'y a pas deux endroits, il n'y a pas deux prisons, c'est mon parloir, c'est un parloir, je n'y attends rien » (Beckett)

 

 

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« Qu'importe les vagues humanités pourvu que le geste soit beau. » (Tailhade)

 

 

 

 

 

 

22/11/2005

Dura lex

« Tout acte exige l'oubli, comme la vie des êtres organiques exige non seulement la lumière, mais aussi l'obscurité. » (Nietzsche)

*


« Toute notre dignité consiste donc en la pensée. » (Pascal)


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Le temps, du moins lorsque l'on vogue à des vitesses éloignées de celle de la lumière, est réputé se dérouler uniformément. Sa scansion est régulière. Bien plus, ce que le temps scande est la régularité en tant que telle. Objectivement, le temps passe donc aujourd'hui à la même allure qu'il est passé hier et passera demain. Tout être humain, cependant, sait bien que, subjectivement, il en va tout autrement. Même confusément, chacun est conscient qu'une journée enfantine durait plus longtemps que celle d'hier.

Pourquoi ? Parce que l'alliance entre habitude, mémoire et conscience est infernale.

En effet, l'essence de la durée est rapport. Mais précisons que la durée diffère du temps mesuré selon la variable t. Celui-ci est assimilé à un segment sur un axe spatial. On renverra sur ce point à la critique bergsonienne. Ainsi, la place de chaque segment sur l'axe du temps n'a-t-elle aucune influence sur la taille du segment lui-même. Si l'on peut superposer deux segments t1 et t2, ils sont décrétés identiques. Néanmoins, c'est abusivement que l'on dira que leur durée est la même. En réalité, t1, s'il est antérieur à t2, a une durée supérieure à t2.

Quelle est l'origine de cette distorsion ? Que se passe-t-il ?

Il se passe le temps, ou plus exactement, le temps passe. Mais dire que le temps passe c'est dire implicitement qu'il passe de plus en plus rapidement. L'explication est simple. Chaque segment temporel est rapporté par la conscience à la mémoire (M) qui croît au cours du temps. Il apparaît clairement que le rapport t / M ne cesse de décroître puisque le numérateur ne varie pas tandis que le dénominateur augmente. D'où l'on déduit sans coup férir qu'aujourd'hui dura plus longtemps que ne durera demain. Que le futur diminue, on le savait. Mais on a tendance à oublier qu'à cause de la mémoire, il fond de plus en plus vite. Non, l'avenir ne dure pas longtemps, c'est le passé. Car Cioran a raison, il y a bien chute dans le temps. Et paradoxalement, si ce n'est paraboliquement, celle-ci, éminemment, n'est pas libre.

Par conséquent et en réalité (id est selon le couple objectif-subjectif), on peut affirmer que la vitesse d'écoulement du temps augmente. On appellera loi d'Anaximandrake cette inéluctable accélération du temps. Même si c'est d'une manière à la fois plus imprécise et plus classique, on peut aussi bien invoquer l'habitude. Corrigeons donc Bergson. Ce n'est pas la conscience mais l'inconscience qui est une mémoire accompagnée d'une liberté.

 

 

 

20/11/2005

Manet ultima caelo

« Je ne suis rien.
Je ne serai jamais rien.
Je ne peux vouloir être rien.
A part ça, j'ai en moi tous les rêves du monde. »

(Pessoa, Derniers poèmes d'Alvaro de Campos)

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podcast



« En fait, il n'y aujourd'hui aucun lieu de langage extérieur à l'idéologie bourgeoise : notre langage vient d'elle, y retourne, y reste enfermé. La seule riposte possible n'est ni l'affrontement, ni la destruction, mais seulement le vol : fragmenter le texte ancien, de la science, de la littérature, et en disséminer les traits selon des formules méconnaissables, de la même façon qu'on maquille une marchandise volée. » (Barthes, Sade, Fourier, Loyola)

 

 

 

 
 

18/11/2005

Tu quoque, fili mi

« Notre sentence n'est pas sévère. On grave simplement à l'aide de la herse le paragraphe violé dans la peau du coupable. On va écrire par exemple sur le corps de ce condamné [...] Respecte ton supérieur. » (Kafka, La colonie pénitentiaire)

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« L'oedipianisation, cette mise en pouponnière de l'inconscient, n'est peut-être déjà que l'effet d'une répression sociale qui défigure et recouvre la vraie vie de l'inconscient. Se peut-il que l'inconscient soit orphelin par nature, et que parmi toutes ses ignorances, il est une ignorance sublime des parents ? [...] Dis que c'est Oedipe, sinon t'auras une claque [...] Au lieu de participer à une entreprise de libération effective, la psychanalyse prend part à l'oeuvre de répression la plus générale, celle qui a consisté à maintenir l'humanité européenne sous le joug papa-maman, et à ne pas en finir avec ce problème-là. » (Deleuze, revue L'Arc n°43)

 

 

 

16/11/2005

Analysis situs

Les éditions Hermann viennent de faire paraître Deleuze épars. Il s'agit d'un recueil de textes écrits par des proches, spécialistes et admirateurs de Deleuze. Cet ouvrage est, grosso modo, comparable au Tombeau de Gilles Deleuze paru en 2000 chez Mille Sources sous la direction de Yannick Beaubatie. Néanmoins, Deleuze épars contient un texte méconnu de Gilles Deleuze. Il s'agit de quelques paragraphes confiés à Jeannette Colombel au lendemain de la mort de Sartre.

Le voici.


« Il semble que la phénoménologie ait eu trois moments : les grandes structures hégéliennes, puis la sémiologie de Husserl, étude du sens et des significations; mais enfin quelque chose de très différent commença avec Sartre. Sartre introduit dans la phénoménologie toute une pragmatique, et la convertit dans cette pragmatique. C'est pourquoi la notion essentielle de la philosophie de Sartre reste celle de situation. La "situation" n'est pas pour Sartre un concept parmi d'autres, mais l'élément pragmatique qui transforme tout, et sans lequel les concepts n'auraient ni sens ni structure. Un concept n'a ni structure ni sens tant qu'il n'est pas mis en situation. La situation, c'est le fonctionnement du concept lui-même. Et la richesse et la nouveauté des concepts sartriens viennent de ceci, qu'ils sont l'énoncé des situations, en même temps que les situations des agencements de concepts.

La même histoire s'est reproduite pour la linguistique. A côté de l'étude des structures du langage, la linguistique a dû aborder tout un domaine sémantique qui ne découlait pas de celles-ci et ne s'en laissaient pas conclure. Mais, de plus en plus, s'affirme l'importance de facteurs pragmatiques, qui ne sont nullement extérieurs au langage, ni secondaires, mais qui constituent des variables internes, agents d'énonciation d'après lesquels les langues changent ou se créent : toute une mise en situation du langage. (L'attitude de Sartre vis-à-vis de la linguistique montrait déjà qu'il refusait de séparer le langage des synthèses pratiques de la conscience de quelqu'un qui parle et qui écoute.)

Une telle pragmatique ne s'ajoute pas du dehors aux concepts, elle les traverse de part en part, elle détermine leurs nouveaux découpages et leurs contenus originaux. C'est par l'étude des situations que Sartre fait surgir les concepts qu'il a créés et imposés. Dès L'Être et le néant, la mauvaise foi sartrienne n'est pas séparable de la mise en scène du garçon de café, pas plus que le regard, du jardin public où il s'exerce. Si bien que ces mises en scène à leur tour n'apparaissent pas comme des réussites littéraires ou théâtrales, surajoutées, mais comme l'élément pragmatique qui unit, au plus profond de la pensée de Sartre, la philosophie, le théâtre, la littérature.

Une situation comprend toutes sortes de déterminations qu'elle fait tenir ensemble, et qui ne tiennent ensemble que par elle : des données ou des séries, opaques, compactes ou brutes ; des trous comme des meurtrières, à travers lesquels peut passer quelque chose ; ce qui passe à travers, projectiles et armes. Construire des séries, creuser des trous et des ruptures, faire fondre à haute température, envoyer une flèche, inventer de nouvelles armes, Sartre le fit de toutes manières, par son style et sa pensée. Et s'il y a eu une évolution de Sartre, ce ne fut pas en raison de circonstances extérieures, ni par simple confrontation avec le marxisme, mais parce que la notion de situation révélait de plus en plus sa teneur collective et politique. » (Gilles Deleuze)

 

 

 

12/11/2005

Asinus in tegulis

Malgré l'évidence objective du propos, il est rare - et pour tout dire plaisant - de lire - et d'autant plus dans la presse - une analyse sur Deleuze qui échappe à la doxa universitaire.

 

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Voici donc l'article de David Lapoujade, maître de conférences à Paris 1, qui fut publié la semaine dernière dans le Monde des livres.


« Ce qui intéresse par-dessus tout Deleuze, c'est la logique, produire des logiques. S'il y a un trait qui le distingue de Foucault, Sartre ou Bergson, c'est cette passion pour la logique. Tous ses livres sont des "Logiques". Son premier livre sur Hume aurait pu s'appeler "Logique de l'expérience" ou "Logique de l'empirisme" ; son livre sur Proust aurait pu s'appeler "Logique des signes". Ce qu'il cherche chez un auteur comme Proust, ce n'est pas la structure narrative de l'oeuvre ou sa profondeur d'analyse, mais la logique qu'elle enveloppe comme dans une chrysalide. Pour chaque auteur, chaque domaine, la question reste la même : comment ça marche ? ou plutôt : quelle est la logique ? Lorsque, plus tard, avec Guattari, ils critiquent la psychanalyse, c'est encore au nom de la logique. Oedipe, c'est d'abord un paralogisme, une faute contre la logique du désir. L'extrême importance de Guattari, c'est précisément d'avoir vu que le couplage de l'inconscient et du capitalisme répond à une logique autre que celle de Freud et du marxisme orthodoxe. L'Anti-Oedipe aurait pu s'appeler "Logique du désir" comme, plus tard, Mille plateaux aurait pu s'appeler "Logique des multiplicités".

Mais logique ne veut pas dire rationnel. On dirait même que, pour Deleuze, plus c'est irrationnel, plus c'est logique. C'est comme les personnages de Dostoïevski : ils ne peuvent avancer aucune raison mais obéissent à une logique impérieuse. Comme l'a montré Zourabichvili, irrationnel n'est pas chez Deleuze synonyme d'illogique, au contraire. C'est pourquoi, du début à la fin, les seules logiques qui l'intéressent sont celles qui échappent à toute raison, logique du masochisme, logique de Lewis Carroll, logique des processus schizophréniques et de la production capitaliste, ou encore logique de certains philosophes qui, sous couvert de raison, ont inventé des logiques fort peu rationnelles (Hume, Bergson, Spinoza ou même Leibniz). Cela constituerait un deuxième trait distinctif : une profonde perversion au coeur même de la philosophie.

En logicien impitoyable, Deleuze est donc indifférent à la description des vécus (des plus originaires aux plus ordinaires). A ses yeux, les philosophies de l'originaire et de l'ordinaire sont encore trop tendres, trop sentimentales. Seule compte la logique, mais parce qu'elle a une manière de se confondre, par-delà les vécus, avec les puissances mêmes de la vie. D'où un vitalisme rigoureux qui traverse toute son oeuvre. ce n'est pas la vie qui insuffle à la logique un vent d'irrationalité, qui, sinon, lui fait défaut ; c'est plutôt que les puissances de vie créent sans cesse des logiques qui nous soumettent à leur irrationalité. » (Lapoujade, Logiques de vie)

 

 

 

08/11/2005

Aspiciendo senescis

« Il faut regarder avec l'œil de la raison qui pénètre la superficie des choses et transperce l'apparence bariolée des événements. » (Hegel)

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« L'image que Pierre a de Paul affecte Pierre et non pas Paul. » (Spinoza)
 
 
 

04/11/2005

In memoriam : Gilles Deleuze

« Silent... leges inter arma. » (Cicéron)

 

*

 

« C'est en ce sens que l'amor fati ne fait qu'un avec le combat des hommes libres. » (Deleuze)

 

*


« Oui, Deleuze aura été notre grand physicien, il aura contemplé pour nous le feu des étoiles, sondé le chaos, pris mesure de la vie inorganique, immergé nos maigres trajectoires dans l'immensité du virtuel. » (Badiou)

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Il y a tout juste dix ans, le 4 novembre 1995, Gilles Deleuze se défenestrait. Il avait soixante-dix ans. En 1969, après avoir mis un point final à sa thèse (publiée sous le titre de Différence et répétition), il est hospitalisé d'urgence. On le découvre tuberculeux et l'on procède à l'ablation d'un de ses poumons. Sa santé se dégrade lentement au fil des années et la fin de sa vie est placée sous la dépendance d'une machine : un respirateur artificiel.

Il est évident que la question du suicide de Gilles Deleuze reste un problème qui, de plein droit, fait partie de sa philosophie elle-même. En effet, en passant outre l'interdit spinoziste, il choisira de se retirer de la scène à l'instant de son choix : c'est bien le stoïcisme que ce philosophe vitaliste a choisi face aux forces composées qui s'appropriaient les parties extensives subsumées sous son essence de mode. Mais peut-être la question de sa dernière philosophie s'avère-t-elle, en ces termes, mal posée. Maurice de Gandillac, son directeur de thèse, ne soulignait-il pas le nietzschéisme viscéral et l'intérêt profond de son étudiant pour les doxographies de Diogène Laërce ? En effet, Deleuze, derrière chaque système philosophique, et ce, dès ses années d'études à la Sorbonne, recherchait le philosophe en tant qu'individu. Quel corps ? Quelle pensée ? Chaque philosophie est une évaluation vitale, une perspective animale, un embrayage théorique. Chaque philosophie est la théorie d'une pratique, la systématisation du mode de vie immanent d'une singularité. Oui, pour Deleuze, toute éthique est corrélative d'une ontologie. Et, en ceci, il est aussi absolument spinoziste.

Voilà donc le point secret de ses longues et patientes années dédiées à l'histoire de la philosophie. Dans ses premières monographies, Deleuze interroge non une philosophie mais un philosophe. C'est d'ailleurs ce qui explique le caractère si étrange de ces ouvrages. A la lecture, l'on a bien affaire à l'auteur tel qu'il est expliqué classiquement, mais on y perçoit comme un effet de "flou", un décalage presque inquiétant, une problématisation insituable. Mais seulement si l'on se place dans la perspective de l'histoire de la philosophie classique, discipline dont la logique d'exposition est fondée sur l'enchaînement chronologique des concepts et des systèmes. Car Deleuze, pour sa part, préfère s'attacher à un temps qu'il nomme "stratigraphique". Certes, que les philosophies se succèdent dans le temps a son importance. Néanmoins, celles-ci sont virtuellement coexistantes. Virtuellement, chaque philosophe est contemporain de tout autre, et ce même si certaines logiques s'insèrent dans celles qui l'ont précédées, même si certains concepts sont repris tels quels. Ainsi, actuellement, chaque éthique est-elle rivale de toute autre, puisque, réellement, les logiques sont en conflit non dialectique.

Précisons que, selon Deleuze, chaque philosophe digne de ce nom, c'est-à-dire chaque philosophe créateur, trace un plan sur le chaos. C'est bien dans l'affrontement de la pensée avec le chaos que naissent les concepts. Ce qui se dit aussi : les concepts doivent être créés. Ils sont datés et signés, même si, pour les philosophes postérieurs, il s'agit de les détourner de leur fonction originelle, d'en pirater les flux et les composantes. Ainsi, chaque plan, s'il inaugure une philosophie nouvelle, et même s'il s'origine dans un plan antérieur, doit s'en distinguer et s'autonomiser. Comment ? C'est du fond de l'assomption de ses problématiques propres - et même si elle ne sont pas expressément thématisées - que le philosophe a une chance de pouvoir tracer un tel plan. Et, sur le plan, une consistance nouvelle peut être donnée au chaos, grâce, entre autres, à la création de batteries de concepts connectés qui le peuplent. Pour Deleuze, le style c'est le philosophe même.

C'est d'ailleurs non loin de ce centre actif de la philosophie de Deleuze que l'attaque de Badiou cherche à puiser sa force. La variation continue, élément majeur de la philosophie et du style deleuziens, Badiou l'annexe d'un geste incisif à l'une de ses constellations ennemies : la phénoménologie. Ceci paraît ajusté mais se révèle absurde. En effet, Deleuze s'avère, en tant que spinoziste, parfaitement hostile aux philosophies du cogito. Clairement, pour lui, il n'y a pas de sujet. Toute philosophie qui concède au Moi une légitimité quelconque est frappée d'anathème. Même le cogito non thétique de Sartre - maître admiré - est rejeté. Qu'est-ce à dire ? Toute philosophie qui prétend se fonder sur la position centrale d'un ego privilégie de fait la substance au processus. Pourquoi ? Parce que c'est le triomphe de la réactivité. Il est évident que ce qui constitue les nietzschéens d'après-guerre en rhizome se révèle être en fait l'assimilation de la révolution copernicienne de Kant à une réaction. Faire orbiter l'objet autour du sujet change l'ordre, pas les places. Le Moi, le Monde et Dieu, s'ils sont des illusions transcendantales de la raison pure théorique, restent des idéaux régulateurs et, en tant que noumènes (objets de pensée et non de connaissance), retrouvent chez Kant toute leur pertinence au sein de la raison pratique. La révolution nietzschéenne, au contraire, est désorbitation. La pensée asubjective devient un astre errant dont seules les variations de vitesse permettent l'auto-gravitation.

Ainsi, Badiou décrit-il comme appareil phénoménologique virtuose les créations conceptuelles de Deleuze. Sa philosophie, et notamment lorsqu'elle se machine avec celle de Guattari, en serait finalement le lieu monotone et répété. Mais on ne saurait être plus mauvais lecteur de Deleuze. Oui, "mauvais" lecteur. Car il faut se garder d'invoquer ici une quelconque falsification perpétrée par Badiou à l'endroit de Deleuze. En effet - et Badiou, matois, sait le rappeler avec force aux deleuziens orthodoxes - pour un nietzschéen, la distinction du vrai d'avec le faux ne saurait être un argument opposable. De fait, Deleuze a toujours privilégié explicitement la problématique de la bêtise à celle de l'erreur, c'est-à-dire celle du sens à celle de la vérité. C'est un corollaire de la destitution de la substance au profit du processus. L'une de ses conséquences est l'absolu rejet du sujet fondateur, c'est-à-dire, on l'a vu, de tout cogito, qu'il soit cartésien ou même kantien, ainsi que de toute analytique du Dasein. Sa lutte première contre la bêtise s'avère naturellement non un anti-humanisme à la manière heideggerienne - qui concède encore trop à son opposé, ne serait-ce que pour, hegeliennement, se situer - mais un inhumanisme strict. A ce stade, Artaud est évidemment convoqué comme schizophrène, id est praticien de la théorie. Car c'est bien cela qui intéresse tant Deleuze dans la schizophrénie : les intensités y sont consommées directement. La pensée s'y articule au corps comme l'avers au revers. Dans ce machinisme intensif, le théâtre de la cruauté révèle les usines de l'inconscient. La présentation se présente dans sa pureté, sans la médiation de la représentation ; à l'identification et la récognition se substitue l'incarnation.

En effet, la vérité et l'erreur - instances de la récognition - ne sont que le résultat de l'adéquation ou non d'un cas à une règle. Mais, quant à lui, le problème de la bêtise (et donc du remarquable, de l'intéressant, du singulier) est transcendantal. C'est la règle elle-même et sa légitimité qui y sont non seulement interrogées, mais aussi expérimentées. La morale, solidaire des substantialismes du Même, est abandonnée pour constituer une éthique comme science expérimentale et processuelle. Deleuze, à la manière de William James et des pragmatistes anglo-saxons, propose donc un empirisme transcendantal qu'il s'agit de prolonger en cartographie des intensités conçue comme patchwork et immunité non diplomatique.

Le constat est clair : le donné est construit. Aucune "opinion originaire". Aucune Urdoxa à la manière phénoménologique. La philosophie deleuzienne n'est pas une phénoménologie, c'est une philosophie. Le stratagème badiousien est contrecarré. Car Deleuze est bien spinoziste. Philosophe sans cogito, il est consécutivement philosophe du concept, c'est-à-dire philosophe paradoxal. En ceci, il est philosophe de la liberté intégrale, c'est-à-dire de la nécessité absolue et de la puissance. Ici, le stoïcien et le spinoziste, cohérents et conséquents, c'est-à-dire éthiciens, font un. Oui, Deleuze, ce contemporain considérable, s'insère ainsi dans la lignée souterraine et volcanique des rares philosophes irréductibles à l'histoire de la philosophie. Une vie.

Voilà pourquoi il n'y a que le nomade, celui qui franchit les frontières, celui qui distribue et se distribue dans un espace, qui, parce qu'il est multiple, consiste et sait donc ne pas être partagé. On appellera mat du nomade, ce mat par l'intuition réussi par le disciple riemannien de Bergson contre Badiou, l'ex lacanien maoïste. La prééminence du nomothète sur le juge est en effet celle de ce qui constitue sur ce qui est constitué. Cette distinction n'est pas dialectique, elle est éthique. C'est absolument que la joie diffère de la tristesse. Celui qui donne la règle est libre. Celui qui donne selon la règle n'est libre que par la médiation et de la règle qui constitue et de la servitude à la règle qu'il institue. L'issue ? A la chaude cruauté du théâtre prônée par Artaud, poser son hétérologue : la froideur de Masoch qui, aparallèle et hétérogène au sadisme, instaure un suspens de la loi d'institution, grâce au contrat. Ce qui sténographie ceci : le plaisir est jalon du désir qui ne manque de rien puisque, selon l'axiome classique et l'héritage parménidien (c'est-à-dire pré-anti-platonicien), le néant n'a pas de propriétés.

Concluons. La transcendance existe bel et bien, mais en tant que dénaturation de l'immanence pure, dont la fréquence donne l'exacte mesure de la rareté concédée à l'événement par Badiou. Ce dernier demande : quel infini ? quelle multiplicité ? Mais Deleuze a déjà répondu : non l'Un-Tout, comme l'insinue le maître mathématique de la rue d'Ulm, mais une multiplicité, le tout comme "lien paradoxal", comme "éclair".

 

 

 

01/11/2005

Enfants séculaires

« Le monde entier reprend sa place. Je me sens bizarrement triste. » (Houellebecq)

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« D'après moi, davantage d'hommes auraient une parole propre s'ils essayaient de répondre vraiment, d'après eux-mêmes, aux questions des enfants. » (Alina Reyes)

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Point d'amour fou ici. Un amour vrai et humain. Limité.

Point d'amour fou. Juste une lucidité et une tristesse infinies. Ce sont les personnages de ce film qui n'ont pas d'illusions, contrairement à ce spectateur d'hier qui les stigmatisait sous ce chef d'accusation. Spectateur qui - est-il besoin de le préciser - avait l'âge qu'aurait le héros suicidé. Gavé depuis lors d'illusions spectaculaires, habillé de même, il retournera, vide, servile et inconscient, à l'administration du néant.

Ce sont les personnages de ce film qui n'ont pas d'illusions. Juste du courage. Et il faut être fidèle pour être courageux.



Ce film déçoit et c'est sa plus haute qualité. Reste une lumière splendide, un noir et blanc contrasté comme le tranchant du fil de la lame de l'âme pure. Reste la mort comme assomption, avant l'universel pourrissement. Et il faut être sage pour avoir ce courage.

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C'est un passé pur qui ne fut jamais présent parce que déjà passé lorsqu'il se présentait. Reste ce point focal, ce futur esquivant le présent parce que trésor du passé pur, éternellement présent parce que toujours à venir. Un devenir, pas une histoire. Cette enfance du monde n'est l'enfance de personne ; et c'est là le malheur des hommes.